« Le Mètre des Caraïbes » : un monde sans communes mesures…

En 1794, le savant français Joseph Dombey, en route vers les Amériques, est capturé par des pirates en pleine mer caribéenne. Dans ses bagages, un sujet d’étonnement : le mètre décimal, instrument de mesure révolutionnaire, car se voulant universel. Et pour faire bonne mesure, deux unités complémentaires, nommées litre et kilogramme. Pour ce récit picaresque, Wilfrid Lupano et Léonard Chemineau se sont tout simplement inspirés… d’événements authentiques ! Le duo de « La Bibliomule de Cordoue » compose ainsi une chronique des temps, truffée de dialogues réfractaires truculents et de situations improbables. Ou comment parler de sciences et de progrès, entre actions mesurées, oppositions démesurées et paroles amusées…

Dans « La Bibliomule de Cordoue » (Dargaud, 2021), ouvrage notamment consacré par le Prix Château de Cheverny de la BD historique (2022), Léonard Chemineau et Wilfrid Lupano conjuguaient déjà la fable et la chronique historique, en racontant les tentatives de préservation des 400 000 livres de la bibliothèque de Cordoue, voués à un gigantesque autodafé en 976. Après la littérature, les sciences, pourrait-on dire en parcourant « Le Mètre des Caraïbes », qui reprend habilement certains ingrédients : le monde savant face à l’obscurantisme, l’abnégation un rien suicidaire des protagonistes, la confrontation des idées et des représentations du monde, la nature et la culture, libertés et pouvoirs…

Dans la flumette ! (planche 4 - Dargaud 2025).

Capturé par des pirates établis dans une communauté insulaire et libertaire baptisée Cocagna, le savant Joseph Dombey n’en démord pas : sa barre graduée (le mètre), son cube de dix centimètres de côté (le contenant du litre) et son cylindre en cuivre (le kilogramme) devront dorénavant déterminer la bonne marche du monde. Un univers de progrès où chacun pourra ainsi tout mesurer, peser, quantifier… Une idée toutefois bien peu évidente pour des pirates qui répondent dès lors : « Ni Dieu, ni maître, ni mètre ! ».

L'art de la "louisette" (planche 5 - Dargaud 2025).

En couverture, l’album reprend l’ensemble de ces éléments, en les soulignant avec humour ou en interpellant les lecteurs. Au centre, un savant âgé et aux lunettes cassées, défendant bec et ongles une intrigante mallette : objet précieux recélant de fait tous ses nouveaux instruments de mesures. En arrière-plan, et tout autour de lui, apparait une galerie de trognes, d’éléments naturels (jungle, serpent, oiseaux, mer des Caraïbes…) et d’objets plus ou moins hétéroclites (navire et drapeau pirates, boussole, roue de la fortune…). Tous semblent enserrer le savant, lui-même devenu un bien infortuné cœur de cible, dans un cercle apparemment infernal. Plus encore, non seulement les personnages secondaires (amis ou ennemis, alliés ou indécis) mais plus encore l’environnement (dont les improbables grenouilles-poulets des montagnes, ancienne espèce endémique de l’ile de Montserrat !) semblent être définis comme autant de bâtons dans les roues du cycle scientifique défendu par Dombey. Dans l’album, et à l’instar de la réalité historique, ce dernier (né en 1742) est envoyé par le gouvernement révolutionnaire pour rencontrer le président américain Thomas Jefferson. Une aventure rappelant le souhait de la Convention de ramener le monde à la raison après les excès révolutionnaires : les scientifiques Jean-Baptiste Joseph Delambre (1749-1822) et Pierre Méchain (1744-1804) furent chargés de mesurer l’arc de méridien situé entre Dunkerque et Barcelone, au profit d’une mission géodésique qui aboutit à la définition et à la création du mètre-étalon officiel en 1799. De son côté, une commission de savants, dont le chimiste et philosophe Antoine Lavoisier (1743-1794), créa le litre et le kilogramme en 1795, sur la base du nouveau mètre. Adieu les pieds, aunes, pouces, toises, perches et autres lieues, sans même parler des arpents, pintes, muids, boisseaux, livres, mines et setiers ! Ces systèmes de poids et mesures ayant sensiblement varié d’une région ou d’une époque à l’autre, et d’un régime monarchique au suivant…

Un savant abordage ! (planches 8 et 9 - Dargaud 2025).

Dessinée de façon dynamique et volontairement caricaturale, l’insolite épopée vécue par le savant Dombey s’aventure, tel que nous l’avons souligné, sur le chemin de la fable picaresque. Si le personnage principal n’a rien à envier à Pierre Richard (acteur par ailleurs lié à l’adaptation cinéma des « Vieux Fourneaux », série signée par Lupano et Paul Cauuet), c’est le petit théâtre de la galerie des personnages secondaires (l’improbable capitaine du Fieffé Coquin, le vieux canonnier Louis, Barberobe le terrible, l’endormi Monsieur Loque, le nonchalant marquis d’Emblimont, etc.) qui fait tout le sel du récit. Intransigeants, susceptibles, ignorants, calculateurs, imprécis, philosophes, fous, malins ou idiots, tous représentent une part d’une humanité perçue… à sa juste mesure. Entre boulets, satellite perdu (voir en couverture et dans les premières planches), trajectoires insolites et destinées incertaines, tous tentent en définitive de faire plus ou moins bon poids et bonne mesure. Un « Mètre des Caraïbes » qui s’évalue entre bons mots (au kilomètre…) et réflexions sur les progrès de la science, démultipliés par la force d’une fable très volontiers ironique.

Joseph Dombey

Philippe TOMBLAINE

« Le Mètre des Caraïbes » par Léonard Chemineau et Wilfrid Lupano

Éditions Dargaud (21,50 €) — EAN : 9782505128786

Parution 17 octobre 2025

Galerie

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>