Il semblerait que l’éditeur Altercomics, ait tenu ses promesses de faire un effort conséquent sur la traduction en langue française et l’orthographe des textes de certains fumetti du célèbre catalogue de Sergio Bonelli, qu’ils ont commencé à publier depuis le mois d’août (1) : preuve en est la parution des n° 2 disponibles depuis le 8 novembre… Nous en sommes vraiment heureux, notamment pour l’excellente série policière « Julia », scénarisée par Giancarlo Berardi et illustrée pour cet épisode par le virtuose Corrado Roi : voilà qui devrait ravir les amateurs de bandes dessinées populaires italiennes en noir et blanc !
Lire la suite...« Hit the Road » : embarquez sur la piste du crime au Nevada…
Dans le Nevada de la fin des années 1960, les destins de Vicky et Clyde vont subitement emprunter le même parcours. L’une cherche à avorter, et l’autre à oublier la prison. Les deux sont surtout liés à Granny : la matriarche de la plus puissante famille de gangsters du comté de Washoe. Les choses vont dès lors avoir une fâcheuse tendance à se compliquer… Sanglant road trip lancé sur les routes américaines, « Hit the Road » est un sombre hommage aux films de Samuel Fuller, Don Siegel ou des frères Coen. Une lecture à suivre, tombeau ouvert, avec une playlist seventies…
Passé par la sociologie, l’enseignement de l’histoire du cinéma et de la bande dessinée ou le renvoi aux classiques de la littérature (de Frankenstein à Zola en passant par les univers de Wells ou de Stefan Wul), Dobbs est aussi devenu l’adaptateur des « Enquêtes de Nicolas Le Floch » (imaginées par Jean-François Parot) à partir de 2018. Auteur par ailleurs de « Méchants : les grandes figures du mal au cinéma et dans la pop culture » (Hachette Heroes, 2017), il se retrouve ici associé au label Comix Buro, publié par Glénat depuis 2018 (voir notre article explicatif). Un label où sera aussi lancé en septembre 2020 « Sa Majesté des ours », scénarisé par Dobbs et dessiné par Olivier Vatine et Didier Cassegrain. D’origine marocaine et installé à Angoulême depuis 1997, Afif Khaled s’est quant à lui initialement fait remarquer dans l’industrie du jeu vidéo (illustration et animation flash) avant de rejoindre les éditions Soleil pour « Les Chroniques de Centrum » (2004 – 2007), « Kookabura Universe » (T8 en 2007), « Jack Black » (2012), « Les Divisions de fer » (2014) et « Time Lost » (2019).
Avec ses durs à cuire, ses beautés venimeuses, ses voitures cabossées et ses fusillades mortelles, « Hit the Road » transpire à grosses gouttes le polar hard boiled. Soit un héritage romanesque issu des œuvres de Dashiell Hammett et Raymond Chandler où, pour reprendre la formulation donnée par George Duhamel après la création de la série noire en 1945, « L’immoralité côtoie les beaux sentiments, l’esprit est rarement conformiste et les policiers sont aussi corrompus que les mafieux. Ce qui compte est l’action, la violence, l’angoisse, les états d’âme qui se traduisent par des gestes, la passion sans frein, la haine. Le tout débouchant sur de l’humour et une nuit blanche. » Sur grand écran, nous l’aurons compris, c’est tout un pan du cinéma américain qui aura décliné à loisir la tendance mythique « Cigarettes, Whisky et P’tites Pépées », trois ingrédients également mis à l’honneur – sous l’angle de la comédie policière – dans l’hexagone dès 1959 avec le film éponyme de Maurice Régamey. En guise d’introduction à l’album, la dédicace de Dobbs fera plaisir aux puristes : « À toutes ces soirées passées devant « Le Dernière séance », et à toutes ces années passées dans ce vidéoclub de village… Ce récit est un hommage sincère à Samuel Fuller, Don Siegel, Sam Peckinpah, David Lynch, Michael Mann, ainsi qu’aux frères Coen […]. » Avec ses personnages déglingués dignes de Tarantino, le scénario s’illustre habilement grâce au dessin réaliste de Khaled : l’Amérique des années 1970 y est fidèlement reproduite, entre ambiances urbaines, désertiques ou forestières, véhicules, habits et hits musicaux en primes. Resserrée en 48 pages, l’aventure bénéficie de très beaux jeux d’éclairages et des couleurs concoctées par Josie de Rosa. Comment, enfin, ne pas évoquer la très belle couverture, digne d’une affiche de film, qui met savamment en exergue le genre, l’époque et la trame principale, servie sous l’angle – romanesque et cinématographique – du road movie violent et de la sombre chasse aux dollars en plein cœur du Nevada. Au fil des séquences, ambiances et lieux ne réduiront néanmoins pas strictement « Hit the Road » au polar ou au néo-polar : car le western (de la première à la dernière case) et le récit horrifique (façon Stephen King) entrent aussi dans la partie. Souvent pour le pire, confiance et coopération n’étant pas les principaux mots d’ordre entre les différentes parties ! Achevons ce tableau crépusculaire avec une interview (très éclairante) de son scénariste, Dobbs…
D’où est née cette aventure hard boiled et la volonté de l’ancrer au Nevada ?
Dobbs : « « Hit the Road », au départ, c’était une aventure simple et brutale écrite en plusieurs versions successives. J’ai mis quelques temps à tenir ces quelques personnages durs à cuire, et cet environnement violent en marge de la société. D’un lieu clos avec peu de protagonistes, les choses ont un peu dégénéré je dirais… J’ai voulu m’axer sur le jeu d’argent, la drogue, la pègre, la nuit, mais Las Vegas me semblait trop impersonnelle, trop grouillante de monde : Reno, « la plus grande des petites villes des USA », tombait donc sous le sens avec sa taille humaine, ses quartiers, ses déserts et ses parcs alentour… Ancrer tout ceci dans un contexte réaliste, puis laisser les choses se dégrader pour des personnages qui ont leur propre code d’honneur, et vont subir une convergence de situations critiques, c’était le but. Un road trip sanglant, des grandes gueules, de la chaleur et du suspense… Comix Buro s’est montré enthousiaste pour l’éditer avec une équipe toute trouvée : Afif au dessin qui ne voulait pas faire sa propre couleur et expérimenter son trait, et Josie avec qui j’avais déjà travaillé sur « Un pape dans l’Histoire T3 : Jean-Paul II » (Glénat, 2019). »
Vos personnages semblent osciller entre prison et liberté : une certaine vision de l’Amérique du début des années 1970 ?
« Tous les personnages de la BD semblent enfermés dans des situations problématiques, des environnements et des pensées : comme de nombreux films noirs, les surcadrages et les dialogues déterminent ces emprisonnements physiques et/ou psychologiques. Le récit prend place à la bascule des années 1960/71970 aux USA, et c’est une symbolique forte : on assiste à la montée en puissance des massmedias et à la guerre du Viêt Nam en direct. Les valeurs conservatrices sont bousculées et c’est assez présent dans la BD : Le rapport aux règles et les envies de tracer sa route s’entremêlent systématiquement. La famille et ses valeurs sont montrées comme franchement dysfonctionnelles et dangereuses… Un avant-goût des positions anti-conventionnelles que prendront les jeunes dans la politique et une société qui résisteront et montreront une inertie conservative face à la révolution sexuelle et culturelle qui ne tardera pas à arriver. »
Parmi tous les réalisateurs de polars évoqués en préface, lequel vous tient le plus à cœur ?
« C’est presque impossible de répondre pour le cinéphile que je suis… J’adore les frères Coen pour leur rythme, leur ironie et leurs personnages, Norman Jewison pour son élégance et le montage de ses films, Sam Peckinpah pour l’ambiance et la violence explosive de ses métrages… et le cynisme ainsi que le jeu des genres chez Don Siegel. S’il ne doit en rester qu’un, ils seront deux : les Coen. »
Vicky est relativement épargnée dans ce road trip volontiers âpre et meurtrier : une manière de signifier que les femmes mènent la danse, là où la vieille Granny règne en matriarche mafieuse sur la pègre locale ?
« On suit Vicky, on a peur pour sa sécurité car tout peut basculer pour elle à n’importe quel moment. Elle est le fil rouge de tout le récit : elle s’émancipe, elle fait ses propres choix malgré l’entourage et les conseils qu’on lui prodigue à travers l’histoire… Sa famille de sang et de crime est matriarcale, avec à sa tête Granny qui elle-même s’enferme dans une situation paranoïaque en changeant de lieux régulièrement avec sa caravane. Du coup, on voit peu la mère de Vicky, mais sa présence et la menace qu’elle représente est toujours suggérée, à l’instar de la figure de la Dame de Pique que l’on voit chez le tatoueur dès le début. Les hommes sont des exécutants, au même titre que la Vicky du début. Elle s’inscrit dans un cercle d’où elle ne pourra logiquement et naturellement s’échapper, mais au fond c’est un électron libre. Elle choisit la fuite, à la différence des frangins Joe et Clyde qui, eux, cherchent la confrontation avec l’autorité supérieure… »
D’où viennent le choix du titre et celui de la couverture ? Plusieurs concepts visuels avant d’aboutir à celui-ci ?
« C’est un titre court, qui claque et qui est universel hé hé hé ! « Hit the Road Jack! » restera pour toujours un standard musical des années 1960 [tube jazz de Percy Mayfield et Ray Charles en 1962], et l’expression Hit the Road renvoie au fait de tracer sa route, de trouver sa voie, de quitter ses proches et tout ce qui retient pour vivre sa propre aventure, et nourrir ainsi son propre récit (en hommage aux écrits de Jack Kerouac, grand voyageur de la beat generation). En ce qui concerne l’approche graphique de la couverture, on a fini après plusieurs étapes par choisir une orientation high key en blanc très présent autour du personnage. Ce dernier marche vers nous, avec des éléments notables de la narration et de l’action à l’intérieur (à la « Complot de famille » (Hitchcock, 1976), « True Detective » (série HBO depuis 2014), « Sicario » (Denis Villeneuve, 2015), « Living With Lincoln » (documentaire HBO en 2015)), dans sa silhouette pour signifier toute cette violence et l’héritage qu’elle a en elle. Le blanc permet de faire se détacher l’arme et la sacoche contenant l’argent qui peut venir de n’importe où (d’un braquage, d’une livraison, d’un échange ?). Quant au titre rouge à la « Sin City » (Robert Rodriguez et Frank Miller, 2004), il est là pour faire référence au sang versé, aux polars et aux histoires hard-boiled (ceci dit c’est un peu aussi ironique, pour renverser les clichés des affiches de comédies romantiques au cinéma qui sur-utilisent le code blanc-rouge hé hé)… »
Le récit est finalement très condensé : pourquoi ce choix scénaristique ?
« Le tempo devait respecter plusieurs éléments. Tout d’abord une certaine douceur et lenteur pour suivre Vicky presqu’en temps réels, puis une accélération et des ruptures de points de vue. Ce qu’il fallait garder en tête, c’était de faire converger les deux personnages principaux afin de provoquer une alchimie, puis reprendre avec eux un rythme soutenu et violent. On aurait pu avoir facilement 4-8 pages de plus pour densifier les choses et les rencontres, mais on aurait alors peut-être perdu ce principe rythmique qui est là pour accompagner une tranche de vie rapide et singulière. Je trouvais même qu’il était intéressant d’avoir parfois des à-côtés expéditifs et frustrants pour des personnages rencontrés et que l’on ne reverra plus. Ceci créait une sorte de réalisme au récit, un effet qui pouvait donner envie de connaître leurs vies aussi… »
Graphiquement, une grande place est accordée aux cadrages larges, pour ainsi dire en Cinémascope : une image idéale pour illustrer (ou dépeindre…) l’Amérique d’antan ?
« Oui, absolument. Les panoramiques larges sont très souvent utilisés dans le récit : on y retrouve donc de grands espaces de liberté, et des véhicules qui leur sont associés, mais aussi de la distance et des blocages entre les différents personnages qui ne viennent pas du même monde ou sont opposés symboliquement dans l’image. Le Cinémascope est aussi un hommage car le ratio évolue en 1970, date que l’on dépasse entre le récit de la BD et celui de son épilogue. On se retrouve avec des « tableaux » de cette Amérique du passé, tableaux sur lesquels on peut laisser passer le temps, comme avec les films de Wenders ou de Malick. C’est une BD qui est lue rapidement et qui gagne à être relue aussi, avec d’autres grilles de lecture et un certain recul. »
Une suite possible à ce « Hit the Road », ou d’autres albums dans la même veine ?
« Cela dépendra du succès de ce thriller pour Comix Buro et nous, ainsi que des envies du moment. On pourrait tout à fait se pencher sur les survivants de l’histoire, ou bien sur le passé d’autres personnages que l’on croise dans le récit (ou à sa périphérie, comme la jeune aviatrice, les racketeurs, la danseuse et son poisson rouge, le flic de la station-service, etc). Ou carrément faire un tout autre thriller, ailleurs et à une autre époque. Ce ne sont pas les idées qui manquent en tout cas… Mais notre envie de retravailler ensemble est bien présente. C’était une très chouette aventure, tant artistique qu’humaine. »
Philippe TOMBLAINE
« Hit the Road » par Afif Khaled et Dobbs
Éditions Glénat (14,95 €) – EAN : 978-2344038079