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Troisième tome de l’intégrale de « Paracuellos » : « Il ne faut jamais dire jamais ! »

18/09/2025
Par Henri Filippini

C’est en France, en 1979, dans les pages de Fluide glacial, que « Paracuellos » séduit un large lectorat, après des débuts plus que modestes en Espagne. Son évocation sans filtre de la vie misérable au quotidien des enfants espagnols, dans les orphelinats de l’Auxilio social (« l’aide sociale ») créée sous le règne de Franco, s’est poursuivie jusqu’en 2003. Ce n’est que 15 ans après la conclusion logique d’un second cycle que Carlos Giménez propose un ultime récit en 119 pages sublimes. Cette histoire réalisée en 2020 et publiée en Espagne en 2022, est enfin aujourd’hui traduite en France dans le troisième volume d’une intégrale : un opus inédit à ne pas manquer.

« Paracuellos » débute sous forme d’une courte histoire d’une page et demie publiée en 1977 dans la revue Mata ratos. L’éditeur — qui souhaite faire rire ses lecteurs — refuse de poursuivre ce récit peuplé d’enfants faméliques qui faisaient pleurer dans les chaumières. La revue El Papus propose les pages déjà réalisées, sans plus de succès. Ce sont deux Français qui vont permettre à « Paracuellos » de voir naître l’intérêt des lecteurs : Marcel Gotlib et Jacques Diament (le directeur de la jeune revue Fluide glacial, laquelle ne compte alors que 32 numéros).

Un premier album réunit ces récits dès 1980, suivi par un second — proposé l’année suivante —, lequel obtient le prix du meilleur album au festival d’Angoulême.

Trois cycles sont proposés : le premier de deux albums publiés en Espagne et en France (qui correspondent au premier tome de l’intégrale actuelle paru en 2009), le second de quatre volumes inédits dans Fluide glacial (le deuxième tome de l’intégrale actuelle paru en 2020), et enfin un troisième de deux albums lui aussi inédit dans ce mensuel (le troisième tome de l’intégrale), lequel est proposé aujourd’hui.

Avec un père décédé et une mère souffrant de la tuberculose, Carlos Giménez — né le 16 mars 1941 — est placé entre six et 14 ans dans un foyer de l’assistance sociale, dont le but est de venir en aide aux enfants défavorisés.

Il fréquentera plusieurs établissements, dont celui de Paracuellos de Jarama : une ville située près de Madrid. Sous le couvert d’une instruction religieuse et militaire, les enfants sont victimes de brimades, de privations et d’humiliations de la part de religieux ou religieuses et d’instructeurs phalangistes violents et pervers. Transposés dans le récit de Carlos Giménez, les grosses têtes rondes des enfants reposant sur des corps faméliques, vêtus de guenilles, feront pleurer plus d’un lecteur. Parmi eux, l’attachant Pablito dont la mère est hospitalisée : alter ego de l’auteur. Il est entouré par une bande de copains souffrant de malnutrition. Un témoignage implacable d’une facette méconnue du régime franquiste.

Au fil des pages de cette troisième intégrale, les enfants ont grandi et seront bientôt libérés de l’enfer. Ils évoquent — non sans humour — les bons et les mauvais moments vécus tout au long de ces années d’enfance sous le franquisme. Pablito, passionné par les tebeos (bandes dessinées en Espagne) dont il rêve de devenir auteur, se réfugie dans la lecture des journaux qu’il parvient à monnayer. Il se lance aussi avec naïveté dans l’écriture d’un scénario destiné à la Metro-Goldwyn-Mayer.

Carlos Giménez.

Modèle de Pablito, le jeune Carlos Giménez n’a qu’une idée en tête quand il est enfin libre à 14 ans : devenir l’égal des grands maîtres des tebeos qui l’ont aidé à survivre dans l’enfer des internats du régime fasciste. C’est à 17 ans qu’il rencontre Lopez Blanco, lequel l’embauche comme assistant sur « Las Aventuras del F.B.I. » Il dessine quelques épisodes de « Drake & Drake détective », crée « Curiosidades » aux éditions Ibergraf, travaille pour l’Angleterre.

Couverture espagnole du tome 1 de « Paracuellos » publié en 1980.

Il imagine « Gringo » en 1961 avec Manuel Medina, « Hombres Heroicos » avec Jarber (Enrique Jarnés Bergua), participe à « Delta 99 » en 1963 avec Jesús Flores Thies et Victor Mora, « Aventuras en la selva » avec Manuel Yáñez, anime des épisodes de « Tom Berry », « Roy Tiger », « Tequila Bang »… En 1968, il propose « Dani Futuro », écrit par Victor Mora, dans Gaceta Junior. Remarquée par Greg, alors rédacteur en chef de Tintin, cette dernière série est reprise dans l’hebdomadaire belge où Carlos Giménez animera brièvement « Ray 25 ». Avec les années 1970, il se lance dans des œuvres à la fois plus personnelles et plus adultes : « Hom », « La Saga de los Menéndez », « Koolau el leproso », « Bandolero »…

On lui doit quelques perles sur le quotidien du monde de la BD et la libération sexuelle en Espagne sous les titres : « Barrio », « Los Profesionale », « Amor, Amor »… dont les pages sont traduites en France chez Audie.

L’âge venant, Carlos Giménez éprouve le désir de renouer une dernière fois avec ses séries passées : « Punto Final » pour « Gringo », « Mientras el Mundo agoniza » pour « Dani Futuro »… et bien entendu « Paracuellos ». « Il ne faut jamais dire jamais », confesse l’auteur. (1) Après plus de 45 ans d’une production ininterrompue, le graphisme du dessinateur octogénaire a évolué. La mise en page est plus aérée, les hachures et la surcharge de texte abandonnées au profit d’un trait plus épuré. Les dialogues — à la fois moins verbeux et plus percutants — font mouche. Dessiner avec un tel dynamisme à un âge aussi avancé tient du prodige.

Aux côtés de Jordi Bernet, Esteban Maroto, Alfonso Font, Luis Garcia, Antonio Palacios, Adolfo Usero et quelques autres, Carlos Giménez a fait basculer les tebeos sans saveur du temps du franquisme vers une ère nouvelle, libérée de toute censure. Notons que cet ouvrage de 144 pages en noir et blanc propose un cahier graphique commenté par l’auteur.

Henri FILIPPINI