Une poésie renversante avec l’intégrale « Dessus-dessous » de Gustave Verbeek…

Revenant au dessin et aux fondamentaux de ses débuts — à une époque où il privilégiait la gaudriole, le grand guignol et la liberté graphique, ce qui était notamment le cas dans le recueil intitulé « Nocturnes » —, Régis Loisel nous gratifie d’un étonnant et magnifique album, de très belle facture, aux éditions Rue de Sèvres : « La Dernière Maison juste avant la forêt », avec l’aide scénaristique de son ami Jean-Blaise Djian. Une histoire foisonnante — de 160 pages — située dans un univers loufoque, délirant, aux limites du fantastique, mais qui est remplie de bons sentiments, et où l’on retrouve tout l’amour pour l’humanité du cocréateur de « La Quête de l’oiseau du temps » ou de « Magasin général » !

Contemporain de Winsor Mc Cay, Gustave Verbeek est un autre pionnier important de la bande dessinée du début du XX^e siècle. Si son nom est moins resté dans les mémoires que celui du créateur de « Little Nemo in Slumberland », nombreux sont ces lecteurs marqués par quelques planches de son œuvre fascinante. De 1903 à 1905, il publie « Upside-Downs » (« Dessus-dessous » en français) : des histoires en une page de six vignettes qui se lisent à l’endroit, puis à l’envers. Les éditions Delcourt ont l’excellente idée de publier l’intégrale de ces planches, dans un bel album au format à l’italienne.

Le parcours humain et artistique de Gustave Verbeek (1867-1937) explique en partie l’originalité de son œuvre. Homme de trois continents, il a synthétisé dans son œuvre des influences japonaises, européennes et américaines. Né à Nagasaki, au Japon, de parents néerlandais missionnaires, il absorbe l’héritage artistique de son pays natal. Il commence des études d’art à Tokyo en étant fortement marqué par les gravures sur bois joge-e qui présentent des dessins comiques grotesques représentant des visages qui, tournés à 180°, ressemblent encore à un visage humain. Après avoir assimilé la valeur accordée à la simplicité du trait par les Japonais, il poursuit sa formation à San-Francisco, puis New-York et Paris.

« Dessus-dessous l’intégrale 1903-1905 » page 20, dessus...

En France, il suit les cours de l’académie Julian, auprès de peintres académiques tels Jean-Joseph Benjamin-Constant et Jean-Paul Laurens. Il apprend le réalisme traditionnel, mais sait déjà dépasser les enseignements reçus. Ses peintures de l’époque sont proches des impressionnistes et des Nabis. Il réside de 1889 à 1894 à Paris, où il peint, mais publie aussi des dessins et ses premières bandes dessinées dans les revues satiriques de l’époque : Le Rire, Le Chat noir… Déjà, avec son style sobre, ligne claire avant l’heure, il utilise parfois le « sens dessus-dessous » qu’il perfectionnera plus tard.

« Dessus-dessous l’intégrale 1903-1905 » page 20, dessous...

En 1894, Gustave Verbeek revient à New-York. Il poursuit son œuvre de peintre et réalise de nombreuses illustrations pour le presse et l’édition. Il travaille notamment pour The Cosmopolitan, The Saturday Evening Post et le New York Herald, mais aussi pour la publicité, tout en continuant à illustrer des livres pour enfants comme les 12 illustrations ci-dessous pour « Rataplan, a Rogue Elephant and Other Stories ». C’est dans ce contexte que, de 1902 à 1914, il devient réalisateur de dessins animés et auteur de bandes dessinées. Il publie d’abord dans la presse des séries comme « Easy Papa », « The Adventures of the Twinklies » et surtout, de 1903 à 1905, « The Upside-Downs of Little Lady Lovekins and Old Man Muffaroo » dans le New York Herald.

« Rataplan, a Rogue Elephant and Other Stories ».

L’auteur, devenu États-unien sous le nom de Verbeck, une erreur du fonctionnaire de l’État -civil lors de sa naturalisation, se consacre à partir de 1915 uniquement à la peinture, et notamment aux monotypes. C’est une technique qui consiste à peindre sur une plaque de verre ou de métal et de passer le résultat sous presse où un papier en reçoit l’épreuve unique. Il retrouve alors la sûreté et la simplicité du geste appris dans ses jeunes années au Japon, tout en s’imposant des contraintes comme du temps de la réalisation de « Dessus-dessous ». Il rencontre un succès certain jusqu’à son décès en 1937, à l’âge de 70 ans.

Les éditions Delcourt ont l’excellente idée de publier l’intégrale de « The Upside-Downs of Little Lady Lovekins and Old Man Muffaroo » sous le titre « Dessous-dessous, l’intégrale 1903-1905 ». On n’en connaissait en France qu’une édition incomplète de 26 planches en 1977, aux éditions Horay, avec traduction et préface de Pierre Couperie. Ce bel ouvrage patrimonial, dans un format à l’italienne qui met en valeur les planches originales, est introduit par des textes d’universitaires, d’écrivains et de l’éditeur de la version originale présentant la vie et le travail de Verbeek. De nombreuses illustrations – dessins, tableaux, bandes dessinées, monotypes -, permettent d’apprécier pleinement le talent multiforme de ce dessinateur et peintre de grand talent.

Le cœur de l’album est constitué de l’intégrale des 65 planches des aventures de Lady Lovekins et son vieil oncle Muffaroo (Betty Boutchou et le père Moustachon) dans la version française, dans leurs péripéties fantastiques. Chaque histoire, composée d’une page de six vignettes, se lit deux fois : à l’endroit et ensuite à l’envers. De quoi mettre en cases, pour le dessinateur virtuose, des retournements de situation improbables. En grand maître de la contrainte et des dessins réversibles, Verbeck utilise un dessin simple, épuré, pour mieux tromper le regard du lecteur.

Ainsi, la perspective se fait approximative : un trait suffi pour la ligne d’horizon et les traits des nuages peuvent se transformer en lignes du courant d’une rivière. Les deux héros, un oncle et sa nièce ou un grand-père et sa petite-fille se transforment ainsi l’un en l’autre en retournant l’album : les jambes de Moustachon deviennent les rubans du chapeau de Betty, alors que la jupe de cette dernière se transforme en chapeau du vieil homme.

« Dessus-dessous l’intégrale 1903-1905 » page 40; dessus...

Le monde fantastique des deux personnages est peuplé de monstres, de dragons, d’animaux exotiques et de quelques ogres et esprits farceurs qui dans la deuxième partie de l’histoire, après retournement peuvent devenir leur exact opposé : un lion devient un doux géant ou deux nains forment une maman hibou, par exemples.

Œuvre poétique, oubabesque bien avant la création de l’OuBaPo, « Dessus-dessous » est un chef-d’œuvre : une œuvre patrimoniale de premier ordre à se procurer très vite pour tous les amateurs éclairés.

Nous terminons cette chronique par quelques mots de la préface de Martin Gardner, écrivain spécialisé dans la science et les mathématiques récréatives : « Il y a déjà eu des rééditions des merveilleuses BD de Verbeck, mais elles ne contenaient qu’une fraction de ces 65 planches. Aujourd’hui, pour le première fois, nous disposons de l’ensemble de ces planches dans leur format et leur couleur d’origine. Et ce n’est pas demain la veille que quelqu’un se rapprochera de l’incroyable performance de Verbeck, si tant est que cela arrive un jour. »