Il semblerait que l’éditeur Altercomics, ait tenu ses promesses de faire un effort conséquent sur la traduction en langue française et l’orthographe des textes de certains fumetti du célèbre catalogue de Sergio Bonelli, qu’ils ont commencé à publier depuis le mois d’août (1) : preuve en est la parution des n° 2 disponibles depuis le 8 novembre… Nous en sommes vraiment heureux, notamment pour l’excellente série policière « Julia », scénarisée par Giancarlo Berardi et illustrée pour cet épisode par le virtuose Corrado Roi : voilà qui devrait ravir les amateurs de bandes dessinées populaires italiennes en noir et blanc !
Lire la suite...« Dent d’ours T4 : Amerika Bomber » par Alain Henriet et Yann
Dans la Haute-Silésie des années 1930, trois enfants rêvent d’aéronautique. Mais, lorsque les réalités du nazisme et de la guerre se font bientôt jour, les destins de Werner, Max et Hanna basculent de l’innocence à la gravité. Devenus des as dans deux camps ennemis, voici Hanna chercher par tous les moyens à venger son pays réduit au néant, tandis que Werner doit la retrouver pour l’éliminer. Dans la saga « Dents d’ours », débutée chez Dupuis en 2013, Yann et Henriet progressent à grands pas et de manière haletante, en illustrant les failles et les amours de ce touchant trio d’adolescent à priori inséparable. Dans le nouveau quatrième opus, « Amerika Bomber », les USA se retrouvent menacés par les ultimes fanatiques d’Hitler. Leur plan ? Détruire New York avec une bombe nucléaire !
On savait le prolifique Yann à l’aise dans les registres de la Seconde Guerre mondiale (« Pin Up » avec Philippe Berthet ; « Le Groom vert-de-gris » avec Olivier Schwartz) et de l’aviation (« Le Grand Duc » et « Angel Wings » avec Romain Hugault ; « Mezek » avec André Juillard). Il confirme ici ce double talent thématique dans une saga d’aventure brillamment menée, sachant ne pas retomber dans l’académisme de séries plus anciennes (le titre fait par exemple songer au totem de « La Patrouille des Castors »). En dépassant désormais – avec l’accord de l’éditeur – le carcan moraliste jadis imposé par la prépublication dans Spirou, Yann et Henriet peuvent ainsi montrer sans détours la violence nazie, les conflits psychologiques ou la sexualité de leurs protagonistes… sans trop en faire ! Ce parfait dosage, en accord avec le trait réaliste magnifique d’Henriet (« Golden Cup »), explique du reste la très bonne réception de la série, saluée successivement en 2013 et 2014 par le Prix Saint Michel du meilleur scénario et le Prix des Collégiens d’Angoulême
Comme le suggèrent les visuels de couvertures et les trois premiers titres de la série, « Dents d’ours » se fonde sur le destin de trois enfants émerveillés par les prouesses de l’aviation. Jouant avec des maquettes en bois, ils idéalisent le simple fait de pouvoir voler, ce alors que les nouvelles directives du parti nazi imposent aux pilotes d’adhérer aux thèses du national-socialisme. Pour Hanna Reitsch et Werner Zweiköpfiger, l’affaire n’est qu’un détail : il en va tout autrement pour Max, qui est issu d’une famille juive polonaise, et dont le destin tragique est irrémédiablement scellé. Comme on le comprend avec la couverture de « Dents d’ours T1 : Max » (prépublié dans Spirou n°3903 à partir du 30 janvier 2013 ; paru en mai 2013), le récit fait un lien temporel entre deux époques : les années 1930, où l’émerveillement est encore possible au sein d’un paysage idyllique, et la chute du Reich en 1944-1945, dans la mesure où le ciel semble ici déjà contrôlé par les Corsairs américains. Ces avions, ayant principalement servis durant les campagnes du Pacifique pour y affronter l’armée impériale japonaise, font aussi un lien avec la séquence d’ouverture du tome 1, où surgissent les pilotes kamikazes. En couverture du tome 2, « Hanna » (prépublication dès le 2 avril 2014 dans Spirou n°3964 ; album en mai 2014), la vision est symétriquement inversée : une fille remplace le garçon, le regard et la silhouette tournés vers la gauche suggèrent le blocage et les difficultés sous-jacentes, tandis que le paysage ruiné souligne l’agonie du troisième Reich. L’ultime parade contre les Alliés semble être le recours aux « Wunderwaffen » (armes miracles) de tous modèles, dont les Triebflügels (avions à rotor tripale et à décollage vertical, conçus par la société Focke-Wulf), mais qui ne furent en réalité jamais achevés.
Pour le tome 3, « Werner » (prépublié à partir de Spirou n°4014 le 18 mars 2015 et paru en mai 2015), la vision est amplement plus désenchantée : de dos, perdu dans les ruines berlinoises à proximité de la Porte de Brandebourg, le principal protagoniste ne lève plus les yeux vers le ciel. On imaginera sans peine son rêve brisé – voir le symbole de la maquette d’avion en bois, partiellement cassée – et l’échappatoire suggérée par l’envol d’un unique appareil (un Fieselier Fi 156 Storch, avion de reconnaissance allemand). Pour les connaisseurs de la période, ces éléments font référence à un évènement authentique de la fin de la guerre, repris en ouverture de ce troisième tome : le Generaloberst Robert Ritter von Greim, blessé aux commandes d’un Storch le 26 avril 1945 par la DCA soviétique, dut son salut à sa passagère, le pilote d’essai Hanna Reitsch. Celle-ci prit les commandes par dessus les épaules du blessé et posa l’appareil près de la porte de Brandebourg à Berlin. Isolé dans son bunker, Hitler nommera Greim commandant en chef d’une Luftwaffe quasi-inexistante !
La série prend un assez malin plaisir à se jouer des clichés et conventions du genre : des héros-enfants innocents liés par un serment scellé dans une grotte par une nuit d’orage (chacun adoptant dès lors comme porte-bonheur une authentique dent d’ours) ; deux adolescents pouvant changer d’identité (Max et Werner) ; le fanatisme froid d’une belle jeune femme insaisissable, qui aimera ses deux amis l’un autant que l’autre ; les missions-suicides confiées par les services secrets US (l’OSS, Office of Strategic Service alors dirigé par le major-général Donovan) ou quelques sous-fifres SS ; les rebondissements à répétition causés par l’amour-haine que se portent les personnages. Mais nul autre que Yann ne pouvait réussir à doser un tel cocktail….
Injustice, trahison et sacrifice sont à vrai dire les maîtres mots de la série, qui entame désormais avec son tome 4 (« Amerika Bomber » ; prépublié dans Spirou n°4070 depuis le 13 avril 2016) un deuxième cycle dans lequel les Russes (et Staline) ont aussi leur mot à dire. En couverture, le jeu entretenu entre réalité historique et fiction uchronique prend une nouvelle envergure, avec l’image d’une New-York totalement dévastée et dévorée par les flammes, survolée par une escadrille d’ailes volantes nazies sous les yeux d’une Hanna (adulte) arborant fièrement sa tenue de pilote militaire. Parmi celles-ci figure le Horten XVIII, un projet de bombardier transcontinental réellement développé dès 1942 dans l’optique d’aller détruire l’Amérique. L’album évoque également le Silbervogel (« Oiseau d’argent », similaire à L’Espadon de Blake et Mortimer), projet de bombardier sub-orbital propulsé par un moteur-fusée, conçu par Eugen Sänger et Irene Sänger-Bredt dès les années 1930. Ces appareils et avancées scientifiques – une fois récupérées grâce à l’opération Paperclip – donneront comme on le sait une sérieuse avance aux Américains dans la conquête de l’espace, lors des années 1950-1960. Russes et Français hériteront aussi de certaines technologies : avions à réactions et essais sur le décollage vertical.
Nul doute qu’avec « Dents d’ours », le filon aventureux n’est pas prêt de s’éteindre : neutraliser le Silbervogel et contrecarrer les plans machiavéliques des adversaires dans un contexte de guerre Froide devrait bien encore occuper nos héros pendant quelques albums. La véritable Hanna Reitsch, qui avait testé une version pilotée de la fusée V1 et tenté vainement d’évacuer Hitler en 1945, prendra conscience in fine de la terrible réalité des chambres à gaz et se liera d’amitié en 1948 avec une résistante et déportée française (Yvonne Pagniez). Hanna volera jusqu’à la fin de sa vie… en 1979. De quoi laisser la place à quelques beaux rêves d’envol vers d’autres cieux, dans l’esprit de la dénonciation des extrêmes, en compagnie de Yann et d’Henriet.
Philippe TOMBLAINE
« Dent d’ours T1 : Max » par Alain Henriet et Yann
Éditions Dupuis (13, 50 €) – ISBN : 978-2-8001-5722-1
« Dent d’ours T2 : Hanna » par Alain Henriet et Yann
Éditions Dupuis (14, 50 €) – ISBN : 978-2800160078
« Dent d’ours T3 : Werner » par Alain Henriet et Yann
Éditions Dupuis (14, 50 €) – ISBN : 978-2800162904
« Dent d’ours T4 : Amerika Bomber » par Alain Henriet et Yann
Éditions Dupuis (14, 50 €) – ISBN : 978-2800166995
Très belle série que ce Dent d’ours, que je prends beaucoup de plaisir à suivre dans Spirou depuis ses débuts.
Cependant, j’ai trouvé la fin de ce tome 4 très abrupte. Il n’y a même pas véritablement de fin à cet album, on s’arrête en plein milieu du récit. Ou bien alors il manque une page à la prépublication dans Spirou ?!