C’est avec exigence qu’Emmanuel Moynot construit, depuis une quarantaine d’années, une riche carrière où se côtoient des albums classiques (sa reprise de « Nestor Burma », par exemple) et des one-shots aux motivations plus ambitieuses, tel le présent album. Un polar noir et cynique où il établit avec force détails le parallélisme entre le quotidien des babouins africains et le comportement parfois violent de certains individus de notre monde contemporain.
Lire la suite...Patrice Serres : disparition d’un touche-à-tout talentueux !
Nous venons d’apprendre le décès du dessinateur Patrice Serres, le 10 mai dernier, à l’hôpital de Courbevoie, dans la région parisienne. Né le 13 octobre 1946 à Paris, il s’est très vite dispersé au fil des rencontres, passant à côté d’une carrière qui s’annonçait prometteuse : il reste toutefois surtout connu, aujourd’hui, pour être l’un des repreneurs graphiques de la série d’aviation « Tanguy et Laverdure ».
Ancien élève des Arts appliqués, mais déjà professeur de dessin, Patrice Serres publie ses premiers strips dans France-soir en 1966, avec les adaptations de « La Route de Corinthe » de Claude Rank et « Max le menteur » d’Albert Simonin.
Il séjourne aux États-Unis au milieu des années 1960, et c’est alors qu’il devient l’assistant du dessinateur Frank Robbins sur le strip quotidien « Johnny Hazard » : « C’est surtout Robbins qui m’a tout appris. Je me roule par terre devant ce maître du noir et blanc. Il m’a confié des astuces que j’aurais bien du mal à transmettre. On a même signé des strips à deux… », confie-t-il en décembre 2004 à Morgan Boëdec dans Bo-Doï n° 80.
De retour en France en 1967, Patrice Serres entre l’année suivante — grâce à Jean Giraud — à Pilote où il livre des pages d’actualité sous le pseudonyme Esdé (S pour Serres et D pour Ducros, un « pote » des Arts appliqués). Il entre en 1970 chez Fleurus presse, où il collabore à l’hebdomadaire Formule 1, réalisant des récits complets, des énigmes et certains épisodes de la série « Franck et Drago » qu’il continue de signer Esdé.
En 1973, dans le n° 35 de Phénix racheté par Dargaud, il dessine l’histoire d’aviation « Yves Sinclair » — écrite par Claude Moliterni — qui compte deux épisodes repris en album chez Dargaud en 1975 et 1976.
Il travaille ensuite sur quelques bandes publicitaires comme le deuxième tome des « Babus » ou les deux volumes de « Secourir » : toutes publiées en albums chez Fayard/Mame en 1978, sous le patronage de la Croix-Rouge française (scénarios de Christian Debras).
Après le décès de Jijé, Jean-Michel Charlier lui propose de reprendre les aventures de Michel Tanguy et Ernest Laverdure, dont il réalise trois épisodes de 1981 à 1984. (1)
De 1986 à 1988, Patrice Serres participe à la rédaction de Hara-Kiri au poste de directeur artistique et dessine brièvement « Le Diplomate » — sous le pseudonyme de Brain Group — dans le magazine pour adultes Sexy-Flash.
En 1991, il dessine « La Meute » : l’unique épisode de « Kim Wolf » chez Dargaud.
En 1994, il adapte « Les Fourmis » de Bernard Werber dans L’Écho des savanes, édité ensuite en album par Albin Michel.
En 2001, il publie « Le Bal des abeilles » avec le professeur Rémy Chauvin aux éditions du Goral.
En 2004, pour le quotidien Le Monde, Patrice Serres évoque le premier empereur de Chine, dont les dessins sont réunis dans « Qin, l’empire des dix mille années » : un album de 120 pages publié aux éditions Philippe Picquier, deux ans plus tard.
Pour le quotidien Le Parisien, à partir des reportages d’Albert Londres, il dessine en 2007 « Les Forçats de la route » (puis « L’Armistice de 1918 »), repris sous forme d’album aux éditions Le Parisien-Aujourd’hui en France, la même année.
Véritable touche-à-tout, Patrice Serres était aussi un sinologue reconnu !
Par ailleurs, il a été l’éphémère rédacteur en chef adjoint de Tintin France en 1975, a animé des émissions pour France Musique, France Culture et France Inter (dont « L’Orteil en coin »), entre 1977 et 1981, a signé l’animation de 208 fiches bricolage du professeur Choron pour TF1 et Canal +, a adapté pour l’animation en 26 épisodes « Yves Sainclair » — rebaptisé « Les Ailes du dragon » —, a réalisé l’habillage de France 3 ou le générique de « Thalassa » et — enfin ! — est devenu dessinateur philatélique pour la Poste en 2006.
Véritable tourbillon, Patrice Serres était un personnage fantasque et drôle. Je terminerai en évoquant une confidence que m’a faite un jour Jean-Michel Charlier : « Un matin, Patrice, en retard dans sa livraison des pages de “Tanguy”, m’a demandé de le rejoindre gare de Lyon à l’arrivée d’un train. Il était bien là, vêtu de l’uniforme des employés de voitures-lits, m’affirmant qu’il arrivait d’Italie par le train de nuit où il était employé. » Le génial scénariste n’a jamais su si son dessinateur était sérieux ou — une fois de plus — légèrement mythomane.
BDzoom.com, dont plusieurs chroniqueurs l’ont bien connu, présente ses sincères condoléances à la famille de Patrice Serres.
Henri FILIPPINI
Relecture, corrections, rajouts, compléments d’information et mise en pages : Gilles RATIER
(1) Dans les tomes 9 et 10 de l’intégrale « Tanguy et Laverdure » publiée chez Dargaud en 2018 et en 2021, l’érudit Patrick Gaumer et notre ami Gilles Ratier évoquent longuement sa carrière dans leurs dossiers de présentation, à travers divers textes ou interviews de l’auteur.
Une bien triste nouvelle…
Regardez comme les caractères chinois sont bien tracés dans l’album QIN ! … rien à voir avec ce que nous sert le couple Charles et leur CHINA LI !
Je me souviens avec émotion de ma lecture de ses premières pages de Tanguy et Laverdure dans le Pélerin.
Puis j’ai essayé de suivre sa carrière, ce qui n’était pas facile !
C’est bien dommage. L’histoire avec les abeilles était géniale. Mais au lieu de la finir en un tome comme initialement prévu, deux suis furent envisagées mais n’ont jamais vu le jour… Dommage! Parce que… Quel talent !
Patrice était un merveilleux conteur, il avait toujours de multiples anecdotes (invérifiables mais tellement extraordinaires) à raconter, sur sa carrière et sur ses projets. De très nombreux ne virent pas le jour, malheureusement, comme l’histoire d’Albert Londres, dont il me parla longuement il y a de nombreuses années et qui fit l’objet d’autres ouvrages depuis. Notez que Patrice collabora très souvent avec Claude Moliterni, notamment sur « Les Ailes du dragon », l’adaptation en dessin animé d’ »Yves Sainclair », que les deux hommes avaient imaginés ensemble, comme l’explique Henri Filippini. Je le précise car Claude fut le fondateur,avec Philippe Mellot et moi-même de BDZoom.com, ce qui n’est pas un détail pour vous, fidèles lecteurs. LT
« Midi-Minuit fantastique », la mythique revue de cinéma, a accueilli dans son n° 17 (juin 1967) une courte BD expérimentale (sans scénario) signée Esdé (intitulée « la Belle et la moche »), accompagnée de photos du jeune Serres (déjà barbu) et de son copain Ducros affirmant avoir « beaucoup de projets de bandes dessinées ». La porte était donc ouverte pour un album chez l’éditeur Éric Losfeld, mais il n’y en eut pas. Et la carrière de Serres donne l’impression d’avoir été riche en ce genre de rendez-vous manqués. (Il est dans la meilleure période de « Pilote » sans qu’il n’en résulte rien, il arrive à « Hara-Kiri » quand le journal périclite…)
« De 1983 à 1991, Patrice Serres participe à la rédaction de Hara-Kiri au poste de directeur artistique… » : à ma connaissance, sa participation a été beaucoup plus courte. On ne le voit arriver (dans l’ours ou dans les pages) qu’à partir de 1986, c’est-à-dire quand se termine la période « historique », celle de Gébé/Gourio (avec Cartry, Blandine Jeanroy, Philippe Delessert, Daniel Tallet et Pascal Blondeaux à la maquette ou à la direction artistique), et que commence le dernier acte, financé par le requin de l’édition Sandro Fornaro. Et cette période se termine un an après, en 1987 (Fornaro piquant le titre à Choron). Serres reste alors fidèle à Choron, parfois seul avec lui dans les locaux, et s’occupe des quatre numéros de « Professeur Choron », en 1988. Et puis après, c’est la débandade, il n’y a plus de journal, plus de boulot. Donc, je peux me tromper, mais Serres et la rue des Trois-Portes, c’est plutôt de 1986 à 1988.
Serres a aussi illustré l’ »Oracle Dessuart » (du nom d’un voyant parisien), en 1986, pour l’éditeur de cartes à jouer Grimaud. 52 cartes peintes qui, mises bout à bout, forment une longue image de désert permettant de révéler les « facultés parapsychologiques latentes en chacun ». (Je n’ai pas essayé.)
Merci Bernard pour toutes ces précisions, ! En suivant tes conseils, on va corriger l’article en mettant de 1986 à 1988 pour sa participation à la rédaction d’Hara-Kiri…
La bise et l’amitié
Giles
« Qin, l’empire des dix mille années » : un album de 120 pages (et non « de 200 pages ») publié aux éditions Philippe Picquier.
Dans un extraordinaire entretien accordé par Patrice Serres à ses éditeurs (Gilou-Glénat), entretien qui ouvre le volume 1 de « Johnny Hazard » publié par Gilou-Glénat en 1988, on lit ce récit hallucinant :
« Je suis sinologue. En 1967, j’étais inscrit à l’École pratique des hautes études tout en continuant la BD pour vivre. Avant de passer mon doctorat de chinois, comme tout sinologue passionné, j’ai décidé de faire un voyage en Chine pour préparer ma thèse sur les jeux, un voyage officiel donc. Me voilà parti pour l’Empire du Milieu et je débarque à Chengdu, seul Européen dans une ville quasi médiévale, tout à fait à l’ouest, nichée, à 3000 mètres d’altitude, sur les contreforts du Tibet : immense, 5 millions d’habitants, pas de rues, des murs d’enceinte, une vraie ville à la Johnny Hazard. Là, je suis reçu par la famille Wong : les Wong étaient des responsables de l’université. Ma vie d’étudiant se déroulait à peu près agréablement quand, un jour, des trains sont arrivés en gare, chargés de milliers de “Gardes rouges”. Enfin, nous l’avons cru… Des gosses en fait, de 12-13 ans, qui fuyaient vers l’ouest les expériences que Mao faisait pratiquer sur eux… Par exemple, d’essayer sur eux de la nourriture à base de sciure de bois… Donc, leurs trains s’arrêtaient là, à Chengdu. Ils sont tombés sur la ville comme des sauterelles, chapardant tout. Ils ont pris le pouvoir et ont fait élire un maire de 12 ans !… Le Pouvoir central n’a pas.aimé ça. Ils ont envoyé l’armée et les gosses ont été liquidés… à la baïonnette ! Des scènes qui me font encore dresser les cheveux sur la tête, la nuit… Tout ce qui ressemblait à un môme a été tué… Au moins 500 000 gosses. J’ai fui avec la famille qui m’hébergeait. Deux mille kilomètres à pied dans les rizières… On s’est cachés dans des seaux de merde… J’ai été pris et mis en prison. Mon statut d’étudiant ne me protégeait plus, j’avais vu des choses qu’il ne fallait pas voir. J’ai alors fait l’objet de tractations et, après une fausse évasion, j’ai été pris en charge par la CIA, je me suis retrouvé au Japon et j’ai dû montrer patte blanche… Alors j’ai pensé à Robbins [dont Serres avait été l’un des assistants en 1964-65], qui était alors très célèbre, presque autant que Caniff. À tel point que PUS Air Force lui prêtait un avion pour ses déplacements ! Une sorte de John Ford de la BD, quoi ! J’ai donc dit que j’avais été l’assistant de ce patriote incontestable et Robbins a confirmé. Je suis reparti aux USA pour un an. Au cours de cette année j’ai encore plus appris de lui que la première fois… C’était vers 68-69. »
Patrice Serres avait une façon inhabituelle de dessiner les personnages en mouvement (surtout les visages…) mais c’était un homme hors du commun, qui avait vécu plusieurs vies en une. J’ai toujours beaucoup aimé la trilogie « Tanguy et Laverdure » dessinée par Jijé et par lui.
De nos jours Chengdu est devenu un centre industriel important pour le complexe militaro-industriel chinois (avions de chasse, radars, etc.) … O tempora O mores comme dirait la vigie des pirates….
Flûte ! J’ai insuffisamment relu ce texte (que j’ai scanné avec un logiciel de reconnaissance optique de caractères). Lisez : « À tel point que l’US Air Force lui prêtait un avion pour ses déplacements ! »
(Je viens aussi d’incorporer ce récit à la page Wikipédia consacrée à Patrice Serres.)
Décidément, cette saison du renouveau est fatale à nos artistes de bande dessinée. (Comme le chantait Brel dans « Le moribond », « c’est dur de mourir au printemps, tu sais. »)
Lecteur du « Pèlerin » (ma mère le recevait), j’y ai lu les deux épisodes alors inédits publiés dans cet hebdomadaire. Le mauvais sort s’en est mêlé : l’épouse de Patrice Serres est décédée prématurément fin 1983 ce qui a interrompu la publication de l’épisode « L’espion venu du ciel. » Il a repris quelques semaines plus tard pour s’achever en juin. L’intrigue était loin d’être close mais, à ma connaissance, il n’y a pas de suite, que ce soit dans « Le Pèlerin » (la dernière vignette était d’ailleurs muette) ou en album et c’est bien dommage.
Cordialement,
Comme le rappelle l’ami Dominique Tardivel, la série « Tanguy et Laverdure » dessinée par Patrice Serres a été prépubliée dans « Le Pèlerin » de 1982 à 1984. De 1967 à 1975, l’hebdomadaire avait repris sans problème les premières histoires parues dans « Pilote », mais en 1982, avec l’épisode » Plan de vol pour l’enfer », les lecteurs eurent un choc en constatant que les deux anciennes gloires de l’aviation françaises, autrefois moralement irréprochables, avaient pris des allures de baroudeurs, engagés par une société privée dans un combat douteux. Face aux protestations, la rédaction du « Pèlerin » fut embarrassée, et quand commença « L’Espion venu du ciel » le directeur de la rédaction, le Père Henri Caro, prit soin de préciser que dans ce nouvel épisode Tanguy et Laverdure seraient plus fréquentables…
Quant à la vie de Patrice Serres, elle fut effectivement hors normes, mais ce qu’il en disait doit quand même être pris avec circonspection… La tendance qu’il avait à broder sur sa vie n’enlève bien sûr rien à la seule chose qui compte chez un artiste, c’est-à-dire l’oeuvre…