Après deux ans d’absence, Mathieu Lauffray conclut le cycle « Raven » avec ce copieux (84 pages) troisième volume. Dans la lignée de son « Long John Silver », scénarisé par Xavier Dorison, le dessinateur — qui sait si bien mettre en scène pirates, mer déchaînée, ambiances gothiques ou menaçantes — revient en soignant son final.
Lire la suite...« Don Vega » : la naissance de Zorro selon Alary !
En 1848, Don Vega apprend à Madrid le décès de ses parents en Californie, où le riche domaine familial est tombé aux mains de l’ex-général Gomez. Ce dernier, appuyé par une milice brutale et sanguinaire, a fait main basse sur les terres des miséreux peons pour les revendre à prix d’or… Le peuple opprimé n’a qu’un espoir : le légendaire Zorro, un héros masqué synonyme de justice et de liberté ! Jouant avec le mythe et sa généalogie au travers d’un one-shot de 90 pages, Pierre Alary ressuscite avec panache le grand classique romanesque de Johnston McCulley, créé il y a un peu plus d’un siècle…
Remontons le fil de l’histoire du personnage : pour Zorro (le « renard » en espagnol), tout débute le 9 août 1919, lorsque l’écrivain américain Johnston McCulley (1883-1958) fait paraître, dans la gazette illustrée All-Story Weekly, un premier récit intitulé « Le Fléau de Capistrano » ; un feuilleton qui sera rebaptisé « Le Signe de Zorro » lors sa parution sous forme de roman dans les années 1920. Un justicier vêtu de noir, une identité secrète (un masque domino couvre la partie supérieure de son visage), des combats à l’épée sans autres équivalents que ceux des « Trois Mousquetaires », une Californie sous influence espagnole et ayant Monterey pour capitale (de 1777 à 1849) : autant d’ingrédients qui ne quitteront (presque) plus la quasi-totalité des récits et adaptations suivantes, lesquelles seront néanmoins recontextualisées des années 1820 aux années 1840. À commencer par les aventures qui – au milieu des soixante aventures écrites par McCulley – intéressent les studios de cinéma : Douglas Fairbanks campe le héros dès 1920 dans « Le Signe de Zorro » ; suivront notamment Tyrone Power en 1940, Robert Widmark (1973), Alain Delon (1975) ou Anthony Hopkins et Antonio Banderas en 1998 et 2005. Passé par La Bibliothèque rose, la bande dessinée (dès 1939 dans Jumbo) ou le dessin animé (plusieurs séries développées entre 1981 et 2016), Zorro aura surtout les honneurs de la télévision avec la mythique série initiée par les studios Disney entre 1957 et 1961. Soit pas moins de 82 épisodes de 25 ou 50 minutes, dans lesquels explosèrent les talents charismatiques de Guy Williams (Don Diego de la Vega alias Zorro), d’Henry Calvin (le brave sergent Garcia, nommé Gonzales dans les romans initiaux), de Gene Sheldon (Bernardo) et de Britt Lomond (le tyrannique commandant Monastorio).
Dans la série Disney (diffusée pour la première fois en France en janvier 1965 ; sur « Le Disney Channel » de FR3 en 1985), Don Diego de la Vega est le fils d’un riche propriétaire terrien de Los Angeles, rappelé d’Espagne pour lutter contre l’oppression militaire incarnée par Monastorio. Bien qu’excellent épéiste, Don Diego choisit l’ombre et le secret afin de défier ses puissants ennemis, tout en faisant croire à son caractère insouciant et futile. Dans ce contexte volontiers manichéen et digne des romans de cape et d’épée, il n’est pas certain que les jeunes esprits aient saisi tous les tenants et aboutissants des véritables arcanes historiques ! Raison pour laquelle le « Don Vega » de Pierre Alary débute sagement par une entrée en matière chronologique : en 1845 et 1848, les États-Unis, victorieux contre les troupes mexicaines, ont annexé deux anciennes possessions espagnoles, le Texas et la Haute-Californie. Une manière comme une autre de voir aboutir la conquête de l’Ouest et de célébrer les héros tués au siège de Fort Alamo (1836). Problème : jusqu’en 1850, cette région californienne, éminemment bouleversée par la ruée vers l’or (1848) n’est ni encore un État, ni une république, ni un district militaire ni même un territoire fédéral. Sans législation ni corps judiciaire constitué, ce pays est exposé pendant trois ans aux malversations, aux instabilités politiques, aux accapareurs et aux prises de pouvoir autoritaires. Dans l’album, le personnage de Gomez – ancien gradé de la guerre du Mexique et futur signataire de la constitution californienne – rassemble tous ces mauvais penchants : « Lui et ses hommes ont repris de force la gestion des terres des Vega, ainsi que celle de la mine et de tous les filons aurifères attenants… » nous explique-t-on avec gravité dès la première planche. Dans ce cadre, Zorro incarne naturellement la force rebelle mais humaniste : un caractère positif qui permettra à la série Disney d’être déclinée sans difficultés en bande dessinée dans Le Journal de Mickey entre 1974 et 1986 (scénarios inédits de Jean-Marie Nadaud et dessins de Robert Rigot, puis de Carlo Marcello).
En couverture de l’actuel « Don Vega », Pierre Alary illustre une image emblématique, qui semble sortie toute droite de la série TV Disney : le fameux « Cavalier (qui) surgit hors de la nuit ! Court vers l’aventure au galop », selon les paroles de la chanson du générique entonné par Jean Stout en 1965. Si un tout aussi emblématique Z semble pouvoir se deviner en toile de fond de ce visuel, le cavalier (cape et masque noir) conserve cependant tout son mystère : placé sous le titre « Don Vega » il n’est donc pas encore complètement « Zorro », sans verser pour autant dans une version parodique digne de Fabcaro et Fabrice Erre (voir les deux tomes de « Z comme Don Diego », parus chez Dargaud en 2012). Pour cet album, Alary suit McCulley en s’inspirant partiellement de la vie de Joaquin Murietta (ou Murrieta ou encore Murieta ; 1829-1853), homme de Californie qui lutta contre les abus dont furent victimes les mineurs latino-américains pendant la ruée vers l’or. Devenu un symbole résistant semi-légendaire dans la veine de Robin des Bois, la vie de Murietta fut l’objet d’un roman écrit par un certain John Rollin Ridge en 1854. Un livre – rédigé sous un pseudonyme par Yellow Bird, le tout premier écrivain amérindien – qui devint à son tour une source d’inspiration pour le « Zorro » de Johnston McCulley…
L’on retrouvera dans « Don Vega » tout ce qui fait le charme des albums de Pierre Alary, devenu auteur complet, à commencer par un trait clair et classique. Ce dernier rappellera tant son ancienne expérience d’animateur dans les studios Disney de Montreuil que son attrait pour la grande aventure épique (« Belladone », « Moby Dick», « Conan le Cimmérien »), l’Histoire (« Silas Corey ») ou les personnages aux lourds passés (« Mon traître » et « Retour à Killybegs »). 90 pages dynamiques, âpres et sous tension, signées d’un A comme Alary… qui appelleront peut-être une suite en cas de succès.
Philippe TOMBLAINE
« Don Vega » par Pierre Alary
Éditions Dargaud (16,50 €) – EAN : 978-2505084976
Par son sens de l’ellipse, son goût pour les situations historiques cruciales, et son dessin à l’instinct, cet auteur me fait penser à Hugo Pratt.