Après deux ans d’absence, Mathieu Lauffray conclut le cycle « Raven » avec ce copieux (84 pages) troisième volume. Dans la lignée de son « Long John Silver », scénarisé par Xavier Dorison, le dessinateur — qui sait si bien mettre en scène pirates, mer déchaînée, ambiances gothiques ou menaçantes — revient en soignant son final.
Lire la suite...« Les Aventures de Tintin T4 : Les Cigares du pharaon » par Hergé
Album d’Hergé mythique mais ayant su préserver sa part de mystères, « Les Cigares du pharaon », 4ème volume des Aventures de Tintin paru en janvier 1934, aura connu plusieurs versions successives, données à lire sous des visuels de couvertures savamment redessinés. À l’heure où la société Moulinsart et l’éditeur Casterman ont annoncé avoir initié (depuis la fin 2013…) une version de l’album permettant « la compréhension du remontage » des deux versions dessinées à vingt ans d’écart (1934 et 1955), parions qu’une nouvelle approche de sa couverture ne sera pas pour vous déplaire !
Après de précédents articles consacrés aux visuels des « Bijoux de la Castafiore », de « Tintin et les Picaros » et de « Tintin au Tibet », notre choix s’est donc porté sur « Les Cigares du pharaon », album clé qui inaugura en 1934 l’arrivée du célèbre reporter chez Casterman, qui prenait alors le relais du Petit Vingtième pour la publication des Aventures de Tintin.
Rappelons effectivement que, le 08 décembre 1932, le journal Le Petit Vingtième titre : « Il est parti ! Suivez à partir de cette semaine les aventures de Tintin en Orient ». Alors que Tintin et Milou voguent vers la Chine à bord d’un paquebot, ils rencontrent inopinément l’égyptologue Philémon Siclone (à la recherche du tombeau du pharaon Kih-Oskh) puis, successivement, l’odieux Rastatopoulos et les détectives Dupondt (initialement nommés X33 et X33 bis), ce sans compter Allan, l’éternel homme de main, et le cheikh Patrash Pasha. Notablement inspiré par la retentissante découverte de la sépulture de Toutânkhamon par l’archéologue britannique Howard Carter le 4 novembre 1922, mais aussi par le récit autobiographique d’Henry de Monfreid, « Les Secrets de la mer Rouge » (1931), Hergé réinvestit dans son récit un très grand nombre de motifs, symboles et situations archétypales du genre. Sous le titre complet « Les aventures de Tintin reporter en Orient, Les Cigares du Pharaon », Tintin croise en effet la culture antique et le trafic d’opium à travers l’Égypte et l’Inde. Port-Saïd, Le Caire, les pyramides, les tombeaux des pharaons, la mer Rouge, le tournage d’un film en plein désert, la jungle et ses éléphants, les fakirs et maharadjahs sont autant de clichés-cases que d’authentiques réalités de l’Orient des années 1920 – 1950.
À l’inverse des titres précédents, « Les Cigares du pharaon » ne s’appuient plus sur un pays mais sur une quête mi-aventureuse et mi-policière (le démantèlement du trafic), teintée des artefacts du roman populaire (un mystérieux génie du mal, la malédiction des pharaons, le poison qui rend fou, la société secrète et les décors exotiques mais inquiétants). Ce grand nombre d’éléments aura du reste failli perdre Hergé lui-même, de son propre aveu : « Je voulais m’engager dans le mystère, le roman policier, le suspense, et je me suis si bien emberlificoté dans mes énigmes que j’ai bien failli ne jamais m’en sortir ! » (in Numa Sadoul, « Entretiens avec Hergé : Édition définitive », Casterman, coll. « Bibliothèque de Moulinsart »,‎ 1989, page 9).
Prépubliés en noir et blanc du 8 décembre 1932 au 8 février 1934 dans les pages du Petit Vingtième, (supplément du journal Le Vingtième Siècle), « Les Cigares du pharaon » paraissent pour la première fois en album en janvier 1934. Sur une couverture blanche et sous un titre rougeoyant, une illustration de forme carrée montre Tintin et Milou se camouflant derrière un lourd pilier, sous l’œil serein du pharaon représenté en pieds sur une vaste fresque murale à l’arrière-plan. Pour cette illustration, Hergé s’est appuyé sur une documentation bibliographique et sur les collections des musées franco-belges, dont Le Louvre ; il représente notamment (en couverture du Petit Vingtième du 19 janvier 1933) un bas-relief datant du Nouvel Empire (XIXe dynastie, 1295-1186 avant J.-C.) montrant la déesse Hathor accueillant le souverain Sethi 1er. Hergé réutilise également les conventions de la peinture égyptienne antique, dont la perspective rabattue, cette technique qui consiste à représenter certaines parties du sujet en vue frontale (yeux et buste) et d’autres de profil (jambes/pieds, tête).
Édité à 6 000 exemplaires en 1934, l’album (qui compte alors 137 pages dont 4 planches couleurs) sera d’abord réédité à l’identique en 1938 (4 500 ex.) et 1941 (4 900 ex.), avant d’être retiré en octobre 1942 avec une couverture pleine page modifiée. Le sujet de l’illustration n’a pas changé (Tintin et Milou sont toujours camouflés derrière un pilier, observant quelque chose ou quelqu’un situé dans le hors-champ gauche), mais de nombreux détails sont apparus : le pharaon, être divinisé, côtoie désormais le dieu faucon protecteur Horus, ainsi que le dieu bélier Khnoum, le précieux gardien des sources du Nil. Par ailleurs, les décors se sont enrichis de hiéroglyphes, de feuillages et fleurs de lotus. En adéquation avec cette maîtrise limpide du trait, façon aplats et ligne claire, l’ombre portée initiale à totalement disparu et seul le sol terreux apparaîtra légèrement plus sombre à l’arrière du duo héroïque.
En 1942, Casterman envisage de publier des albums de 64 pages en version couleurs, obtenant d’Hergé qu’il réadapte ses précédents titres, au terme d’un très fastidieux travail de remontage et recomposition. Mais « Les Cigares du pharaon », décidément clés dans les mutations de l’œuvre hergéenne, ne seront pourtant que le dernier des albums en noir et blanc à être réédité en couleurs, en juillet 1955. Cette longue attente aura été plusieurs fois retardée par un Hergé peu enclin à reprendre une œuvre de jeunesse : depuis 1950, c’est désormais entouré de collaborateurs efficaces (dont E-P. Jacobs, Jacques Martin, Bob de Moor ou Roger Leloup) qu’il avait initié le journal Tintin puis l’aventure lunaire (« Objectif Lune » paraît en 1953). L’aventure originelle, bien que totalement redessinée, est parfaitement fidèle au déroulé de la tramé originelle : le trait d’Hergé, devenu plus minutieux et plus expressif dans la sobriété, s’accompagne désormais d’un foisonnement de détails architecturaux, mobiliers et techniques.
En couverture de la version 1955, Tintin et Milou découvrent désormais, stupéfaits, d’étranges cigares jonchant le sol du tombeau égyptien, n’accordant plus un seul regard aux momies alignées, qui dévoilent pourtant les visages de victimes occidentales et contemporaines. Explorateurs et cibles de la malédiction des pharaons ou êtres drogués entrés en narcolepsie, nul ne le sait encore, mais les lecteurs les plus attentifs auront aperçu au moins un détail savoureux : parmi les cartels nominatifs posés devant chaque corps emmailloté de bandelettes, « E.P. Jacobini » désigne bien sûr l’ami Jacobs : le célèbre coloriste d’Hergé mais aussi le créateur de Blake et Mortimer vient précisément de lancer ses héros dans les deux tomes du « Secret de la Grande Pyramide », parus au Lombard en mai 1954 (avec une couverture assez ressemblante…) et janvier 1955. Nul doute qu’Hergé aura cherché à se hisser au dessus de ces prestigieux modèles très documentés, tout en reconduisant l’intégrité positive de son intrigue : Tintin n’est plus immobile, attiré vers le côté négatif du cadre gauche de l’image, mais en marche vers la droite, digne investigateur et explorateur de sa propre mythologie.
Dans la même veine, c’est à l’intérieur de l’album qu’Hergé réitèrera de manière savoureuse son placement de produit : l’album que le cheikh Patrash Pasha présente à Tintin n’est plus « Tintin au Congo » (version 1934, page 39, case 7) mais… « Objectif Lune » (version de 1964, page 15, case 13), ceci dans l’illogique de la chronologie interne des aventures, puisque le Tintin du 4ème album n’est pas censé avoir vécu à ce stade son expédition spatiale (16ème titre de la série) !
À partir de 1955, le titre de l’album se réduit à la seule mention « Les Cigares du pharaon », adaptant une police d’écriture devenu l’un des motifs de la série et du style Hergé mais aussi des albums… de Jacobs depuis 1950. Y apparaît enfin – dans le O de du mot « pharaon » – le signe du Kih-Oskh (avec sa ligne serpentine doublement ponctuée), inspiré du Yin et du Yang, et véritable trait d’union qui permet de lier des mondes différents – Égypte, Arabie et Inde – tout en donnant au récit une relative cohérence.
Images, symboles, parfums d’orient, évocations historiques, cadre(s) cinématographique(s) et accents littéraires, « Les Cigares du pharaon » exhalent essentiellement l’aventure. Mystère, vous avez dit mystère ?
Philippe TOMBLAINE
« Les Aventures de Tintin T4 : Les Cigares du pharaon » par Hergé
Éditions Casterman (10, 45 €) – ISBN : 2-203-00119-4