Après deux ans d’absence, Mathieu Lauffray conclut le cycle « Raven » avec ce copieux (84 pages) troisième volume. Dans la lignée de son « Long John Silver », scénarisé par Xavier Dorison, le dessinateur — qui sait si bien mettre en scène pirates, mer déchaînée, ambiances gothiques ou menaçantes — revient en soignant son final.
Lire la suite...« Virginia T1 et T2 : Morphée – Delirium Tremens » par Benoît Blary et Séverine Gauthier
Étrange western que « Virginia », où nous avions pu découvrir dès le premier tome («Morphée », paru en mai 2013) la dérive d’un soldat sudiste déserteur nommé Doyle : car cet ex-tireur d’élite tente d’oublier, entre alcool et morphine, qu’il a abattu d’une seule balle un général unioniste et la petite fille qu’il tenait dans ses bras. Depuis, cette mort infantile le hante à chaque instant, dans un monde – celui de la fin de la Guerre de Sécession (1861 – 1865), basculant lui-même dans la folie… Dans le tome 2 (« Delirium Tremens », mai 2014), Séverine Gauthier (scénariste notamment de la série « Washita ») et Benoît Blary (« Sigurd et Vigdis », « 20 ans de guerre ») poursuivent ce road-trip psychologique, cette fois-ci sur le difficile chemin de la rédemption, auprès d’esclaves noirs affranchis…
Comme l’indique le haut droit de la couverture du tome 1, le récit présenté débute historiquement en janvier 1863, à Lake Providence. Cette ville du nord est de la Louisiane fut créée au printemps 1862, lors de l’arrivée de l’armée nordiste du général Ulysse S. Grant : ce dernier allait bientôt prendre cette bourgade comme base militaire pour l’un des moments clés du conflit : la campagne destinée à prendre la ville sudiste de Vicksburg, située plus au sud, de l’autre côté du fleuve Mississippi. Aux alentours, les anciennes plantations de coton – désormais abandonnées par leurs maîtres – rendirent libres de très nombreux esclaves noirs, qui affluèrent également à Lake Providence.
Dans ce contexte relativement houleux, la couverture dessinée par Benoît Blary est volontairement intrigante : qui est l’homme aux traits pâles et aux vêtements sales marchant en tête de ce sinistre cortège ? Qui est cette petite fille (Virginia/Virginie ?) fantomatique et semblant mortellement blessée à la poitrine ? Cette armée de soldats-morts-vivants en marche ne cherche-t-elle pas à nous entraîner dans le monde des morts, dans une cynique évocation radicale du « monde de Morphée » ?
Divinité grecque des rêves prophétiques, Morphée fut souvent représenté sous les traits d’un jeune homme tenant un miroir dans une main et des pavots soporifiques de l’autre, capable également de se présenter sous les traits (ou « forme », issu du grec morphế) d’un être cher. Morphée, on le sait, a aussi donné le mot morphine, drogue au pouvoir soporifique. On pourra mettre naturellement tous ses éléments de réflexion en parallèle du bandeau titre de la série : ce dernier dévoile une panoplie complète d’objets permettant de circonscrire l’intrigue westernienne autant que les errements du principal protagoniste. Citons le képi souple, le revolver Spiller & Burr Army, le drapeau confédéré (Southern Cross), la fleur de pavot à opium, la bouteille de Whisky, les fioles de morphine et la seringue…
L’ensemble du design de la couverture, dont les teintes bleutées et grisâtres suggèrent aussi l’affrontement meurtrier entre Nordistes et Sudistes, est repris au plus célèbre magazine politique américain de l’époque, le Harper’s Weekly, qui sera publié de manière hebdomadaire à New York de 1857 à 1916. Très illustré (gravures et caricatures), ce magazine livrera précisément ses meilleurs articles pendant la Guerre de Sécession, grâce aux informations et billets envoyés du front par ses différents collaborateurs.
En couverture du tome 2, la date s’est avancée d’un mois (février 1863, toujours à Lake Providence), annonçant donc une progression lente de l’intrigue. Le bandeau titre est inchangé dans le détail des objets déjà évoqués et seul change donc l’illustration de couverture, qui nous montre cette fois une barque navigant vers la gauche, à rebours du sens narratif traditionnel. A son bord, deux Noirs en train de ramer, Doyle passif et le regard abattu à l’arrière. Et, de nouveau, la mystérieuse petite fille (reconnaissable à sa robe blanche et à son nœud rose dans les cheveux) debout à l’avant, semblant guider l’embarcation vers une destination inconnue. Au travers de ce bayou ou des eaux brumeuses du Mississippi, le thème du Fantastique est abordé frontalement : après les zombies du premier tome, c’est cette fois-ci le fantôme des vivants qui est évoqué, dans la mesure où la silhouette de la jeune fille est la seule à ne pas se refléter dans l’eau environnante.
Le titre « Delirium Tremens » renvoie aux conséquences neurologiques sévères liées au syndrome de sevrage d’alcool : fortes fièvres, tremblements, délires hallucinatoires, onirisme et troubles divers peuvent alors entraîner la mort du patient, dont la folie pourra être apaisée un temps par l’opium. Dans la lignée du premier tome, les auteurs posent donc la question de la réalité de ce que nous voyons : revenu d’entre les morts et tentant de guérir de son trauma passé, le soldat Doyle est-il encore en état de suivre le fil de l’Histoire en marche Peut-il encore trouver la rédemption (ou une nouvelle « virgini-té », pour adopter une autre probable symbolique du titre) en tentant de sauver ce qui peut encore l’être ?
Corps et âme, être et néant, homme et enfant, blanc ou noir, au passage de deux mondes (morts et vivants pour le tome 1, terrestre et liquide pour le tome 2), la série « Virginia » pose intelligemment les jalons de très nombreuses questions qui trouveront leurs réponses dans le tome final suivant. Saluons enfin le travail effectué dans « Virginia « sur la couleur (poche de la bichromie) et la lumière, au profit d’une ambiance poussiéreuse et charbonneuse digne de l’époque comme des épreuves psychologiques traversées.
Nous clôturons cette article avec quelques détails et travaux de recherches graphiques – donnés aimablement par les auteurs – concernant la genèse des couvertures, dont celle (encore inédite), du tome 3 (intitulé « Providence » et illustrant la traque du soldat fugitif par l’armée fédérale comme par l’ennemi confédéré), à paraître l’an prochain…
Comment a débuté le projet « Virginia » ?
Séverine Gauthier : « Benoît et moi travaillons côte à côte à l’Atelier 510 TTC à Reims depuis quelques années. Nous avons une passion commune pour l’histoire des États-Unis (que j’enseigne à l’université), en particulier pour le 19e siècle. Nous avons donc eu naturellement envie de travailler ensemble sur un projet qui s’inscrirait dans cette période sans pour autant être un récit historique. Nous avons commencé à travailler en 2009 à la création du personnage de Doyle et de son histoire, et pendant plus d’un an avant de présenter le dossier aux éditeurs potentiels. Pendant la création du projet, Benoît faisait beaucoup de croquis au fur et à mesure que je lui exposais certaines idées ou que je lui faisais relire les différentes versions du scénario. Finalement, ces croquis créés à partir du ressenti de Benoît par rapport aux premiers éléments forts de l’histoire sont devenus les visuels des couvertures des tomes 1 et 2. Le projet s’est longtemps appelé « Maroons » avant de prendre le nom définitif de « Virginia », c’est pourquoi vous verrez sur les premières recherches de couverture le titre « Maroons ». »
« Quand nous avons commencé à réaliser le tome 1, « Morphée », avec Casterman, nous sommes partis pour le visuel de couverture des représentations du personnage de Morphée dans la peinture classique, une piste que nous avons vite abandonnée, parce que ni nous, ni l’éditeur n’étions satisfaits… »
« Nous avons alors voulu donner une cohérence à l’ensemble de la série en trouvant un visuel fort qui unifierait les trois volumes et nous permettrait d’ancrer visuellement dès le premier regard la série dans son époque et dans la Guerre de Sécession. Nous nous sommes alors inspiré de la première page du Harper’s Weekly, un magazine très populaire ou très décrié (selon le camp du lecteur) pendant la Guerre de Sécession. Benoît et moi avons tout de suite été convaincus par cette idée. Il a fallu un peu de persévérance pour convaincre l’éditeur de nous suivre. Nous avons alors travaillé sur les éléments de maquette et fait des propositions à l’éditeur. Pour finalement tomber d’accord sur un compromis qui est le visuel final de la série…. »
Aviez-vous des références cinématographiques ou littéraires précises en tête, en amont ou pendant la réalisation de ces albums ?
Benoît Blary : « Je n’ai pas eu de références cinématographiques véritablement conscientes, bien que je sois amateur des films (westerns ou non) de Clint Eastwood, et du Western en général. »
« Pour les ambiances, je peux citer « Southern Comfort » (« Sans retour », en VF, réalisé par Walther Hill en 1981) et « Dans la brume électrique » (Bertrand Tavernier, 2009) pour les bayous, bien que je ne les avais pas réellement en tête à chaque instant. « Les Proies » (Don Siegel, 1971), aussi, notamment pour la plantation du second tome qui est un clin d’œil à celle ayant servi dans le film (Ashland Belle-Hélène, en Louisiane).
« Pour les romans sur la période il y a « Josey Wales, hors-la-loi » de Forrest Carter (1973), que Clint Eastwood a adapté en 1976 ; « Le Diable en gris » de Graham Masterson (2004), « Wilderness » de Lance Weller (2012) ou encore « Les Fosses d’Iverson » de Dan Simmons (2004). Mais, comme pour les films, ce ne sont pas des références omniprésentes, tout ceci constituant sans doute un imaginaire me servant à composer mes images. »
« Les peintres et illustrateurs ont aussi leur part pour les atmosphères colorées, tels Whistler, Monet, Turner, N.C. Wyeth, ou bien la toile « Christina’s World » d’Andrew Wyeth (1948) pour la case d’ouverture du Delirium dans le second tome, etc. »
Philippe TOMBLAINE
« Virginia T1 et T2 : Morphée – Delirium Tremens » par Benoît Blary et Séverine Gauthier
Éditions Casterman (15, 50 €)
ISBN T1 : 978-2-203-04780-8
ISBN T2 : 978-2-203-06369-3