Franck Bouysse, écrivain corrézien renommé, est un amateur érudit du 9e art depuis longtemps (1). Après avoir commis, avec son talent narratif habituel, le scénario de la BD « Été brûlant à Saint-Allaire » (un scénario original pour Daniel Casanave) (2) et adapté, avec son complice Fabrice Colin, l’un de ses autres drames ruraux (« Glaise ») dessiné par Loïc Godard, il remet aujourd’hui le couvert en réinterprétant lui-même son « Grossir le ciel » pour la bande dessinée. Ce roman sombre — dur et âpre, mais intense et poignant —, récompensé par le prix Polar Michel Lebrun en 2015 et le prix SNCF du polar en 2017, est mis subtilement et sobrement en images par le prometteur Borris : le dessinateur de la BD « Charogne », quant à elle lauréate du prix Quai du polar en 2019.
Lire la suite...« La Petite Fille aux allumettes » T1 par Sanami Suzuki
Oubliez le conte original écrit par Hans Christian Andersen en 1845. Même si ce manga s’inspire de cette histoire et de son sujet, c’est avant tout une succession de nouvelles courtes évoquant la cupidité et la jalousie des êtres humains. Le lecteur suit ainsi, d’histoire en histoire, des êtres voulant accomplir au moins une rêverie. Mais souvent, celle-ci engendre des conséquences qu’ils n’imaginaient pas ou qu’ils ne voulaient tout simplement pas voir.
Rin, la petite fille aux allumettes, apparaît toujours au bon moment aux personnes désespérées. Contre un an de vie, elle offre une boîte de 50 allumettes permettant de réaliser une rêverie. Attention, il n’est pas question de vœux, ces rêveries sont éphémères, comme Rin l’explique bien à Osamu, son premier client. Ce dernier, malheureux avec la gente féminine, craque donc des allumettes pour éloigner ses concurrents ou avoir plus de succès. Jusqu’à sa demande ultime où il déclare : « Je suis l’empereur des cours de toute la gent féminine de la terre ! » Sauf qu’il a oublié qu’il y a également des animaux féminins. Donc, si toutes les jeunes filles sont éprises de lui, il y a également toutes les femelles de toutes les races : aussi bien animales qu’insectes, qui sont attirés par lui. Moralité, il faut savoir refréner ses ardeurs et avoir des demandes réalistes dans la vie.
Les allumettes de Rin, peuvent donc rendre accessible l’amour, le succès, la puissance, mais derrière ces rêves se cache souvent un double message pouvant causer la perte de celui qui en demande trop, trop vite. Même si une seule année de vie semble peu chère payer pour devenir maître de ses ambitions, la vie vaut peut être bien d’être vécu pour ce qu’elle est, finalement. À l’image du caractère éphémère des allumettes, ces demandes semblent bien vaines. Il y a ici une fatalité face aux comportements humains. Comme si nous n’étions finalement pas capables de prendre les bonnes décisions même si une petite fille aux allumettes nous permettait d’accéder à tous nos désirs. Encore faudrait-il que ceux-ci soient réalistes, réfléchis, et n’engendrent pas de conséquences négatives qui peuvent nous desservir.
Découpées en petites histoires, toutes différentes, celles-ci se concluent toujours par une petite touche morale montrant la cupidité du genre humain. Rin ne sélectionne pas forcément des personnes moralement droites pour distribuer ses boîtes. Du coup, ces récits mettent en exergue le côté sombre que chaque humain peut avoir en lui. Même si on peut regretter que les sujets traités soient vraiment puérils : j’aimerais voir les culottes des filles, je veux forcer par la violence à ramasser les mégots, je veux devenir une idole… Le fait que chaque saynète soit autoconclusive n’est pas gênant en soi, même si parfois le lecteur se verra frustré par le peu d’informations délivrées. Mais comme chaque histoire est différente, le plaisir de la lecture d’un trait d’un volume reste bien présent. On n’a pas l’impression de redondance des sujets, sauf pour le monologue de la petite vendeuse qui peut finir par lasser.
Ce manga à succès, au Japon, a déjà donné lieu à une adaptation en film. Le côté très graphique et légèrement vintage du manga n’y est pas pour rien. L’auteur, Sanami Suzuki, déjà connu en France pour sa série « Blackrock Shooter Innocent Soul » chez Panini, change ici de registre, tout en gardant ce petit côté ésotérique qui fait son charme. Ses planches aux cadrages audacieux sont extrêmement dynamiques, puisqu’il faut raconter une histoire complète en finalement peu de pages. Elle use et abuse de déformation, comme si nous regardions des scènes d’action tournées au grand-angle. Les décors semblent se prolonger à l’infini. Le lecteur a, lui, le sentiment de regarder par le trou de la lorgnette, comme s’il arrivait à espionner ces êtres dont l’ambition se consume rapidement. Le fait que le trait semble un peu brouillon renforce ce côté rêverie. L’encrage à la plume, où certaines lignes sont mainte fois repassées, n’alourdit pas le dessin, mais le rend plutôt aérien. Un très beau traitement parfaitement approprié au sujet.
Les amateurs de contes et d’histoires surnaturels vont forcément trouver chaussure à leur pied avec cette série qui donne à réfléchir sur ses propres souhaits et ambitions. Les deux premiers tomes, sur les cinq déjà parus au Japon, viennent de sortir en même temps.
Gwenaël JACQUET
« La Petite Fille aux allumettes » T1 par Sanami Suzuki
Éditions Komikku (7,90 €) – ISBN : 2372871528