« Rockabilly », c’est le portrait brélien d’une époque étasunienne, âpre et hyperréaliste. Un portrait brillamment concocté par Rodolphe au scénario et Christophe Dubois au dessin. C’est celui, aussi, d’un trio de jeunes vivant dans un bled paumé du Kentucky : Hazard. D’un trio et d’un quatrième personnage insufflant alors une énergie nouvelle : le rock’n roll. Let’s go !
Lire la suite...« Ida » : l’Afrique, reconnaissances d’un monde…

En 1887, Ida Erkentrud, vieille fille hypocondriaque et autoritaire, prend subitement goût à l’ailleurs. Partie soigner ses maux chroniques sur les côtes méditerranéennes, la Suissesse rencontre à Tanger l’excentrique Fortunée : commence, alors, un fabuleux récit d’émancipation à travers l’Afrique, conjuguant aventure, propos philosophique et humour. Actuellement rééditée en intégrale chez Delcourt, la trilogie de Chloé Cruchaudet est une savoureuse invitation au voyage, dénonçant habilement les errances du colonialisme économique et spirituel.
Parus successivement en octobre 2009 (« Ida T1 : Grandeur et Humiliation »), janvier 2011 (T2 : « Candeur et Abomination ») et avril 2012 (T3 : « Stupeur et Révélation »), les trois tomes d’« Ida » renvoyaient leurs lecteurs à des titres romanesques tels « Raisons et sentiment » (Jane Austen, 1811), « Crimes et Châtiment » (Fiodor Dostoïevski, 1866) ou « Stupeur et Tremblements » (Amélie Nothomb, 1999). Autant de récits psychologiques et dramatiques racontant la confrontation de leurs protagonistes au monde, entre pauvreté et crime, exclusion et racisme, passions et convenances sociales. Dans une évolution soulignée par les sublimes couvertures successives, le personnage d’Ida s’extrait de sa condition bourgeoise initiale pour se laisser envahir par les attraits les plus exotiques. Un parcours de vie inscrit entre la terre (jungle africaine), l’eau (rivière ou bassin poissonneux) et l’air (un ciel nocturne et étoilé, au-dessus de Paris), permettant le glissement entre un snobisme corseté et la fantaisie, dans une renaissance littéralement féérique, complétée par une joie de vivre et une connaissance plus approfondie des cruelles réalités du temps.
Débutant en Suisse en 1887, « Ida » commence par s’aventurer jusqu’aux rivages de la mer méditerranée (de Valence à Marseille puis Tanger), catalogue de l’exposition universelle de 1867 sous le bras. Sa rencontre avec Fortunée, une Occidentale excentrique aux mœurs légères, marque le véritable point de départ d’un récit qui laisse dès lors la part belle aux échanges les plus croustillants. Mues par leur insatiable curiosité, engoncées dans leurs robes à crinoline, ces deux jeunes femmes, que tout oppose et tout réunit à la fois, entament de fait un dialogue fait d’ingénuité et de clairvoyance. Empruntant avec leurs commentatrices les pistes de Saint-Louis, Dakar et de l’ancien royaume du Dahomey (au sud de l’actuel Bénin), les sujets traités au fil des albums seront nombreux : la condition féminine, la sexualité, la relation à la nature, l’esclavage, le harem, la guerre coloniale, le pouvoir, la relation de voyage, la culture africaine, la faune exotique, etc.
Posant son regard d’occidentale fortunée sur l’Afrique de la fin du XIXe siècle, Ida Erkentrud transpose son propre récit épistolaire fictionnel en aventure intérieure, quelque part entre « Les Lettres persanes » de Montesquieu (1721), le « Voyage à Tombouctou » de René Caillié (1824-1828) et « Voyage avec un âne dans les Cévennes » (Robert Louis Stevenson, 1879). Chloé Cruchaudet, assez naturellement, cite ou s’inspire également d’authentiques récits d’exploration, ainsi que de femmes en avance sur leur époque : « Au Cœur de l’Afrique vers la source des grands fleuves » (Pierre Savorgnan de Brazza, 1875-1887), Stanley et Livingstone (1871), Isabella Bird (exploratrice britannique en Asie dans les années 1880) ou Mary Kingsley (ethnographique britannique et première Européenne à explorer le Gabon vers 1893-1894). En couvertures, sont également évoqués les courants artistiques de la deuxième moitié du XIXe et du XXe siècle : Romantisme, Préraphaélisme (la couverture du T2 s’inspire directement d’« Ophélie », tableau peint par John Everett Millais en 1851), Art nouveau et grands illustrateurs britanniques (Edmond Dulac, Kay Nielsen).
Dans les tomes 2 et 3, « Candeur et Abomination » puis « Stupeur et Révélation », la relation d’Ida et de Fortunée, sa dame de compagnie, se scinde avant de mieux se retrouver. C’est donc seule qu’Ida s’aventure auprès du roi du Dahomey, en des temps plus que troublés entre Africains exploités et colons européens. Finalement recueillie par des sœurs missionnaires, Ida et Fortunée embarquent pour le Congo français, avant que la première ne comprenne, une fois revenue en France, les réponses aux origines de son improbable périple africain. Dans la lignée de « Groenland Manhattan » (Delcourt, 2008), qui décrit également la confrontation du héros à une terre inconnue, et précédant notamment « Céleste » (Soleil, 2022-2023), qu narre la vie de la secrétaire Marcel Proust, « Ida » s’intéresse avec une grande humanité aux marges, aux rencontres (dont un gouverneur cynique, au physique de Jean Rochefort) et aux petits détails, parfois licencieux. Avec ses dessins en couleurs directes, ses évocations littéraires et ses dialogues qui font mouche, « Ida » (déjà rééditée en version intégrale en 2015, avec le même visuel de couverture) a parfait le style de la dessinatrice lyonnaise. C’est avec une certaine jubilation que l’on s’amuse, à chaque planche, des qualités et défauts de l’héroïne helvétique, transformée au fil des rebondissements en une personne pleine de charme et de finesse. Une légèreté doublée d’une folie qui renvoie d’office les heures noires du colonialisme franco-belge (militaire, économique et spirituel) à la hauteur de sa barbarie. Entre immobilités et errances de l’âme humaine…
Philippe TOMBLAINE
« Ida : intégrale » par Chloé Cruchaudet
Éditions Delcourt (32,50 €) — EAN : 9782413089308
Parution 17 septembre 2025