Commencée en décembre 1975 dans le premier numéro d’Imagine, « La Quête de l’oiseau du temps » trouve 50 ans plus tard la conclusion… du second cycle : « Avant la quête ». Et Serge Le Tendre et Régis Loisel — avec la complicité de Vincent Mallié — réussissent la performance de réunir magistralement les deux époques. Encore une série culte des années fastes de la « nouvelle BD » des années 1970 qui se porte à ravir ! D’autant plus qu’à « Avant la quête » pourrait succéder « Après la quête » : un volume unique que Régis Loisel a encore tout récemment évoqué en interview (ou en privé), qu’il devrait dessiner lui-même et qui mettrait la focale sur l’errance d’un Bragon âgé et perdu dans sa folie.
Lire la suite...« Le Spirou de … T10 : La Lumière de Bornéo » par Frank Pé et Zidrou
Depuis « Les Géants pétrifiés » en 2006, la série parallèle des « Spirou vu par… » a poursuivi avec une belle régularité la création de pépites, opération transformée en apothéose avec « Le Journal d’un ingénu » par Émile Bravo dès 2008. Dix ans plus tard, c’est précisément avec un 10ème tome que Frank Pé et Zidrou enrichissent cette saga alternative (outre « Le Petit Spirou »), devenue un modèle pour d’autres séries classiques (de « Thorgal » à « Lucky Luke »). Irradiant les thèmes phares de l’univers de Spirou et Fantasio (aventure, amitié et humour), cette « Lumière de Bornéo » éclaire ses lecteurs d’une belle parabole reliant la valeur de la création artistique et la beauté du monde animal. Une magnifique fable humaniste qui rend aussi hommage au classique de Franquin, « Bravo les Brothers », paru en 1965…
Annoncée depuis 2015 sous différents titres (« L’Okapi blanc », « Le Cercle de lumière »), « La Lumière de Bornéo » a fait l’objet d’une prépublication dans Spirou (à partir du n°4082-4083, un « spécial vacances » paru le 6 juillet 2016 sous une couverture dédiée, et jusqu’au n°4095 du 5 octobre) ainsi que d’une notable présentation dans L’Immanquable (n°66 de juillet 2016) complétée d’une interview dans dBD (n°107 d’octobre 2016). Aux côtés de la parution de ce long one-shot de 84 planches, signalons aussi la parution d’une version prestige (168 pages, limitée à 699 exemplaires), véritable making-of proposant comme il se doit les nombreuses recherches, crayonnés, encrages, peintures et postures de personnages rendues nécessaires dans la gestation de l’œuvre. Longuement interviewé par le site Branchés culture, Frank Pé (par ailleurs objet d’une exposition rétrospective de mars à début septembre au Centre Belge de la Bande Dessinée et également mis à l’honneur ce mois-ci chez Dupuis à l’occasion de la parution du tome 1 de l’intégrale « Broussaille ») a rappelé que les animaux et la nature ont toujours tenu une place importante dans sa vie. Grand visiteur des zoos, amoureux d’espèces variées (reptiles et poissons), l’auteur de « Broussaille » (5 titres de 1987 à 2003, sur des scénarios de Bom) et de « Zoo » (3 tomes et plusieurs hors-séries entre 1994 et 2007 ; scénarios de Philippe Bonifay) indique ainsi : « L’animal est un sacré questionnement renvoyé à l’être humain. […] Parce que l’animal et l’humain sont semblables. Il est né, comme nous. Il essaye de trouver la meilleure vie possible avec son instinct, ses pulsions et son intelligence propre, comme nous. Et il va mourir comme nous. Et, entre cette apparition et cette disparition, il y a quelque chose qui se passe qui est cette appartenance au cosmos. C’est une véritable interrogation spirituelle. L’animal nous renvoie ça. […] J’aborde la nature maintenant avec ce questionnement sur la place de l’homme, qu’est-ce qu’être en vie ?
Cette dernière interrogation donne une tonalité grave et relativement inédite à ce « Spirou vu par… » (« Le Journal d’un ingénu » mis à part) sans toutefois cesse d’interroger le personnage principal sur ses propres vertus héroïques. Dès les premières planches, Spirou n’est plus journaliste ! Après avoir refusé de modifier un article critiquant de manière un peu trop virulente la construction d’un barrage hydroélectrique en pleine jungle palombienne (ouvrage financé par un gros annonceur du journal), Spirou claque la porte du Moustique. Désœuvré, lancé malgré lui à la recherche du temps perdu en se mettant à la peinture et au jardinage, le personnage semble plus humain que jamais, à l’aune d’un rendu physique plus mature renforcé par le port de lunettes. En parallèle de l’intrigue principale (moins exotique que le titre ne le laisse supposer…), le lecteur malin devra considérer l’ensemble des éléments (à priori disparates) saupoudrés par Zidrou et Frank comme autant d’indices circonstanciés de la véritable lecture scénaristique à effectuer. Entre une marée noire champignonneuse devenue un fléau mondial (contre laquelle luttent le comte de Champignac et ses collègues), de mystérieuses toiles révolutionnaires (pour lesquelles le cheik Ibn-Mah-Zout (catastrophique conducteur de « Vacances sans histoires » dans « La Corne de Rhinocéros » en 1957) est prêt à débourser des fortunes), la ménagerie du dompteur Noé (le génial dresseur des trois singes farfelus de « Bravo les Brothers » chez Franquin, ici présenté de manière plus sombre) et sa propre fille (adolescente révoltée, sensible et tourmentée type !), le lecteur aura effectivement fort à faire pour comprendre que chaque piste n’est qu’un bout du chemin à accomplir, entre poésie, aventure et psychologie.
Parfois déroutant, puisque lié à l’imaginaire romanesque et animalier volontiers merveilleux propre à l’enfance, l’album n’est pas sans rappeler d’autres récits appuyés sur des concepts similaires, comme la série « Nic » par Hermann et Philippe Vandooren, ou bien sûr « Little Nemo » (2 titres entre 2014 et 2016 chez Toth), « Zoo » et « Broussaille » dont le présent titre se rapproche fortement. Comme le précise Frank pour notre analyse : « Ce dernier point est exact en ce qui concerne la relation de Fauvette avec les animaux qui l’entourent. Mais pour l’autre ligne de scénario, à savoir Bornéo et la peinture, il s’agit de bien autre chose, qui fait plus appel à la prise de conscience de la beauté et la fragilité du monde, ce qui serait au contraire une forme de maturité, qui tend à réveiller une conscience supérieure. En tous cas tout le contraire d’une régression. L’histoire a été conçue comme une parabole symbolique traitant de quelques maladies de notre monde actuel. Un héros comme Spirou a l’habitude de sauver le monde. Qu’est-ce que cela veut dire en 2016 ? C’est énorme, tant les menaces sont nombreuses, pesantes, complexes et impersonnelles ! Il fallait donc aussi une réponse énorme et symbolique, globale. Ce qui est passionnant avec Spirou, c’est de l’actualiser. Il est enferré dans l’esprit positif d’après-guerre, ce qui a fait notre bonheur à tous. Franquin qui a marqué la série au fer rouge, portait les valeurs confiantes de son époque, et le besoin de retrouver le sourire après les blessures monstrueuses d’une guerre mondiale. Divertir était de salubrité publique. Mais de nos jours, il me semble que « divertir » est devenu synonyme de soumission. Il y a mieux à faire tout en s’amusant, en se passionnant, en s’émouvant ! Il y a tellement de malaises dans l’inconscient collectif actuellement, de la financiarisation à Monsanto, qu’on ne peut pas les ignorer. Les traiter avec légèreté et positivisme est la manière moderne, me semble-t-il, de faire du bien. Et d’être généreux, comme Franquin l’a tellement été pour et dans son époque. ».
Ayant déjà eu de courtes occasions de dessiner Spirou, notamment pour quelques hauts de pages, une histoire courte en deux planches (« Le Vieux chemin » ; parue dans Spirou n°3914 en avril 2013 pour l’anniversaire des 75 ans du magazine) et la couverture de l’ouvrage « Les Portraits héroïques » (Dupuis, 2008), Frank Pé a précisé les origines de l’album : porté depuis de longues années et réveillé vers 2010, le projet avait entièrement été scénarisé par l’auteur avent d’être repensé avec Zidrou et mis en images à partir de la fin 2014. Complexifié par la réalisation de grands décors (des scènes entières se déroulent dans la jungle, en ville, sous le chapiteau d’un cirque et dans un Atomium bruxellois délabré ; ces détails se retrouvent sur le visuel de couverture) et la nécessaire présentation de peintures complémentaires, « La Lumière de Bornéo » aura ainsi réclamé un an et demi de travail graphique. Nul doute que l’album profite au final de cette implication considérable, en lien avec les motifs et thématiques d’une œuvre entièrement tournée vers l’essentiel : savoir faire passer un message grave avec le cœur léger. Frank (et Zidrou !) réussissent amplement cette noble ambition.
Que nous réserve l’avenir de la collection des « Spirou vu par… » ? Après « Fantasio se marie » (T9 paru en juin 2016 ; voir notre article) et « La Lumière de Bornéo », place en janvier 2017 aux 64 pages du « Maître des hosties noires » de Yann et Schwartz (suite directe de « La Femme léopard »). Suivront « Soumaya » (par Zidrou et Hardy) ; « Ptirou » (de Sente et Verron) ; « La Gorgone bleue » (par Yann et Dany) ; « Fondation Z » (par Lebeault et Filippi), ainsi que la monumentale suite du « Journal d’un ingénu », promise en 300 pages par Émile Bravo à partir d’avril 2017. Des auteurs comme Jean Dufaux, Munuera ou Jousselin ont également confirmé préparer de futurs titres. Dans la série officielle, et après « La Colère du Marsupilami », Fabien Vehlmann et Yoann finalisent actuellement un album spécial (HS T5), compilant l’ensemble des histoires courtes parues depuis quelques années dans le Journal de Spirou. Un album « long » (futur T56 de la série), voyant nos héros assister au tournage d’un film sur la Seconde Guerre mondiale à Hollywood, est en cours de réalisation pour la rentrée 2017. Enfin, et ce dès novembre prochain, vous retrouverez dans les bacs le nouveau titre d’Al Severin, « À tous les coups, c’est Spirou ! », rassemblant les petits récits vintage proposés en livrets-cadeaux aux abonnés du périodique. Le mythe n’est décidément pas prêt de s’éteindre !
Note : pour tout savoir sur Frank Pé, relire l’article consacré à l’auteur par Gilles Ratier en 2012.
Philippe TOMBLAINE
« Le Spirou de … T10 : La Lumière de Bornéo » par Frank Pé et Zidrou
Version classique – Éditions Dupuis (16, 50 €) – ISBN : 978-2800167367
Version prestige – Éditions Dupuis (139 €) – ISBN : 978-2800167985
« Ayant déjà eu de courtes occasions de dessiner Spirou, notamment pour quelques hauts de pages, une histoire courte en deux planches (« Le Vieux chemin » ; parue dans Spirou n°3914 en avril 2013 pour l’anniversaire des 75 ans du magazine) et la couverture de l’ouvrage « Les Portraits héroïques » (Dupuis, 2008) »
Je me permets juste de rappeler que Frank a dessiné Spirou pendant des années comme interlocuteur de L’élan, son strip humoristique des années 80.
C’est exact, et ce strip avait même eu droit à quelques couvertures (et ouvrages) dédiées, comme on peut s’en apercevoir sur le lien suivant : http://www.bdoubliees.com/journalspirou/series2/elan.htm
Pourquoi Spirou est-il subitement devenu presbyte ?
Parce que selon l’auteur, l’action se passe dans un futur proche. Le temps a passé, Bruxelles est plus ou moins en décomposition. Spirou a vieilli, et comme tous les anciens, a désormais besoin de lunettes.
Ce qui choque, c’est qu’il les porte continuellement, il ne devrait normalement les sortir que pour voir de près…
Alors ce serait des lunettes de myope…. Assez ringardes… Modèle Geppetto, Walt Disney,1940….
Le Spirou de Frank Pé est un véritable bijou et me réconcilie avec la bande dessinée. Un pur bonheur à la lecture. Alors que tant de reprises sont baclées, effectuées par des tacherons plus intéressés par leur portefeuille que par la création, dans « La Lumière de Bornéo » , Frank Pé réussit le pari d’égaler le talent de l’inoubliable Franquin. Cet album est un pur chef d’œuvre. Dessins+couleurs+scénario+dialogues… tout est parfait. BRAVO L’ARTISTE.
Bravo aux dessins de Frank Pé … En revanche le scénario est bricolé à partir de 3 histoires différentes, qui n’arrivent pas bien à s’articuler entre elles …. Il aurait fallu écrire avec plus de lisibilité!
Réflexe de lecture basique courant chez les lecteurs de bd plus habitués à lire les feuilletons bas de gamme. Le scénario, ici, est excellent.
Etonnant d’écrire une remarque aussi agressive que ça un 24 décembre à 11h14 !
Lecteur de bd , oui ; lecture de feuilletons bas de gamme ? A quoi faites-vous allusion ? Je ne lis pas de feuilletons bas de gamme ? Je n’ai pas la télé et je lis des bd et des livres, quand j’en ai le temps….
Ce n’est pas la peine de se battre ainsi pour défendre coût que coûte ce Spirou, qui n’est pas si mal, et qui est, je crois , un succès en librairie … Cela ne m’empêchera pas de dire que le scénario est mal fichu, comme trop souvent dans la bd actuelle… Que les auteurs nous en refasse un autre, meilleur, pour notre plaisir à tous …
Beaucoup de lecteurs semblent un peu déçus par le scénario de Zidrou. Je lis le net, les réactions… ce n’est pas catastrophique, mais aurait du être mieux.