« Les Piliers de la Terre » : Il est venu le temps des cathédrales…

Au XIIe siècle, dans un royaume d’Angleterre ravagé par les guerres et la famine, le bâtisseur Tom ambitionne d’ériger la plus belle des cathédrales. Avec la rebelle Ellen et son fils Jack, il emprunte une route contre le froid et la misère, tandis qu’un nourrisson abandonné est recueilli par des moines… Adaptation très attendue du best seller de Ken Follett, ce premier tome des « Piliers de la Terre » par Alcante et Steven Dupré (voir interview en fin d’article) ne démérite pas : 90 planches épiques, qui illustrent de superbe manière les personnages cultes de cette saga médiévale, écoulée à 28 millions d’exemplaires depuis 1990.

Couverture pour une édition française du T1 en 1990 (éd. Stock).

Une condamnation (planche 3 : encrage et couleurs - Glénat 2023).

Planche 5 (Glénat - 2023).

Didier Alcante (« XIII Mystery T4 : Colonel Amos », « Rani », « La Bombe ») et Steven Dupré (« Kaamelott », « Le Club des prédateurs ») inaugurent par conséquent, avec « Le Rêveur de cathédrales », l’adaptation d’une saga entamée par l’écrivain gallois Ken Follett en 1990 avec « Les Piliers de la Terre T1 : Ellen ». Ce premier volume mettait à l’honneur – dès son titre en version française – une jeune femme relativement mystérieuse : fille de chevalier, lettrée et élevée dans un couvent, Ellen s’est en effet retirée dans une profonde forêt avec son fils Jack, en maudissant les hommes responsables de l’exécution de son amant, le Français Jack Sharebourg. Bientôt unie à Tom le bâtisseur, elle va poursuivre sa quête vengeresse, comme on le redécouvre dans les premières planches du présent album…

Prévue pour se décliner en une série de six albums, l’adaptation d’Alcante et Dupré devrait naturellement décliner les cinq grandes parties du roman initial (incluant « Les Piliers de la Terre T2 : Aliena », également paru en 1990), qui s’étirent de l’an 1123 jusqu’en 1155. Une période durant laquelle l’Angleterre connut successivement le naufrage de la Blanche-Nef (où périrent 140 barons et l’héritier de la couronne, fils du roi Henri 1er Beauclerc), une guerre civile (de 1138 à 1153, entre Mathilde l’Emperesse, fille d’Henri 1er, et Étienne de Blois, neveu de ce dernier). Dans les trois tomes suivants (« Un monde sans fin » en 2008 ; « Une colonne de feu » en 2017 ; la préquelle « Le Crépuscule et l’Aube » en 2020), sont également évoqués les raids Vikings en Angleterre (VIIIe au XIe siècles) l’assassinat de l’archevêque Thomas Becket dans la cathédrale de Canterbury (en 1170), la peste noire (1347-1348) ou l’arrivée au pouvoir de la reine d’écosse Marie Stuart (1542-1587). Couvrant 1 000 ans d’Histoire, la saga souligne de manière romanesque les luttes de pouvoir entre la monarchie et l’Église, les rivalités familiales et amoureuses entre des protagonistes de couches sociales très diverses (du hors-la-loi au comte en passant par l’artisan). Les recherches documentaires effectuées par Ken Follett, prioritairement sur l’histoire du royaume d’Angleterre et le développement de l’architecture gothique alimentent l’entièreté d’une fresque littéraire qui traverse les époques et se clôture cet automne avec un ultime roman, situé durant la révolution industrielle : « Les Armes de la lumière » (parution le 5 octobre).

Une existence difficile (planches 8 et 13 - Glénat - 2023).

Histoire aux multiples rebondissements, déjà déclinée en jeu de société (2006), série télévisée (en 2010, sous la houlette de Ridley et Tony Scott), jeu vidéo (Daedalic Entertainment, 2017) et même en comédie musicale (2020), « Les Piliers de la Terre » attendaient encore une transposition dans le champ du 9e art. En couverture, ce premier album présente une scène symbolique : le rêve cathédral de Tom le bâtisseur (cf. titre de l’album), expliqué à sa fille Martha dans les frimas de l’hiver… Une ambition architecturale qui s’ancre dans le village (fictif) de Kingsbridge, dans le sud-ouest de l’Angleterre, sous l’égide de l’énergique prieur Philip, lui-même confronté aux ambitions machiavéliques l’évêque Waleran Bigod et de la famille Hamleigh.

Visuel pour le coffret Blu-ray de la série TV (2012).

Couverture pour « Les Armes de la lumière » (Ken Follett et Robert Laffont - 2023).

Admirateur inconditionnel de Ken Follett, Didier Alcante adapte avec une belle efficacité cette épopée monumentale au langage de la bande dessinée, enrichie par l’art de la mise en scène détaillée de Steven Dupré. L’album se fonde également sur un travail documentaire extrêmement précis et rigoureux, supervisé par le Docteur en Histoire de l’Université de Namur, Nicolas Ruffini-Ronzani. En complément de cette chronique, Didier Alcante et Steven Dupré ont aimablement accepté de répondre à nos questions, en revenant sur la genèse de leur ouvrage… d’art :

Comment vous êtes-vous retrouvés sur ce projet d’adaptation de l’œuvre fleuve de Ken Follett ?

S. Dupré : « Didier a vu passer quelques dessins de personnages médiévaux sur mon Facebook, en se disant qu’il pouvait être intéressant de me demander de réaliser quelques planches d’essai, afin de voir si l’éditeur était d’accord. À ce moment-là, je ne savais clairement pas qu’il était en train d’adapter le roman de Ken Follet. Alors, très hésitant parce que j’en ai marre d’encore et toujours être obligé de faire des planches d’essai, il m’a convaincu… de le faire quand même ! Heureusement, ces planches paraissent dans l’album, donc je ne les ai clairement pas faites pour rien. »

Alcante : « Je me souviens parfaitement de la période à laquelle j’ai lu « Les Piliers de la Terre », et pourtant c’était il y a déjà presqu’un quart de siècle : durant l’hiver 1998-99, juste après la naissance de mon premier enfant. J’avais reçu ce livre en cadeau de l’un de mes meilleurs amis qui m’en avait dit le plus grand bien. À l’époque, je n’avais lu aucun livre de Ken Follett. Mon épouse et moi avions pris l’habitude de lire un livre ensemble, chacun lisant à tour de rôle un chapitre à voix haute pour l’autre. Ce roman a toutefois été une exception car, mon épouse étant fort fatiguée à la suite de l’accouchement, c’est moi qui le lui ai lu entièrement ! Plus de mille pages à voix haute : vous avouerez que ce n’est pas banal. C’est surtout dire à quel point ce roman m’a passionné. Depuis lors, « Les Piliers de la Terre » est tout simplement devenu mon roman préféré ; j’ai lu quasiment l’intégralité des romans de Ken Follett. Et j’ai tout de suite été convaincu qu’elle ferait une bande dessinée extraordinaire, alors même que je n’étais pas encore du tout scénariste à l’époque ! »

Vous n’étiez sans doute pas le seul à avoir eu cette idée…

Alcante : « Je ne vais pas vous révéler un grand secret en disant que je n’étais effectivement pas le seul auteur à avoir eu l’idée d’adapter ce roman en BD ! Ça fait bien 20 ans que, dans le milieu, on entend des rumeurs à propos de ce projet réalisé par tels ou tels auteurs, chez tel ou tel éditeur. Mais force est de constater que rien ne s’est jamais fait. Moi-même, j’avais déjà fait l’une ou l’autre approche timide, mais les choses se sont réellement concrétisées avec les éditions Glénat et leur ancien directeur général, Jean Paciulli. Je lui ai parlé de ce projet en février 2018 pour la première fois, et il était hyper enthousiaste ; tout en me disant que Glénat avait déjà essayé de son côté également, mais sans plus de succès. J’ai alors reçu une réponse de l’épouse de Follett, le 16 avril 2018, qui marquait son intérêt et me demandait de lui parler plus en détails des éditions Glénat et de leurs publications. J’ai alors renvoyé un second e-mail, le lendemain, en expliquant que Glénat était l’éditeur idéal pour « Les Piliers », étant donné sa grande expérience en matière de BD historique. J’ai donné quelques exemples en présentant brièvement les plus grands succès en la matière : « Les Maîtres de l’orge », « Les Sept Vies de l’Épervier », « Le Troisième Testament » et « Les Tours de Bois-Maury ». J’ai également mentionné que j’étais moi-même en train de travailler sur deux BD historiques avec les éditions Glénat : « LaoWai » et « La Bombe ». »

Encrage pour la planche 12 (Glénat - 2023).

Vous parlez de 2018, mais cet album ne parait qu’en 2023 : les négociations ont-elles été compliquées ou retardées ?

Alcante : « L’équipe de Ken Follett a marqué son intérêt dès 2018, et Jean Paciulli a pris le relais avec Benoît Cousin qui est l’éditeur qui suit le projet pour Glénat, puis les négociations ont réellement débuté à ce moment-là, en y incluant les éditions Robert Laffont qui détenaient les droits sur l’édition française du roman. Les négociations ont pris un certain temps, pour ne pas dire un temps certain, et c’est finalement le 20 décembre 2019 que l’accord a été signé, ce dont nous avons été avertis par un e-mail extrêmement enthousiaste de Jean Paciulli. Tout devait donc débuter à ce moment-là, mais il y a d’abord eu les congés de fin d’année, suivi d’Angoulême… et patratas, la crise du Covid est arrivée pour tout chambouler ! Tout a été suspendu pendant le plus fort de la pandémie, ce qui fait que le véritable démarrage du projet a encore été retardé. »

Steven, aviez-vous lu tout ou partie des cinq tomes de la saga, avant de débuter le dessin ?

S. Dupré : « J’ai lu le premier roman, après que soit décidé le fait que je pourrai le dessiner. »

Couverture pour l'édition en noir et blanc (Glénat - 2023).

Pour le scénario, avez-vous privilégié certains personnages (principaux ou secondaires) ou certaines scènes plus que d’autres, afin de se différencier notamment de la mini-série TV réalisée en 2010 ? Quid des choix de visages/physiques ?

Alcante : « J’adapte le roman, pas la série TV. J’ai vu celle-ci et je trouve qu’elle est bien faite, mais elle prend des libertés avec le roman, comme par exemple le fait de commencer l’histoire alors que Jack a déjà au moins 16 ans, alors qu’il n’en a que 11 dans le roman. Globalement je compte rester très fidèle au roman. Il y a par exemple deux séquences du roman auxquelles j’étais fort attaché, et qui ne sont pas reprises dans la série TV (mais bien dans notre album). »

« La première, c’est l’élection du nouveau prieur. Dans le roman, il y a l’équivalent d’une véritable campagne électorale chez les moines pour savoir qui va devenir le nouveau prieur. Deux camps s’affrontent à coups de petites phrases policées mais assassines à la fois, en retournant les arguments du candidat adverse contre lui, en comptant les voix potentielles des uns et des autres. C’est extrêmement subtil et bien fait. Je voulais absolument conserver ce passage, ces dialogues, dans la BD alors qu’ils sont complètement escamotés dans la série TV. »

« La deuxième séquence qui est très fortement raccourcie dans la série TV, c’est l’attaque et la prise de Earlscastle, le château du Comte de Shiring par les troupes des Hamleigh. Dans la série TV, ça se passe très rapidement, et ça a l’air assez facile, on ne sent pas beaucoup de « tactique » ou de stratégie. Or dans le roman, Ken Follett décrit bien que prendre un château fort était excessivement compliqué : il y a des gardes postés sur les tours, qui vous voient arriver de loin ; il y a un pont-levis qu’on peut relever, ainsi qu’une porte massive qu’on peut refermer. Et si l’ennemi parvient à entrer dans la cour basse, les occupants du château peuvent encore se réfugier dans la cour haute, séparée de la première par un autre pont-levis. Bref, c’était réellement très difficile de prendre rapidement possession d’un château. Ken Follett a donc décrit minutieusement un plan pour déjouer tous ces obstacles les uns après les autres, et je trouvais ça non seulement passionnant, mais également réaliste, et je voulais donc garder absolument cette séquence et la traiter également de manière réaliste. En ce qui concerne l’aspect des personnages, je transmets simplement à Steven la description qui en est faite dans le roman, et il interprète cela comme il le sent. »

S. Dupré : « Ma version du compte Bartolomew ressemblait un peu trop à l’acteur Donald Sutherland, donc on l’a corrigée. Pour le reste des personnages, on les a surtout basés sur les descriptions physiques, évoquées dans le roman. »

Couverture pour l'édition spéciale Fnac (2023.)

À quel point cet album a-t-il nécessité de se replonger dans une (copieuse…) documentation médiévale ?

S. Dupré : « Ah, c’est pour ça que j’aime collaborer avec Didier. Il s’occupe de trouver toute la documentation nécessaire et il me fournit avec un tas de liens vers des sites web sur le sujet, des photos, des illustrations, une maquette complète en 3D du prieuré et les alentours… C’est vraiment parfait, parce que pour ma part, je préfère dessiner mes planches plutôt que de devoir rechercher tout cela. »

Côté scénario, était-il si simple, à la lecture du roman initial, de bien appréhender l’époque, les jeux d’influence politique ou les luttes spirituelles entre le prieur Philip et le manipulateur Waleran Bigod ?

Alcante : « Il faut savoir que le roman est une fiction, certes, mais qui repose sur des événements et des personnages historiques. Je trouve que le roman est très clair sur les jeux de pouvoir pour le trône et au sein de l’Église. Mais j’ai quand même refait l’arbre généalogique de la famille royale pour bien visualiser les différents liens de parenté entre les uns et les autres. Je me suis également quelque peu documenté sur les liens entre la Normandie et l’Angleterre à l’époque. Je me suis aussi pas mal renseigné sur les cathédrales, l’architecture romane et l’architecture gothique. J’ai notamment eu le privilège d’avoir une visite guidée privée de la cathédrale de Saints-Michel-et-Gudule à Bruxelles. Mais ce qui a était surtout difficile, ce sont les petits détails pratiques. Pour ce faire, j’ai été grandement aidé par le médiévaliste Nicolas Ruffini-Ronzani. Nicolas est un puits de savoir sur le Moyen Âge et ses conseils et réponses à nos questions sont toujours d’une grande aide. Je lui en suis très reconnaissant ! D’autant que le genre de questions que je lui pose sont loin d’être évidentes. Je m’adresse à lui par exemple pour lui demander « Que pourraient bien chanter des moines bénédictins lors d’une messe de minuit au XIIe siècle ? », « Y avait-il déjà des vitraux ? » ou encore « Comment faisait-on pour connaître l’heure au Moyen Âge ? », « Est-ce que les gens assistaient debout ou assis aux messes ? » et Nicolas répond à chaque fois ! »

Côté dessin, le travail à réaliser sur 92 planches s’avérait monumental (pour ainsi dire digne d’un chantier de cathédrale !) : combien de temps a-t-il fallu pour dessiner ce premier volume ?

S. Dupré : « J’estime à un an environ. 92 planches représentent l’équivalent de deux tomes classiques de 46 pages ; soit environ ma production annuelle normale. »

Avez-vous rencontré des difficultés graphiques particulières, outre la présence de très nombreux dialogues ?

S. Dupré : « ll faut avoir des difficultés graphiques ? J’ai réalisé pas mal de corrections sur mes croquis, mais il s’agissait de faire du décor de la cathédrale et de ses alentours un endroit cohérent. C’était intense de travailler dessus, parce qu’il y a pas mal de scènes de foule et des grandes cases qui doivent impressionner. J’ai ainsi passé des heures et des heures à remplir les cases avec de nombreux petits bonhommes… »

Pour la couverture, quels choix ont dicté la création de ce visuel symbolique ?

S. Dupré : « Didier était en train d’écrire la scène où Tom explique à sa fille comment il voit la cathédrale qu’il aimerait construire, mais il ne savait pas à ce moment comment la visualiser. C’était mon idée d’utiliser un calque avec les piliers de la cathédrale en couleurs – c’est donc aussi une réussite du coloriste, Jean-Paul Fernandez, qui s’est assuré que tout fonctionne – au-dessus des arbres de la forêt, qui suivent les formes d’une cathédrale. Juste parce que c’est une fantaisie de Tom à ce moment, et parce que le titre du tome 1 est « Le Rêveur de cathédrales », on a également opté – après avoir essayé d’autres visuels – pour l’utilisation de cette image symbolique en couverture. »

Philippe TOMBLAINE

« Les Piliers de la Terre T1 : Le Rêveur de cathédrales » par Steven Dupré et Alcante, d’après Ken Follett

Éditions Glénat et Robert Laffont (19 €) – EAN : 978-2-344043271

Édition spéciale Glénat – noir et blanc (35 €) – EAN : 978-2-344060735

Édition spéciale Fnac (20,50 €) – EAN : 978-2-344061756

Parution 11 octobre 2023

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