Avec « Le Tombeau des chasseurs », le talentueux Victor Lepointe évoque la tragédie collective d’une bataille vosgienne en 1915 et, plus encore — par le regard de l’un d’eux, Victor Granet —, scrute l’intimité des sentiments de ces chasseurs alpins sacrifiés. Plongée dans la si mal nommée Der des ders…
Lire la suite...Corto Maltese, la ballade du temps jadis
Depuis l’automne 2015, Juan Diaz Canales et Ruben Pellejero ont ressuscité Corto Maltese en marchant dans les pas de son créateur-voyageur, Hugo Pratt. Après une rencontre avec Jack London en Alaska (« Sous le soleil de minuit ») et une excursion dans les tropiques et les trafics africains (« Équatoria », 2017), voici revenir le célèbre marin maltais sous les latitudes du Pacifique. Souvenons-nous : dans l’inaugural et mythique « La Ballade de la mer salée », victime de mutins et laissé à la dérive, Corto surgissait attaché à une croix flottante entre les îles Fidji et Marshall. Avec Raspoutine, il allait ensuite rejoindre l’inquiétant Moine sur la mystérieuse (et imaginaire) Escondida. Offert en guise de préquelle, « Le Jour de Tarowean » suit le sillage et la genèse de cette grande aventure maritime…
Très précisément datée, « La Ballade de la mer salée » s’ouvrait le 1er novembre 1913, le jour de « Tarowean, le jour des surprises, jour de tous les saints » pour s’achever en pleine Première Guerre mondiale (en janvier 1915) à la 165e planche. Inspiré à la fois par des films comme « Les Révoltés du Bounty » (Frank Lloyd, 1935 ; avec Clark Gable), « Le Réveil de la sorcière rouge » (Edward Ludwig, 1948 ; les premières images nous montrant un homme livré à l’océan, ligoté les bras en croix sur un radeau), « Le Roi des îles » (Byron Haskin, 1954 ; Burt Lancaster donnant son physique à celui de Corto) et « Lord Jim » (Richard Brooks, 1965 ; avec Peter O’Toole) et divers écrivains maritimes (Stevenson, Conrad, Melville ou Henry De Vere Stacpoole), Pratt faisait merveille en narrant une intrigue complexe où s’enchevêtrait à la fois la destinée des divers protagonistes et une situation géopolitique qui les dépassait. Publiée initialement dans le mensuel italien Sgt. Kirk entre juillet 1967 et février 1969, traduite en français et diffusée ensuite sous forme feuilletonesque dans France Soir (de juillet 1973 à janvier 1974), ce roman graphique fera l’objet d’un album chez Casterman (janvier 1975) avant de recevoir le prix de la meilleure œuvre réaliste étrangère au Salon international de la bande dessinée d’Angoulême en janvier 1976.
Dans l’esprit de Pratt, le marin Corto Maltese n’est initialement qu’un personnage presque secondaire, vieil ami et néanmoins antagoniste du cruel capitaine Raspoutine. Faisant route à bord d’un catamaran fidjien vers Kaiserine (possession allemande en Nouvelle-Guinée) afin d’y rencontrer un certain Von Speeke, Raspoutine et son équipage ont également ramené à leur bord Caïn et Pandora Groovesnore, devenus les véritables héros de cette aventure ; ces enfants de riches promoteurs hollandais, qui viennent de faire naufrage et d’échapper à une terrible tempête, seront amenés en compagnie de Corto sur Escondida, île n’apparaissant sur aucune carte marine, mais célèbre pour abriter une bande de pirates dirigée par le Moine. Cet énigmatique personnage (qui dissimule en permanence son visage sous un capuchon) est activement recherché par l’amirauté Britannique dans la mesure où son organisation ravitaille en charbon les navires allemands croisant dans le Pacifique, Raspoutine étant l’un de ses hommes de main. Rappelons qu’en marge ou parallèle de « La Ballade de la mer salée », le personnage de Corto Maltese apparaîtra également dans Pif gadget dès 1970 à la demande de son rédacteur en chef : Pratt imaginera alors une série d’histoires courtes en vingt planches (« Tristan Bantam », « Rendez-vous à Bahia », « Samba avec Tir fixe », L’Aigle du Brésil », etc.)… dont le succès ne sera pas immédiat, les jeunes lecteurs étant à l’évidence déconcertés par cette série au ton plus adulte, poétique et littéraire que les autres !
Outre sa prosopopée introductrice et sa lettre-préface (datée de juin 1965), censée établir l’authenticité du récit rapporté et imaginant déjà la vieillesse de Corto, « La Ballade de la mer salée » apportait un grand nombre d’inconnues aux lecteurs concernant le passé des personnages et les origines de l’intrigue : dans ses écrits ou grâce à divers autres albums (dont « La Jeunesse de Corto Maltese », album publié en 1981 et contextualisé en 1904 – 1905 durant la première guerre russo-japonaise), Hugo Pratt expliquera que son héros avait auparavant traversé le Pacifique Sud et le sud-est de l’Asie en 1913, puis s’était rendu à Surabaya (ville de Java), aux Samoa et dans les Tonga, entre autres lieux. C’est au cours de cette même année qu’il était devenu pirate et avait commencé à travailler pour le Moine. Néanmoins, et au-delà de ces explications, Canales et Pellejero purent creuser leur sujet : dans « Le Jour de Tarowean », l’intrigue redémarre donc en Tasmanie en 1912, alors que Corto et Raspoutine libèrent un certain Calaboose. Ce jeune homme, emprisonné dans une geôle abandonnée de Port Arthur, tombera amoureux d’une jeune paralytique nommée Ratu : aidés par Corto, les tourtereaux prendront ensuite la direction du Pacifique sud et d’Escondida pour y retrouver le commanditaire de l’expédition, le Moine. Jour de toutes les surprises mais aussi des morts, le terme fidjien Tarowean conduit un récit où les ombres et les lumières seront aussi nombreuses que les blancs et les noirs dessinés par Pratt : adouci par les aquarelles, le Pacifique, portant bien mal son nom, évoque encore à la première planche de « La Ballade de la mer salée » ses colères de la veille et les îles et bateaux qu’il a ravagés ou détruits. Autant se préparer en conséquence au pire dans ces eaux incertaines où les requins ne sont jamais très éloignés !
Comme souvent avec Corto Maltese, l’aventure est aussi un prétexte pour visiter une autre culture, échanger des propos politiques ou philosophiques avec une figure célèbre, intégrer le mythe à la plus triviale des réalités. Ce voyage vers l’ailleurs est ici un moyen pour les auteurs d’évoquer le sort des Dayak, indigènes de Bornéo qui craignent les conséquences environnementales liées à l’exploitation du latex naturel par les Rajahs blancs du Royaume de Sarawak. Toujours incertain, le destin des principaux protagonistes semblera être finalement calqué sur les coups du sort frappant en parallèle les divers projets d’adaptations cinématographiques de Corto Maltese : pendant plus de quinze ans, Alain Delon puis David Bowie furent annoncés – en vain ! – dans une adaptation de « La Ballade de la mer salée ». Seul un film d’animation sera enfin réalisé en 2003 (Richard Berry prêtant sa voix à Corto et Patrick Bouchitey à Raspoutine). D’autres espoirs naquirent fin 2018 avec l’annonce d’un nouveau projet (l’adaptation de « Corto Maltese en Sibérie ») réalisé par Christophe Gans, avec Tom Hugues dans le rôle-titre (en plus d’un casting international réunissant Milla Jovovich, Michelle Yeoh, James Thierrée et Mark Dacascos). Las : le projet est annulé depuis juin 2019, faute de soutiens financiers et juridiques. Seuls subsistent quelques concept-arts signés par François Barranger. Entre (mauvaises) surprises et goût salé, le monde de Corto Maltese hésiterait-il entre amertume et nostalgie ?
Philippe TOMBLAINE
« Corto Maltese T15 : Le Jour de Tarowean » par Rubén Pellejero et Juan Díaz Canales
Éditions Casterman (16,00 €) – ISBN : 978-2203185883
Version luxe (150, 00 €) – ISBN : 978-2203185906
Superbe mise en situation du dernier Corto !