« Blake et Mortimer » : entre hommages et modernités scientifiques…

« Diabolique ! » : le mot n’est pas de trop pour les collectionneurs, en cet automne éditorial surchargé, voyant surgir rien moins que trois nouvelles parutions autour de l’univers de « Blake et Mortimer ». Dans « Le Menace atlante », Yves Sente et Peter Von Dongen proposent une suite mouvementée au classique « L’Énigme de l’Atlantide » (1957), en confrontant les héros à un nouveau complot interplanétaire. Avec le hors-série illustré « La Double Exposition », Laurent Durieux, Sonja Shillito et James Huth imaginent que Blake et Mortimer, miniaturisés, se retrouvent piégés par leurs pires ennemis, dont l’éternel Olrik. Enfin, avec le bien nommé « Diabolique ! : le piège d’Edgar P. Jacobs », Thierry Bellefroid et Éric Dubois décortiquent « Le Piège diabolique », passionnant voyage temporel de Mortimer, publié en 1962. Avec la science et ses dérives comme thématiques unificatrices pour ses trois hommages à une immense série culte du patrimoine franco-belge…

« La Menace atlante » : extraits de la version crayonnée (Dargaud et Blake & Mortimer, 2025).

Hommages, références, allusions, analyses et mises en abimes : autant d’approches méticuleusement choisies cette année par Dargaud et les auteurs évoqués, afin de proposer un regard croisé sur l’œuvre intemporelle d’Edgar P. Jacobs (1904-1987). Avec donc, pour commencer, « La Menace atlante », 31e opus de la série (après le HS « L’Art de la guerre » et « Signé Olrik » les deux années précédentes), ce titre ayant également fait l’objet à la fin août d’une offre promotionnelle (version crayonnée), désormais très recherchée. Dans l’album, le professeur Mortimer est initialement missionné pour étudier en Écosse d’anciennes terres volcaniques, afin d’y tester la viabilité d’une installation géothermique. Il se retrouve alors aux premières loges pour assister à de terrifiants phénomènes inexpliqués qui touchent toute la mer du Nord : des nuées de gaz toxiques, un gigantesque tsunami, mais aussi la remontée à la surface de corps momifiés du Doggerland : du nom de cette vaste étendue émergée qui reliait, il y a 12 000 ans, la Grande-Bretagne et l’Europe continentale. En pleine exploration sous-marine, Blake et Mortimer sont bientôt pris au piège par Magon, le phulacontarque (capitaine de la garde) des Atlantes, ambitieux et malfaisant comploteur, supposé mort depuis l’épilogue apocalyptique de « L’Énigme de l’Atlantide ». Multipliant les clins d’œil et références à cet album ou d’autres (« Le Mystère de la grande pyramide », avec la présence de l’excentrique docteur Grossgrabenstein), Yves Sente et l’efficace dessinateur Peter Van Dongen composent avec les réalités actuelles. La science-fiction d’aujourd’hui n’étant pas celle d’hier, la mythique Atlantide était jadis essentiellement menacée par des complots politiques, tandis que la Nouvelle-Atlantide, réfugiée sur une lointaine planète dénuée d’orichalque, doit à présent survivre à une crise énergétique… Graphiquement, classicisme et atmosphères plus actuelles se succèdent, dans un va-et-vient en lien avec le voyage des héros vers une planète inconnue, éclairée par trois soleils.

« La Menace atlante » : planches 1 et 2 (Dargaud et Blake & Mortimer, 2025).

Comme l’explique Yves Sente : « Avant toute chose, je voudrais souligner que, selon moi, s’il fallait définir « L’Énigme de l’Atlantide » selon son thème majeur, il est certainement l’album le plus « politique » de Jacobs (au même titre que « Le Secret de l’Espadon » est son diptyque le plus « géostratégique », « L’Affaire du collier » le plus « policier », etc.). Sur le plan du contexte, il est évidemment perçu comme « l’album SF » par excellence de la série ; mais se limiter à cet aspect contextuel/visuel me semble réducteur. Sans rentrer ici dans les détails, il suffit de relire les pages 32 et 33 de l’album pour voir que Magon s’apprête à réaliser un coup d’État, qu’il y a des barons (et qui dit barons, dit baronnies…) réfractaires au « joug séculaire de la dynastie abhorrée » (sic), qu’il y a, outre le cas du Basileus et celui des révolutionnaires, le troisième parti « floué » de Tlalak (dont l’alliance n’est qu’utilitaire), etc. Sans parler du fait que le Basileus (souverain ou roi, en grec ancien) lui-même, et tous les titres des fonctions civiles ou militaires des Atlantes, nous ramènent à la Grèce antique, berceau de la démocratie… dont le fameux Basileus semble ne pas vraiment respecter les préceptes fondamentaux. »

« Pour moi dont ces sujets ramènent à mes études de sciences politiques : je peux vous dire qu’il y aurait matière à écrire un bouquin entier sous cet angle-là. Donc, je me suis dit qu’il fallait poursuivre sur la voie jacobsienne en menant jusqu’au bout son amorce du sujet « révolution de palais »/réflexion sur le pouvoir. Achever le récit de Jacobs, en quelque sorte, avec une liberté de ton qu’il n’avait sans doute pas dans le journal Tintin des années 1950/60 et en aboutissant à une prise de conscience du Basileus de la dérive de son pouvoir (cf. « La Menace atlante », page 55). Il me semblait que cette « fable sur le pouvoir » renvoyait assez bien sur les dérives autoritaires qui s’affirment de plus en plus autour de nous en 2025. »

« La Menace atlante » : planches 3 et 4 (Dargaud et Blake & Mortimer, 2025).

« Par ailleurs, l’aspect « écologique » de « L’Énigme de l’Atlantide » ne vous aura pas échappé non plus (écologie et politique étant toujours étroitement liées, puisque la gestion du premier sujet implique nécessairement une implication du second si l’on veut agir à l’échelle globale). Page 24 (case 7) de « L’Énigme », le prince Icare parle déjà du « régime strictement végétarien » de qualité des Atlantes. Difficile, en effet, d’imaginer un monde atlante sous-terrain devant supporter la pollution liée à l’élevage… À la même page 24, Icare (qui présente « son » Atlantide à nos héros) nous annonce déjà que les Atlantes utilisent l’énergie atomique. Rappel : d’après l’Agence internationale de l’Énergie, la production nucléaire mondiale a évité entre le début des années 1980 (ère du fameux « Nucléaire, non merci! ») environ 55 gigatonnes de CO2 sur les cinquante dernières années. »

« La Menace atlante » : couverture pour la version bibliophile (Dargaud et Blake & Mortimer, 2025).

« De toute évidence, Jacobs voulait nous décrire un monde « éco-responsable » (par opposition à sa vision du futur de la planète Terre à la fin du « Piège diabolique »… qui lui vaudra quelques années de censure en France, comme nous le savons). Là aussi, je me suis dit que ces thèmes étant plus actuels que jamais : il fallait les poursuivre en les mettant au goût du jour pour mieux parler au public de 2025. Le but étant toujours de réactualiser le mythe jacobsien, en offrant des nouveautés à la fois « respectueuses ET modernisantes ». Pour l’anecdote, il m’est arrivé la même mésaventure qu’à Jacobs. Vous le savez sans doute, pour « L’Atlantide », Jacobs avait en tête un album beaucoup plus long, où il aurait pu exploiter toutes les ressources (si je puis dire) de son récit. Il suffit de regarder le narratif d’entrée de la première page pour comprendre qu’il a du sérieusement sabrer sur les prémices. Ensuite, on voit qu’il a été obligé d’en venir aux quatre bandes par pages avec 12 à 14 cases par page et des textes très imposants, alors que dans « La Marque jaune » qui avait précédé, il nous offre souvent des dessins sur trois bandes avec des dialogues plus ramassés et moins explicatifs. Pourquoi? Parce que, si j’ai bien été informé, l’éditeur de l’époque lui a demandé de faire un seul album (les diptyques sont plus difficiles à vendre et à gérer en réassort) et qu’il lui a fallu « ramasser » son propos. Curieusement (alors que je me préparais à la suite de cet album mythique), il m’est arrivé exactement la même mésaventure. Lorsque j’ai présenté mon plan de diptyque à l’éditeur, il m’a dit que l’histoire était très bien, mais qu’il se méfiait des récits en plusieurs albums pour les raisons sus-citées et que je comprends fort bien. J’ai donc pris mon courage à deux mains et j’ai reformaté le tout un seul album… avec la densité naturelle qui accompagne ce genre d’opération. C’est après coup que je me suis dit que c’était peut-être une sorte de « signe du destin ». De ce fait (et grâce au grand talent de Peter Van Dongen, of course), le résultat est extraordinairement proche de l’album de Jacobs sur le plan visuel global. Quand j’ai vu arriver certaines planches de Peter, j’ai vraiment eu l’impression de découvrir une nouvelle planche inédite de Jacobs dans « L’Énigme de l’Atlantide. Vraiment. À ce moment, je me suis dit que les choses s’étaient bien mises « naturellement ». Et tant pis pour ceux qui se plaindront d’une abondance de texte. Le « genre jacobsien » est fait depuis toujours pour des gens qui aiment lire et je l’assume. »

« La Double Exposition » (couverture et extraits - Dargaud et Blake & Mortimer, 2025).

Crayonnés et illustrations couleurs.

Avec le hors-série « La Double Exposition », l’illustrateur Laurent Durieux, la dialoguiste et productrice Sonja Shillito, ainsi que son mari, le réalisateur franco-britannique James Huth (le film « Lucky Luke » en 2009 ; longtemps associé à un projet d’adaptation de « La Marque jaune »), poursuivent la collection Le Dernier Chapitre/Le Nouveau Chapitre. Initiée par « L’Aventure immobile » (Didier Convard et André Juillard, 1998 ; rééd. en 2014), poursuivie avec « La Fiancée du Dr Septimus » (François Rivière et Jean Harambat, 2020), la collection est destinée à ouvrir le dialogue entre un écrivain et un illustrateur, dans l’univers de Jacobs. Pour ce troisième texte illustré, Blake et Mortimer visitent la Foire de New York en 1964. Lors de cette immense exposition dédiée aux innovations technologiques, ils se retrouvent miniaturisés et faits prisonniers dans Futurama : une maquette de la ville du futur. Leurs ennemis ? Miloch, Septimus, Voronov et de clônes d’Olrik, tandis qu’un certain Chronoscaphe et un nouveau Télétransporteur forment le nœud de l’intrigue. Avec, pour illustrer cette expérience psychédélique, une trentaine d’images composées par l’affichiste Laurent Durieux, dont les couleurs sur « Le Dernier Pharaon » avaient déjà fait sensation en 2019.

« Diabolique » : couverture et extraits (Dargaud et Blake & Mortimer, 2025).

Achevons cette trilogie de parutions avec « Diabolique ! : le piège d’Edgar P. Jacobs », très bel ouvrage de 144 pages richement ilustrées, dans lequel Thierry Bellefroid et Éric Dubois (tous deux commissaires des expositions « Scientifictions : Blake et Mortimer au musée des Arts et Métiers » et « MachinaXion : Mortimer prisonnier du temps au château de La Roche-Guyon » en 2019 et 2021) reviennent en détails sur la genèse d’un des plus fascinants albums de la série : « Le Piège diabolique ». Pour se faire, ces deux membres du conseil d’administration de la Fondation Jacobs ont pu examiner les archives du dessinateur et y déceler quelques pépites ! Depuis le synopsis jusqu’aux planches originales encrées, en passant par les études de personnages, les croquis et les storyboards ou encore les repérages et la documentation, c’est tout l’élan créatif jacobsien qui est analysé à la loupe. Sans compter quelques secrets et démêlés avec la censure, qui entérineront le déclin d’un artiste vivant corps et âme pour le 9e art et ses diverses passions. Un piège diabolique devenu un tournant de carrière dramatique, et autant de lectures à dévorer : vous voici avertis !

Philippe TOMBLAINE

« Blake et Mortimer T31 : La Menace atlante » par Peter Van Dongen et Yves Sente

Éditions Blake et Mortimer (17,50 €) — EAN : 978-2870973103

Parution 21 novembre 2025

« Blake et Mortimer T31 : La Menace atlante » (version crayonnée) par Peter Van Dongen et Yves Sente

Éditions Blake et Mortimer (17,50 €) — EAN : 978-2870973103

Parution 22 août 2025

« Blake et Mortimer T31 : La Menace atlante » (version bibliophile) par Peter Van Dongen et Yves Sente

Éditions Blake et Mortimer (28 €) — EAN : 978-2870973325

Parution 21 novembre 2025

« Blake et Mortimer HS T13 : La Double Exposition » par Laurent Durieux, Sonja Shillito et James Huth

Éditions Blake et Mortimer (19,50 €) — EAN : 978-2870973233

Parution 21 novembre 2025

« Blake et Mortimer HS T14 : Diabolique ! : le piège d’Edgar P. Jacobs » par Thierry Bellefroid et Éric Dubois

Éditions Blake et Mortimer (49,50 €) — EAN : 978-2870973264

Parution 21 novembre 2025

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