Disparu il y a déjà sept ans, René Pétillon — bien connu pour ses dessins d’humour dans Le Canard enchaîné, mais aussi pour son inénarrable détective Jack Palmer dont l’enquête corse a notamment fait parler de lui, car adaptée au cinéma — (1) avait travaillé, depuis 2008, sur ce scénario quasiment achevé. Bien qu’il en ait également assuré partiellement le découpage et les crayonnés (donc, il ne restait pratiquement plus qu’à dessiner l’album), il avait abandonné cet ultime projet pour différentes raisons, dont la nécessité d’honorer d’autres entreprises en cours. C’est le célèbre Manu Larcenet (2), récemment auréolé de son adaptation de « La Route », qui a été approché pour s’approprier l’histoire, la terminer et la mettre en images : un très bon choix !
Lire la suite...« Artifices » : Robert-Houdin, un sorcier blanc en Algérie

En 1866, Robert-Houdin, « père de la magie moderne », est envoyé en Algérie par le gouvernement français, afin de contrer l’influence des marabouts kabyles, qui attisent la révolte contre l’occupant français. Prestidigitation contre magie, il faudra à l’illustre illusionniste plus d’un tour dans son chapeau pour accomplir cette mission risquée… L’aquarelliste Julen Ribas et le scénariste Mathieu Mariolle retracent chez Daniel Maghen l’histoire de ce qui fut aussi l’ultime tournée de ce « prince des illusions ».
C’est l’une de ces histoires que l’on peut aisément qualifier d’« incroyable mais vraie » : employer les talents de Jean-Eugène Robert-Houdin (1805-1871 ; à ne pas confondre avec l’Autrichien Harry Houdini, né en 1874) pour tenter de ramener la paix en Algérie. Accompagnée dès 1830 par une colonisation de peuplement, la conquête militaire de l’Algérie avait été achevée en décembre 1847, ce territoire étant transformé en trois nouveaux départements français (Alger, Oran et Constantine) en décembre 1848. Longtemps, cependant, les autorités françaises durent mener des campagnes de pacification (sic) contre les mouvements de révolte locale : ainsi des Kabyles, qui se révoltèrent plusieurs fois jusqu’en 1871, tandis que la conquête du Sahara ne fut achevée qu’en 1904. De manière générale, au-delà des crimes et déprédations commis par les soldats et colons, les chefs des tribus guerrières — qui avaient accepté de se soumettre militairement à des généraux — n’entendirent nullement obéir à des civils venus tout droit de Paris. Ces derniers, qui amenaient avec eux la « normalisation républicaine », agissaient au détriment de l’ordre social traditionnel maintenu jusque-là.
D’abord horloger comme son père, Robert-Houdin fut pris de passion pour les inventions et les créations d’automates, avant de se lancer en 1844 dans ce qu’il considérait comme sa véritable vocation : la magie. Comme il le raconta lui-même dans ses mémoires (« Confidences d’un prestidigitateur, une vie d’artiste », 1858), Robert-Houdin débarqua à Alger le 27 septembre 1856, avec une mission revêtant un caractère « quasi-politique ». Avec contre lui des « faux-prophètes, [des] saints marabouts qui, en résumé, ne sont pas plus sorciers que moi, et qui le sont encore moins, parviennent cependant à enflammer le fanatisme de leurs coreligionnaires à l’aide de tours de passe-passe […] » Dans ce one-shot de 112 pages réalisées en couleurs directes, Robert-Houdin — qui vit en retrait de la scène depuis dix ans — se rend en Algérie, convaincu par le colonel De Neveu (chef du bureau politique de l’armée française) que son intervention pourra permettre d’épargner des milliers de vies. La réalité du terrain ne sera pas qu’un artifice.
En couverture de l’album, point de confrontation, mais un spectacle envoûtant : sous une haute arcade orientale, Robert-Houdin, magicien élégant en habit noir, exécute un surprenant numéro de lévitation avec une jeune femme vêtue à la manière traditionnelle. La scène, nocturne, baigne dans des bleus profonds renvoyant à l’imaginaire des « Mille et Une Nuits », rehaussés par le rouge chaud des colonnes et la lumière dorée des lanternes. Le tapis berbère, les meubles ouvragés, les encens et l’oranger en contrepoint accentuent l’ancrage algérien, suggérant un exotisme stylisé, mais précis, propice aux dérives romanesques. L’émerveillement oriental est à mettre en contrepoint des codes inhérents : quel tour joue-t-on au public (invisible) et donc au lecteur ? Quels sont exactement les rôles des objets laissés au sol (pistolet et poignard) ? Quels trucs ou vérités se camouflent derrière la mise en scène ? Autant d’indices sur les ambiances du récit : promesse de mystère, de danger, de manipulation. Les trois arches en arrière-plan, harmonieusement disposées, ouvrent la perspective vers une nuit étoilée et un lointain désert, effleurant l’idée de voyage et de récit initiatique, tout en évoquant subtilement les planches classiques de la BD franco-belge, où le décor structure la narration. Titre et sous-titre, enfin, posent explicitement le décor mais aussi l’enjeu d’un dialogue entre tradition occidentale (le magicien occidental en costume de scène) et héritage oriental. On devine, sous la frontalité de la scène, la promesse de faux-semblants : l’album fera-t-il dialoguer illusion et réalité, mythe colonial et quête identitaire ? La présence des accessoires hétéroclites laisse augurer, sinon un pastiche, du moins un jeu savant avec les codes du genre, entre hommage, aventure picaresque et réflexion sur l’acte de créer l’illusion.

Portraits présumés du Chérif Boubaghla et de Lalla Fatma n'Soumer conduisant l'armée révolutionnaire (Félix Philippoteaux, 1866).
Le récit s’inspire de la vie authentique de Robert-Houdin, mais aussi de la révolte de Lalla Fatma (1849-1857), durant laquelle la puissante cheffe kabyle Fadhma Sid Ahmed, accompagnée de son frère Sidi Tahar, entra en résistance et se rallia à Si Mohammed El-Hachemi, un marabout qui participa également à l’insurrection de Cheikh Boumaza dans le Dahra (région montagneuse du nord du pays) en 1847. Solidement mis en scène par Julen Ribas dans un style réaliste, le récit romanesque concocté par Mathieu Mariolle invite inéluctablement ses lecteurs à une large réflexion sur les relations franco-algériennes : une scène de spectacle aux artifices redoutables, renvoyée dans l’ombre d’une emprise coloniale et militaire dont les conséquences néfastes ne cessent encore de dégrader les champs politiques actuels.
Philippe TOMBLAINE
« Artifices » par Julen Ribas et Mathieu Mariolle
Éditions Daniel Maghen (19,50 €) — EAN : 9782356741967
Parution 10 septembre 2025