Depuis bientôt 50 ans, le nom de Rodolphe est familier aux lecteurs de bandes dessinées. Scénariste, mais aussi libraire, critique, romancier, concepteur d’expositions… c’est en connaisseur passionné du média que Rodolphe propose plus de 300 albums. Éclectique, il aborde tous les genres : de la science-fiction au polar en passant par l’historique, le fantastique, le western, l’aventure exotique… Au fil des pages de cet ouvrage autobiographique passionnant, il évoque avec humilité et lucidité ses 50 années de passion au service du 9e art.
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Ersin Karabulut est un auteur de bande dessinée turc, né en 1981 de parents laïcs et plutôt progressistes, mais vivant dans des quartiers déshérités d’Istanbul. Dans ce milieu, devenir dessinateur devient très vite une ambition contrariée. C’est ce qu’Ersin Karabulut a décidé de raconter, en remontant dans ce premier volume à ses très jeunes années, jusqu’à ses premières collaborations dans la presse satirique. Il a depuis créé sa propre revue et ne cesse de défendre la liberté d’expression…
Dans cette autobiographie, Karabulut raconte d’abord sa vocation niée par son entourage, puis évoque son entêtement pour le graphisme, dessinant le soir sans que ses parents le sachent, plus tard avec un copain du lycée, tous deux passionnés par les magazines de bande dessinée. Enfin, on les suit faisant le tour des journaux pour présenter son travail. Refus après refus, le jeune auteur ne désespère pas…
Quand son père l’apprend, ce dernier lui fait la leçon : il y a ce qu’on pense et il y a ce qu’on dit. Quand on le dit, on prend des risques, or la société ne permet plus ce genre de choses. Erdogan est au pouvoir et la liberté d’expression est mise à mal, surtout quand il s’agit de critiquer le chef d’état, ses ambitions religieuses, ses dérives autoritaires et sa vision régressive des institutions.
C’est évidemment un autoportrait que nous propose l’auteur, mais c’est plus encore le portrait d’une société. Il est par exemple intéressant de voir comment Ersin Karabulut découvre le monde des artistes dans le quartier de Beyoglu, au centre d’Istanbul, un univers libre, moderne, joyeux, qui lui fait apparaitre sa banlieue comme ennuyeuse et « carrément horrible ». En 1997, son premier dessin est enfin publié, mais le combat pour devenir auteur rémunéré est loin d’être gagné, d’autant que l’ère Erdogan pointe son nez, que tout se complique et se radicalise. D’ailleurs, selon l’aveu même de l’auteur, « Journal inquiet » n’est pas prêt de sortir en Turquie.
Les 150 pages de ce premier tome (trilogie annoncée), sont portées par le dessin de Ersin Karabulut, tantôt caricatural, tantôt réaliste, selon les personnages, toujours savoureux, le tout complété par des photos de l’auteur au fil des années. À noter que les récits de Karabulut ont déjà été traduits en France, chez Fluide glacial : « Contes ordinaires d’une société résignée », tout d’abord, en 2017 (voir Le meilleur de la BD turque actuelle enfin traduite en français !) , et « Jusqu’ici tout allait bien » en 2020 : un recueil de neuf histoires d’anticipation représentant la société turque confrontée aux diverses croyances et aux nouvelles technologies, comme dans « l’âge de pierre » où chaque habitant doit impérativement toujours porter une pierre.
Les autres récits sont du même acabit : étonnants, dérangeants, incroyablement inventifs et loufoques pour mieux dénoncer certains travers de la société ou, tout simplement, jouer de situations absurdes. C’est adulte, grinçant, noir, et d’une incroyable diversité graphique.
Didier QUELLA-GUYOT ; http://bdzoom.com/author/DidierQG/
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« Journal inquiet d’Istanbul » T1 par Ersin Karabulut
Éditions Dargaud (23 €) – EAN : 9782205085761
Parution 19 août 2022