Aviez-vous, jusque-là, entendu parler d’Eadweard Muybridge ? Certainement pas, ou si peu ! Grâce à Guy Delisle — auteur québécois célèbre pour ses bandes dessinées autobiographiques (dont « Pyongyang », « Chroniques birmanes », « Chroniques de Jérusalem » et « Le Guide du mauvais père ») —, vous allez pouvoir en savoir plus sur ce personnage, injustement oublié par l’histoire, qui fut le premier homme à dompter le mouvement et à projeter un film. À travers cette chronique d’une passion obsessionnelle, Guy Delisle va, avec beaucoup d’humour et avec son caricatural trait stylisé, reconnaissable au premier coup d’œil, vous expliquer comment un type complexe, au sale caractère, voire misanthrope dans l’âme, va réussir à d’arrêter le temps.
Lire la suite...« La Colère de Fantômas » T1 et T2 par Julie Rocheleau et Olivier Bocquet
Depuis cent ans, le bandit masqué, nommé et titré « Fantômas » dès le premier roman imaginé par Pierre Souvestre et Marcel Allain en 1911, est devenu l’archétype français du « génie du crime ». En janvier 2013, Olivier Bocquet et Julie Rocheleau se sont emparés à leur tour de ce mythique mais sinistre personnage : dans les deux volumes déjà parus de « La Colère de Fantômas », nous pouvons redécouvrir le Tout-Paris de la Belle Epoque, subitement frappé d’effroi par les incroyables méfaits du nouvel ennemi public numéro 1… Nul doute, cependant, que l’inspecteur Juve, le journaliste Fandor et un certain Méliès arrivent à contrer cet inquiétant meurtrier ! Menons ici l’enquête en compagnie des auteurs, qui se sont aimablement prêtés au jeu de l’interview-découverte.
Le grand public actuel n’a conservé qu’une image tronquée de Fantômas, héritée des comédies d’aventures des années 1960, avec Louis de Funès et Jean Marais. Durant cette décennie, trois films réalisés par André Hunebelle (« Fantômas » en 1964 ; « Fantômas se déchaîne » en 1965 et « Fantômas contre Scotland Yard » en 1967) vont circonscrire le personnage aux seuls usages du masque bleu, du rire glaçant et des gadgets technologiques (dont la Citroën DS volante), dans une approche digne de certains grands méchants issus de la saga « James Bond ». Pourtant, le caractère imaginé par Souvestre et Allain durant les 32 romans initiaux (publiés de 1911 à 1913 au rythme infernal d’un par mois par l’éditeur Arthème Fayard…) est aux antipodes de cette représentation tous publics et familiale.
Car Fantômas est un assassin, qui n’hésite ni à vider les coffres ni à torturer ou tuer (y compris en répandant la peste sur tout un paquebot !), tandis que les auteurs se jouent de la fiction et de la réalité ; ces derniers recyclent à l’occasion certains des faits divers qui émaillent alors la presse française mais aussi anglo-saxonne, participant à la psychose d’insécurité d’avant-guerre. Mixte effarant entre le réel Jack l’Éventreur et les fictifs Moriarty (nemesis de Sherlock Holmes) ou « Fantôme de l’opéra » (Gaston Leroux, 1910), Fantômas est donc le Mal incarné mais fascine dès sa parution feuilletonesque, du reste massive : 100 000 exemplaires, des publicités intrigantes et bientôt les premières adaptations, au cinéma (dès 1913), au théâtre (1921), en pièce radiophonique (1946-1947) puis, naturellement, en bande dessinée (citons par exemple la série de 3 albums imaginés par Luc Dellisse et Claude Laverdure pour Claude Lefrancq Éditeur entre 1990 et 1995).
L’image la plus emblématique du personnage demeure encore, cent ans après, celle imaginée en 1911 par un artiste anonyme pour la couverture du tout premier roman : soit un personnage géant de dandy masqué, tenant dans sa main droite un couteau ensanglanté et semblant écraser de son pied les toits de Paris. Cette couverture iconique sera reprise quasiment à l’identique par l’affiche du premier film réalisé par Louis Feuillade pour Gaumont en 1913 ; pour éviter la censure et édulcorer quelque peu l’attraction potentielle de ce visuel auprès du jeune public, seul le couteau ensanglanté sera supprimé des mains du vil protagoniste…
Avec les deux premières couvertures de la trilogie « La Colère de Fantômas » (dont le dernier volume paraîtra en 2015), la dessinatrice canadienne Julie Rocheleau réinvente – par le biais d’un style pictural très inspiré – l’incontournable visuel d’antan tout en réintroduisant la charge transgressive de cet univers. Dès le tome 1, Fantômas, de nouveau armé d’un solide couteau, redevient une ombre inquiétante : une masse noire et cruelle, percée de deux yeux inquisiteurs et dont l’ombre recouvre la capitale et ses eaux mouvantes, elles-mêmes glauques et insaisissables. La noirceur, crépusculaire, semble envahir les lieux peu à peu, sous un ciel dont les contrastes orangés et flamboyants soulignent le vide (aucune âme à l’horizon) et la livide tranquillité (les minuscules lampadaires allumés n’empêcheront ni les crimes ni les forfaits…). A contrario donc du titre du tome 1 (« Les Bois de Justice », synonyme d’échafaud), Fantômas semble promis à l’impunité. Un détail que corrobore le visuel du deuxième tome, où « Tout l’or de Paris » semble être une cible de choix pour les deux ombres se mouvant non loin du Dôme des Invalides, dont la coupole est décorée de motifs nécessitant – pour l’anecdote -… 12 kilos d’or. Sous une Lune complice, les yeux rouges des deux silhouettes offrent une variante criminelle à l’ombre néfaste du tome 1, tout en remixant la trilogie des éléments constitués d’une silhouette (noire et voutée) du crime, d’une architecture parisienne et d’un fort contraste chromatique. Là encore, et alors que Fantômas lui-même s’est effacé pour laisser agir ses hommes de mains, la nuit offre une atmosphère complice aux actes les plus répréhensibles.
Interviewée (janvier 2014), Julie Rocheleau a toutefois avoué que, concernant ces couvertures, son intention première était toute autre :
« À l’époque où je travaillais sur le tome 1, et dans une certaine mesure aussi pour le tome 2, je me suis intentionnellement maintenue dans l’ignorance afin de ne pas être influencée par les mille et une adaptations qui ont déjà été faîtes. C’est comme ça que je pouvais m’approprier, ou du moins avoir l’illusion de m’approprier, ce personnage iconique.
[...]
Lorsque nous avons commencé à parler de la couverture, Olivier Bocquet et moins étions très tôt d’accord sur les points suivants: Fantômas ne devait pas y figurer. Nous ne voulions pas mettre le titre en couleur claire sur fond noir, parce que c’est ce que tout le monde fait. Surtout, pas de vue carte postale sur Paris…
En fait, ce que je voulais au départ, c’est un peu ce qu’on retrouve sur la 4ème de couverture. Juste une tête coupée qui hurle en tombant, et du sang qui gicle. Je voulais que ce soit violent, mais avec très peu d’éléments. Sauf que l’éditeur n’aimait pas mes propositions… Nous avons tourné en rond des semaines, voire des mois. On n’arrivait pas à être d’accord.
Finalement, on a fait le pastiche, un hommage aux origines, un clin d’œil à ceux qui connaissent.
La couverture actuelle est donc tout le contraire de ce que nous voulions au départ, mais puisque ça fonctionne bien et que tout le monde semble l’aimer, j’ai décidé de reprendre la formule pour les tomes suivants. »
Le scénariste Olivier Bocquet a également précisé la genèse de ce projet, ainsi que celle des couvertures.
D’où est venue l’idée de travailler sur Fantômas ?
« Fantômas est un personnage extrêmement présent dans l’inconscient collectif français, on le cite à tout propos dans les conversations, dans la presse, partout. Un jour, ça m’a frappé, tout simplement. Comment un personnage si connu peut-il être aussi sous-exploité ? Même si on ne connaît rien de lui, on sait qu’il évoque « le Mal »… et le masque. Fantômas est un des très rares personnages « mythologiques » français du XXème siècle, et on l’a laissé prendre la poussière dans un placard depuis… presque cent ans, en fait. Car depuis les films de Feuillade, je pense que personne ne l’a pris suffisamment au sérieux pour lui donner toute sa dimension. Je dis ça, mais c’est un commentaire rétrospectif : à l’époque je ne connaissais presque rien au personnage. Mais quand j’ai commencé à m’y intéresser, je suis allé acheter l’anthologie Fantômas dans la collection Bouquins, et j’ai commencé à lire les romans. Et plus j’avançais, plus je sentais que je tenais vraiment quelque chose d’unique. Comme un trésor que tout le monde aurait oublié. Il n’était pas question que je laisse passer un potentiel pareil : combien d’occasions dans une vie a-t-on de travailler une telle matière ? Et mieux : combien d’occasions a-t-on de ressusciter un personnage mythique presque tombé dans l’oubli ?»
Pour les visuels principaux, on songe bien sûr à l’inquiétante couverture de 1911 et donc à l’affiche du film de 1913 (poignard en moins) : comment se détacher de ces visions emblématiques ?
« Concernant l’affiche iconique, la réponse est en deux parties :
1. Concernant le personnage lui-même, c’était un impératif de lui créer un look qui soit presque à l’opposé de ce gentleman-cambrioleur en tenue de soirée avec son masque et son haut-de-forme. Car l’image est iconique, certes, mais également complètement galvaudée. Et ressortir de la malle à costumes cet accoutrement poussiéreux n’aurait fait qu’annoncer une adaptation poussiéreuse, alors que mon but avec cette histoire (et le but de Julie avec son dessin) était de moderniser le personnage. Nous avons travaillé pendant des semaines pour définir les caractéristiques de « notre » Fantômas. Nous sommes passés de l’aviateur à Dark Vador, du nazi au scaphandrier… Pour finir par ne garder qu’une silhouette, presque une ombre, dont les détails se perdent. Une présence très forte, mais insaisissable.
2. Concernant la couverture, Julie et moi avions décidé dès le début de ne pas mettre Fantômas ni Paris. Bon. Raté.
Il y a eu une vingtaine de propositions de couvertures, parfois très abstraites (l’ombre de la guillotine, par exemple, ou juste un gros plan sur une bouche qui hurle).
Mais c’est notre éditeur qui nous a convaincus que si on voulait vendre un Fantômas « moderne », le minimum était de montrer qu’il avait changé dès la couverture. Après quelques essais, dont un que nous aimions tous beaucoup (un gros plan sur Fantômas masqué qui regarde le lecteur), c’est Pauline Mermet, notre éditrice chez Dargaud, qui a suggéré qu’on reprenne le visuel de la célébrissime affiche. J’étais franchement contre depuis le début parce que ça me semblait trop « évident ». Mais parfois, l’évidence est ce qui est le plus pertinent.
Julie a fait une première esquisse : juste la silhouette dans Paris (mais un Paris SANS tout Eiffel, faut pas exagérer non plus). Dans Paris, mais pas au-dessus, comme sur l’affiche originale. Que ça fasse plus Godzilla (donc menace de destruction, peur sur la ville) que l’image finalement plus abstraite et symbolique de l’affiche originale, où Fantômas enjambait la ville d’un seul pas, comme si elle n’existait pas.
Nous avons évidemment gardé le poignard, car il n’était pas question d’édulcorer « notre » Fantômas.
Après cette première esquisse, j’ai suggéré à Julie quelques modifications :
– Garder la même pose, mais qu’on ne soit plus face au personnage, mais un peu de profil (une façon de dire « on change de point de vue »)
- Que le personnage ait la tête tournée vers le lecteur, deux yeux blancs, comme des phares, comme une menace dirigée vers nous. Car Fantômas est avant tout un masque, et dans la première proposition on ne voyait pas le masque : juste la silhouette. Or, très souvent, les méchants mythiques sont reconnaissables à leur masque, ou à leur visage : Dark Vador, Dracula, Frankenstein, le Joker…
Concernant la couverture du tome 2, nous sommes surtout partis de l’idée qu’on ne voulait plus une image « symbolique », mais une illustration qui soit un peu le hors-champ de l’album (principe qu’on va tenter de tenir pour le ou les albums suivants). C’est à dire quelque chose qui se passe avant ou après une séquence, ou en parallèle de celle-ci. On a essayé pas mal de trucs, et on a fini sur cette image, qui avait l’avantage de mettre des personnages dans le cadre, et surtout de rappeler la première couverture. Pour ce qui est du hors-champ, le contrat est rempli : en l’occurrence, on peut considérer cette couverture définitive comme la toute première case de l’album, qui précède exactement la première planche. Et pour les couleurs, on a gardé les mêmes que sur le premier album…»
Nul doute qu’avec d’aussi intenses représentations, plus d’un siècle après son apparition, Fantômas, qui avait déjà fasciné (des années 1910 aux années 1960) rien moins que Blaise Cendrars, Guillaume Apollinaire, Max Jacob, Robert Desnos et Jean Cocteau, va poursuivre son insensé voyage vers le cœur (émerveillé et transi !) des lecteurs de tous âges. Reprenons en clôture ces quelques vers de Desnos, qui répondent parfaitement aux couvertures des présents albums : « Allongeant son ombre immense / Sur le monde et sur Paris, / Quel est ce spectre aux yeux gris / Qui surgit dans le silence ? / Fantômas, serait-ce toi / Qui te dresses sur les toits ? ». (Extrait de « Complainte de Fantômas », in « Fortunes », Gallimard, 1953).
Philippe TOMBLAINE
« La Colère de Fantômas » T1 et T2 par Olivier Bocquet et Julie Rocheleau
Éditions Dargaud 2013 et 2014 (13, 99 €) – ISBN : 978-2205070194 et ISBN : 978-2205071726