C’est avec exigence qu’Emmanuel Moynot construit, depuis une quarantaine d’années, une riche carrière où se côtoient des albums classiques (sa reprise de « Nestor Burma », par exemple) et des one-shots aux motivations plus ambitieuses, tel le présent album. Un polar noir et cynique où il établit avec force détails le parallélisme entre le quotidien des babouins africains et le comportement parfois violent de certains individus de notre monde contemporain.
Lire la suite...« Erik le Viking » : une humanité brute et sans compassion…
Un raid de Vikings s’abat sur un village saxon, et une effroyable tuerie commence. Mais Ingar-le-Cruel, qui commande la troupe, épargne un nouveau-né et l’emmène avec lui pour en faire son fils ; il le nomme Erik. Avec cette séquence, Don Lawrence (1) commence à dessiner « Karl the Viking » (projet, intitulé à l’origine « Swords of the Vikings ») : une bande dessinée touffue, publiée dans l’hebdomadaire britannique Lion du 29 octobre 1960 au 26 septembre 1964 – puis dans quelques rares annuals jusqu’en 1969 – et écrite par Ted Cowan (quelques spécialistes font aussi allusion à un certain Kenneth Henry Blumer), lequel laissera la place, vers la fin, à l’écrivain Michael Moorcock. D’une force et d’une sauvagerie rares, tissée de combats féroces et de traîtrises, elle est admirablement servie par un graphisme d’une élégance et d’une précision exceptionnelles, tout en hachures et en valeurs de gris à la mode anglaise.
Avec le dessin de Don Lawrence, la sauvagerie de la bande se manifeste tant au niveau du récit avec ses séquences incessantes d’attaques, de batailles, de massacres qui se succèdent comme des perles ; et au niveau de la figuration de chaque scène où Don Lawrence détaille sans omission les coups de hache ou d’épée taillant ou traversant leurs victimes, les corps pénétrés de flèches, les cadavres jonchant le sol des lieux de combat.
La sauvagerie est aussi du côté animal, ainsi chacun des premiers chapitres et d’autres ensuite montrent une attaque d’une meute de loups, quelques-uns de requins, et il y a celles particulièrement violentes d’un ours affamé en ouverture du deuxième chapitre, de fauves et d’un rhinocéros dans le quatrième, et de crocodiles, d’hippopotames et d’éléphants dans le cinquième.
Il est possible encore d’évoquer la furie parfois des forces de la nature, bien des chapitres montrent des tempêtes en mer, et il y a un maelstrom engloutissant les navires, et des éruptions de volcans.
Don Lawrence et Ted Cowan dépeignent donc un clan viking comme une communauté de pillards d’une brutalité hors norme, attaquant les villages saxons, celtes ou pictes pour leur voler leurs richesses, n’éprouvant aucune pitié pour les populations, et ne laissant derrière eux qu’un sentiment de haine féroce à leur égard dans les régions où ils passent. Aux historiens de dire si les Vikings étaient à ce point barbares et brutaux.
C’est également un récit sauvage dans la mesure où, à l’opposé du monde des Lumières, le surnaturel ne cesse d’intervenir dans la vie des humains. Sorciers, devineresses, présages, rêves annonciateurs, apparitions dans les fumées, maléfices, mauvais sorts, pouvoir de divination des runes, les forces occultes sont très présentes, et même les interventions des dieux.
Les dieux se manifestent bien souvent, et ce dès la deuxième page quand Ingar empêche l’un de ses hommes de tuer dans son berceau le nouveau-né que, sous l’influence soudaine d’une manifestation supérieure, il va adopter et qui deviendra Erik. Erik est donc sacré des dieux, et il respectera toujours les présages et les paroles des devins interrogeant les runes.
De fait, quand quelques pages plus loin Erik, fait prisonnier et sur le point d’être jeté en pâture à des crabes géants, lance une supplication à Odin, une manifestation surnaturelle l’arrache à son sort. Et à d’autres occasions dans la suite, Erik fera de nouveau appel à Odin. Les présences divines se manifestent régulièrement par la foudre.
Notons un point. Loin d’être un homme d’une force d’exception, Erik est à de multiples reprises défait en duel par un adversaire qui lui est supérieur. Et c’est alors à une intervention d’Odin qu’il doit la vie. Odin protecteur est presque un personnage de la série.
Autre exemple de la présence des forces occultes, au début de la série Ingar profane un tombeau, et un vent violent jaillit de la tombe et effraie les Vikings. Ceux-ci reprennent précipitamment la mer, mais une tempête se déchaîne qui engloutit tous les drakkars sauf un : celui d’Ingar et Erik, rejeté près d’un rivage inconnu.
Quand les occupants du navire mettent pied à terre pour renouveler leurs vivres et leur eau, ils sont attaqués par les habitants du lieu.
Dans le combat, Erik est blessé par une flèche, et le croyant mort, Ingar s’enfuit avec ses hommes. Erik demeure prisonnier des villageois qui veulent le punir de manière atroce des méfaits des Vikings. La profanation du tombeau a déclenché une série de malédictions.
C’est donc tout un monde de puissances magiques, voire divines, qui affleure régulièrement et vient interférer avec le monde terrestre.
Le personnage d’Erik en tant que héros est présenté comme possédant les qualités propres à la communauté à laquelle il appartient — et relevant du genre de récits auquel celui-ci appartient — ainsi la force, le courage et la vaillance. Il fait preuve également de loyauté et de fidélité à sa parole, ce qui souvent n’est pas le cas de ses adversaires, aussi de ruse et d’habileté quand il convient, mais n’éprouve ni altruisme ni bienveillance à l’égard des autres peuples, comme les habitants des villages dont il dirige les attaques en font l’expérience.
Erik ne relève donc en rien de la figure héroïque usuellement admirée en quête d’actions nobles, qui combat les injustices et prend aux possédants pour donner aux démunis. Il prend à tous et tue pour prendre, et un statut de « héros » de cet ordre participe à la sauvagerie de la bande.
À la manière de la façon d’être des personnages, le récit est direct, sans détour ni circonvolution, la structure est linéaire, le point de vue est attaché au pas d’un même personnage. Il n’y a pas — sauf de manière très rare et fugitive — de montage alterné faisant passer d’un déroulement à un autre qui lui serait parallèle, passer d’un personnage et d’une situation à d’autres par des allers-retours ; on ne quitte guère l’ici maintenant, le récit respecte une certaine forme d’unité de lieu, celle du personnage central qui s’y trouve. I
ll n’y a donc pas de construction d’une intrigue en toile d’araignée avec des points de vue différents qui finiront par converger. C’est une bande au déroulement direct, unique, franc, sans voie de traverse, toujours centrée sur une même action et sur un même point de vue sur cette action, comme vue à travers le regard d’un témoin qui ne quitterait pas des yeux le personnage de référence.
Le premier chapitre (« L’Épée d’Ingar le cruel ») pose donc le cadre de la série, avec l’origine d’Erik, ses premiers faits d’armes et, à la mort d’Ingar, le duel qui l’oppose à un autre prétendant, Skurl, pour sa part fourbe, pour déterminer qui assurera désormais le commandement du clan. Erik y découvre aussi la haine et le désir de vengeance que les Vikings engendrent chez les autres peuples.
Si ce premier chapitre se montre ainsi comme étant en quelque sorte « d’ordre général », chacun des suivants développe un thème singulier, à partir d’une situation ou de la présence de personnages étranges ou inattendus.
Le deuxième chapitre (« Les Portes d’Atlantis ») présente un curieux mélange. Il commence avec la rencontre d’Erik et de trois habitants du Nouveau Monde, dont un jeune roi chassé par un usurpateur, arrivés jusqu’au Danemark à bord d’un vaisseau ayant dérivé à travers l’océan. Erik monte une expédition dans l’autre sens pour les reconduire sur leur terre.
Plusieurs épisodes émaillent cette traversée. L’un reprend le thème des « Chasses du comte Zaroff ». Sur une île inconnue, Erik devient ainsi la proie d’un redoutable chasseur de taille et de force surhumaines.
Un autre s’inspire cette fois du mythe de l’Atlantide, ici une île volcanique surmontée d’une tour en or dont les habitants s’emparent des Vikings pour en faire leurs esclaves. Une scène étrange est à noter : après une révolte, les Vikings sont condamnés à être brûlés par le volcan en étant enfermés dans une caverne dans laquelle la cheminée du volcan s’achève par la bouche d’une gigantesque sculpture de visage — thème qui reviendra dans un chapitre ultérieur.
L’éruption soudaine du volcan permet la libération des Vikings et, dans une grande scène de catastrophe, anéantit l’île qui disparaît dans l’océan.
Un troisième épisode conduit cette fois le drakkar et ses occupants jusqu’à une nouvelle île entourée d’eau boueuse difficilement franchissable.
Erik et ses compagnons se trouvent impliqués dans un conflit local opposant les habitants primitifs de l’île se répartissant en deux clans, ceux de la côte vivant de la pêche, ceux de la forêt vivant de la chasse.
Ils parviennent enfin sur les côtes du Nouveau Monde et remontent l’Amazone jusqu’à la région d’origine du jeune roi et ses suivants. Curieusement, la ville qu’ils découvrent ne ressemble en rien aux constructions de l’Amérique précolombienne et plutôt à une cité européenne ou asiatique, et les guerriers de l’usurpateur sont habillés comme des guerriers mongols armés de cimeterres… Aidés par la population, les Vikings défont le tyran et remettent sur son trône le jeune roi.
Ce deuxième chapitre constitue donc une curiosité dans la série. Par rapport au premier chapitre, Ted Cowan et Don Lawrence ont choisi d’opérer un retournement complet de l’esprit de leur récit. Les Vikings ne sont plus un clan de pillards furieux et haïs, mais des guerriers accomplissant une mission bienfaitrice et confrontés ici à des obstacles et des situations relevant avant tout du mythe.
Les chapitres suivants se centrent à l’opposé sur un thème unique, souvent un adversaire redoutable des Vikings, et la sauvagerie et la furie du début reviennent. Les tueries recommencent, et ça fait très mal. De nouveau, Don Lawrence ne se prive d’aucune représentation de mise à mort : les entaillures se succèdent avec frénésie, les corps s’effondrent sous les coups de hache, les volées de flèches transpercent les belligérants d’un côté et de l’autre.
Mais les Vikings n’en sont pas les seuls auteurs, car il y a bien pire. Plusieurs récits se structurent autour de l’apparition d’un personnage sanguinaire plus effrayant même que les Vikings, et que ceux-ci doivent affronter. Les scènes de raids vikings contre des villages paisibles qui couvrent le premier chapitre n’en disparaissent pas pour autant, même s’ils sont moins nombreux, devenant secondaires dans le déroulement des récits.
Dans le chapitre trois (« Selgor l’homme-loup »), un homme au faciès difforme et aux crocs d’animaux, et d’une cruauté indicible, Selgor, à la tête d’un clan de Berserks, guerriers sauvages des sagas scandinaves, attaque en l’absence d’Erik le village des Vikings et l’anéantit avec tous ses habitants, femmes, hommes, enfants, vieillards. Quand Erik revient de chasse, il découvre avec effroi les ruines et les corps, ce qu’il reste de son clan. Dans un retournement, Erik et son clan se retrouvent dans la situation qu’ils infligeaient auparavant aux villages et aux populations victimes de leurs raids et leurs attaques.
Les Vikings n’ont pas pour autant perdu leur brutalité, et plus loin dans le récit ils n’hésitent pas à combattre et exterminer les défenseurs d’une forteresse qu’ils prennent d’assaut lors d’un défi.
Erik et Selgor s’affrontent dans une longue poursuite sur la mer et dans la conquête d’une forteresse défendue par un grand miroir concave concentrant les rayons solaires, et par une créature terrifiante, un ver gigantesque.
Selgor revient dans le chapitre suivant (« Le Casque de Thor »). Défiguré par des morsures de loups et devenu fou, il se prend désormais pour l’incarnation de Thor. Il porte un masque d’or dissimulant ses cicatrices guère divines, un casque ailé, et tient pour arme un énorme marteau, volés dans un temple sacré à une statue de Thor.
À la tête d’une troupe galvanisée par son prétendu statut divin, Selgor prend la mer, et Erik se lance derrière lui. Lors de cette traversée, Erik et ses Vikings poursuivent leur tradition, attaquant en route des villages pour se ravitailler, volant et massacrant qui s’oppose à eux.
Selgor parvient en Sicile, où il s’empare de la ville — imaginaire — d’Egra, dont la population continue de vivre à la manière des anciens Romains. Il en devient le tyran, faisant régner la terreur, exterminant les prêtres et les notables et tout opposant, s’emparant de toutes les richesses, et s’apprêtant à envahir les territoires alentour.
Quand Erik et ses compagnons entrent dans la ville s’ensuit l’une des plus spectaculaires batailles de la série. Entre les murs et les gradins du cirque, sur les voies pavées et dégagées bordées de conifères et de statues antiques, sur les chemins de ronde dominant les remparts, Vikings et partisans de Selgor s’affrontent dans un combat retentissant où cavaliers et chars se heurtent, où Erik brise à coups de masse un aqueduc pour noyer ses adversaires.
Pris au piège, encerclés de toute part, Erik et ses compagnons survivants sont sur le point d’être anéantis quand Erik lance une nouvelle supplication à Odin.
L’Etna tout proche se réveille et sa puissance se déchaîne sur la ville ajoutant un nouveau lot de scènes apocalyptiques. La violence des éléments s’ajoute à celle des humains.
Tandis que sous un ciel noir de cendres les demeures et les portiques de la ville s’effondrent et que sa population hurle et s’enfuit, Erik et Selgor arrachant son masque et révélant son visage défiguré s’affrontent en un duel final au milieu des colonnes d’un temple, des statues et des tentures en flammes.
Don
Lawrence ouvre le chapitre cinq (« La Main du diable ») avec une scène cruelle de village incendié et sa population mise à mal, comme pour laisser présager une suite douloureuse.
Une nouvelle fois, en effet, le clan d’Erik a été attaqué et ravagé comme auparavant par Selgor et ses Berserks. Ce qu’ignore Erik, c’est qu’en outre un personnage du nom de Veldi ambitionne après tant d’autres de se débarrasser de lui et prendre sa place.
Une force nouvelle surgit. Ted Cowan et Don Lawrence ont régulièrement recours au fantastique avec l’évocation de forces occultes ou divines, les sortilèges et les présages, et même des êtres monstrueux comme un ver gigantesque dans le chapitre trois (« Selgor l’homme-loup »), un kraken, des araignées, iguanes et crapauds géants dans le chapitre sept (« Cyclos, l’île aux monstres »), ou un céphalopode démesuré dans le chapitre huit (« Moru, le sorcier du marais »).
Dans « La Main du diable », ils vont sans doute trop loin avec une sorte d’entité télépathe en forme de main humaine géante, Helvud, des arbres prenant vie et des champignons eux aussi en forme de mains qui annihilent la volonté de ceux qui les consomment et les rendent esclaves d’Helvud, recevant ses ordres télépathiques.
Ce récit exagéré fait pâle figure auprès des autres, et mieux vaut oublier, ignorer ce malheureux épisode. Michel Deligne l’a d’ailleurs relégué à la fin de son édition en français.
Après le Selgor des chapitres trois et quatre, un digne émule lui succède dans le chapitre six : « El Sarid le sanguinaire », titre qui situe bien les choses et laisse présager que la série se poursuit là toujours selon les mêmes dispositions.
El Sarid est venu à la tête d’un détachement de Sarrasins dans les pays du Nord pour effectuer une razzia d’esclaves et de galériens. Il pratique l’hypnose, pouvoir qui lui sera très utile, et dit lui-même être animé d’une « fureur guerrière » plus grande que celle des Vikings. Ses troupes vêtues de peaux de chacals et de hyènes disposent d’armes redoutables comme des catapultes, le terrible feu grégeois inconnu des Vikings et des boucliers polis reflétant les rayons solaires et provoquant des visions effrayantes.
Une nouvelle fois, comme lors de l’attaque de Selgor, en l’absence d’Erik le village des Vikings est anéanti et les hommes emmenés comme esclaves. Une nouvelle fois, quand il revient de la chasse, Erik connaît l’amertume de découvrir son village et son clan ayant subi ce que lui-même et ses Vikings font subir à d’autres villages et d’autres populations. Une nouvelle fois, Erik se lance sur la mer à la poursuite de son adversaire et ses combattants, et cette fois en outre ses esclaves. Une nouvelle fois, Erik et ses Vikings attaquent en route des villages de façon sanglante pour se ravitailler en eau et en provisions.
L’affrontement a lieu en Égypte. Parvenus sur la rive du Nil, les Vikings doivent faire face aux attaques d’animaux pour eux inconnus et effrayants comme des crocodiles, des hippopotames et des éléphants. Puis les deux clans s’affrontent, devant la ville des Sarrasins. Le combat d’Erik et El Sarid devient parfois un combat des dieux et des pouvoirs divins, le premier invoquant Odin, le second Amon-Râ.
Dans le chapitre sept (« Cyclos, l’île aux monstres »), Erik croise un nouveau personnage plus ou moins de la même eau que Selgor et El Sarid, même s’il se révèle moins sanguinaire et furieux, mais qui se montre bouffi d’ambition, fourbe et prêt à toute vilénie pour satisfaire cette ambition. Il s’agit cette fois d’un chef viking d’un autre clan, Géfion-le-Borgne du clan Skeld.
Une rivalité se crée entre Erik et Géfion, ainsi successivement lors de deux raids où ils se trouvent par hasard en concurrence pour la conquête de richesses, puis pour déterminer lequel des deux chefs prendra le commandement de l’ensemble des deux clans vikings.
Mais deux autres forces viennent interférer dans cette confrontation entre Erik et Géfion, un kraken, gigantesque serpent de mer, et une population de descendants de Spartiates qui en perpétuent le mode de vie à la manière antique et qui vénèrent le kraken.
Une scène notable est la traversée, par Erik et deux de ses hommes, d’une vallée rocheuse peuplée d’araignées et d’iguanes géants, puis d’une forêt noyée de brume et habitée de crapauds gigantesques à la langue redoutable de caméléons.
Un chapitre particulièrement frappant est le huitième « Moru, le sorcier du marais ». Erik doit affronter un sorcier aux sortilèges très puissants, aidé d’un chef de guerre, Erlik-le-Noir.
Le sorcier Moru, dans son manteau encapuchonné, a créé une machine hypnotique, grande roue couverte de miroirs qui tourne en réfléchissant les rayons solaires et dont l’éclat annihile la volonté de ceux qui en sont frappés.
Le décor est un vaste territoire de marais et de landes crépusculaires noyés sous un ciel de brume. Là s’élève l’énorme forteresse de pierre de Moru le sorcier posé sur un plateau. Le graphisme hachuré en bandes de teintes de gris de Don Lawrence excelle pour figurer l’immuable ciel de brouillard qui emplit l’espace, et ce sol spongieux de fange et de terres détrempées.
Pour affronter Moru, Erik est aidé par la sorcière du marais, ennemie de Moru, qui lui révèle de ses secrets pour contrer les maléfices de Moru, ainsi le fait que l’eau fangeuse des marécages appliquée sur les yeux protège du pouvoir de la roue aux miroirs. L’ombre brumeuse de la sorcière à la fin du récit se forme sur le marais pour marquer son triomphe sur Moru. Il s’avère que le véritable combat était celui des deux sorciers, Erik et ses Vikings ayant joué le rôle de bras armés de la sorcière du marais tout comme Erlik — le-Noir et ses guerriers étaient ceux du sorcier du château.
Après « Le Casque de Thor » et ses descendants de Romains et « Cyclos, l’île aux monstres » et ses descendants de Spartiates, le chapitre neuf (« La Forteresse de la mort ») revient sur le thème étrange de la société humaine ayant maintenu un mode de vie antique. Par ailleurs, Don Lawrence reprend le thème du cheval de Troie.
À la suite d’une expédition dans l’Himalaya, Erik et ses Vikings reviennent à pied vers la côte où sont mouillés leurs drakkars. Ils traversent de longues contrées de défilés montagneux et de forêts. Ils y affrontent tour à tour plusieurs périls. Ce sont d’abord les guerriers d’une nouvelle communauté vivant dans leur forteresse à la manière des anciens Grecs. Sur leurs remparts est dressée une statue gigantesque dont l’épée lance des matières enflammées, et les Vikings en subissent le feu ainsi que les flèches des archers grecs.
Plus loin, ils échappent de peu à un raz-de-marée. Construisant des radeaux, ils remontent un fleuve et subissent l’attaque d’une meute de loups avant de rencontrer une nouvelle forteresse, celle du prince russe Ogor.
Celui-ci fait prisonniers Erik et ses Vikings et les oblige à attaquer la forteresse d’un prince rival, Yvan-le-Cruel. C’est là qu’Erik fait construire un gigantesque sanglier de bois dans lequel les Vikings prennent place.
Comme chez Homère, les soldats font entrer la grande construction dans leur château, mais Yvan connaît la légende et, méfiant, fait incendier le sanglier. Échappant de peu aux flammes, les Vikings sortent du sanglier et s’emparent de la salle des treuils du pont-levis, baisse celui-ci et les troupes du prince Ogor entrent et conquièrent la place. Les Vikings retrouvent leur liberté et, après avoir déjoué une dernière traîtrise du prince, reprennent la mer.
Le chapitre dix (« L’Idole aux yeux de feu ») contient une intrigue complexe et une vision spectaculaire.
Le décor est parfaitement irréel, un volcan dont le cratère est fermé d’un gigantesque rocher en forme de crâne humain et dont la lave des éruptions jaillit par les orbites de manière dantesque.
Erik y rencontre un nouvel adversaire puissant, après Selgor et après El Sarid, le géant africain Tava vêtu d’une peau de léopard.
De même qu’il ouvrait le chapitre six (« La Main du diable ») avec une scène de village incendié, Don Lawrence et Kenneth Ted Cowan ouvrent ce nouveau récit par une scène de tempête qui frappe le pays scandinave en présage de la violence du récit à venir.
Erik est mis au défi par le chef de clan rival Orfin, qui le jalouse et souhaite triompher de lui.
Orfin le défie donc d’affronter un esclave africain particulièrement impressionnant, Tava, espérant assister à la défaite d’Erik.
Celui-ci triomphe de son adversaire et lui rend la liberté. En retour, feignant la reconnaissance, Tava lui promet la richesse si Erik le ramène dans son pays.
Un jeu de traîtrises à trois corps se tisse. Erik, toujours loyal et fidèle à ses promesses, lance une expédition en direction de l’Afrique pour y conduire Tava.
Orfin suit à distance Erik et Tava espérant pouvoir, lors d’une occasion, en finir avec Erik et s’approprier pour son compte lesdites richesses.
Tava, jouant jeu double, favorise tantôt Erik tantôt Orfin, mais toujours en feignant la loyauté à l’égard d’Erik, espérant pour sa part se servir de l’un comme de l’autre pour son profit personnel.
Le chapitre abonde en combats et en coups de trahison, et c’est toujours Tava qui mène le déroulement de la partie. Quand les deux clans vikings rivaux prennent pied sur la terre d’Afrique surgit une troisième force, un peuple de guerriers africains.
À la suite de multiples manœuvres de Tava, manipulant les uns et les autres, dressant tour à tour chacune des trois forces contre une autre, son plan se révèle. Créer des conflits entre tous et se servir des deux clans vikings comme troupes armées pour occuper et tenir à distance les guerriers africains défendant le site du volcan au crâne, et s’attribuer un masque de léopard et un bouclier sacré qui y sont dissimulés, et sortis de leur cachette par Erik, afin de devenir ainsi pourvu le chef de la région.
Dans ce chapitre, la loi narrative des parties précédentes présentant une intrigue linéaire et directe au point de vue quasi unique, sans guère de montage alterné ni de déroulements parallèles, cède la place à une structure complexe où à l’opposé les points de vue se succèdent suivant les allers-retours de Tava d’un groupe à un autre et les conséquences qui se mettent en mouvement pour les différents protagonistes à chacune de ses actions.
Erik finit par comprendre la fourberie de Tava et affronte le géant africain. Mais le duel est interrompu quand le volcan entre en éruption, faisant jaillir la lave incandescente des orbites du crâne rocheux. Curieusement, Don Lawrence et son scénariste ne concluent pas leur récit par un combat définitif avec la victoire d’Erik sur son adversaire comme avec Selgor et El Sarid. De même, il ne met pas, autant qu’il aurait pu, en valeur la trouvaille graphique du crâne-volcan vomissant la lave de ses orbites, alors que davantage développée elle aurait pu lui fournir une scène spectaculaire achevant avantageusement le récit.
Les auteurs réemploient ici des idées de chapitres précédents : le volcan dont le cratère a la forme d’un visage du chapitre deux (« Les Portes d’Atlantis »), le personnage qui s’empare d’un masque et d’une arme sacrés pour asseoir son pouvoir comme dans le chapitre quatre (« Le Casque de Thor »), thèmes ici parfaitement utilisés.
Cette fois, c’est l’océan lui-même, puis l’Amérique du Nord, qui sont les nouveaux théâtres du dernier chapitre (« La Mission périlleuse », écrit par Michael Moorcock), avec de nouvelles traîtrises.
Erik est chargé par un chef de clan mourant de retrouver son neveu Sigurd parti vers la terre au-delà de l’Atlantique afin qu’il hérite du titre de nouveau chef du clan. Mais agit un membre du clan, un certain Haakon-Barbe-de-Feu qui conjugue en un plusieurs personnages antérieurs.
Il est aussi sanguinaire que Selgor et El Sarid des chapitres trois, quatre et six, et tout comme avant lui Skurl dans le premier chapitre (« L’Épée d’Ingar le cruel »), et Géfion dans le chapitre sept (« Cyclos, l’île aux monstres »), il se pose, envieux, en un autre prétendant au pouvoir ; il décide à cette fin de faire disparaître au cours de cette mission Erik et le neveu du vieux chef. Quand Erik prend la mer, Haakon le suit à bord d’autre drakkar à la manière d’Orfin dans le chapitre précédent, et attend les instants favorables.
La plus grande part du récit se déroule sur l’océan, ce qui change d’autres chapitres. En effet, sauf circonstances particulières, les traversées des mers en drakkar sont le plus souvent figurées de façon brève dans les parties précédentes, servant juste à conduire les personnages jusque dans une contrée où prend place l’essentiel du récit. Ici, cette fois, la mer est bien la scène principale. Don Lawrence dépeint avec brio les éléments marins, et ses représentations d’icebergs géants dans la brume sont impressionnantes. Lors de cette grande traversée, les épisodes s’enchaînent en une véritable galerie du genre, avec l’attaque du drakkar d’Erik par celui d’Haakon, une tempête, une attaque d’une orque géante, l’attaque et le pillage d’un village d’Islandais par Haakon et la vengeance de ceux-ci contre Erik et son clan, la survenue de tornades marines, le passage étroit entre deux icebergs gigantesques…
Atteignant enfin les côtes de l’Amérique, Erik et son clan affrontent une tribu amérindienne gardant prisonnier Sigurd, et à laquelle s’allie Haakon. Lors d’une bataille finale, Haakon feint la mort afin de tenter ultérieurement une ultime traîtrise.
Le point de vue quasiment unique attaché au personnage du titre figure un long parcours aux multiples détours. Les êtres félons, les traîtrises, les clans rivaux, les duels, les meutes de loups, les populations vivant à la manière antique, les présages, les interventions divines et les longues surfaces des océans sont les pions d’un grand jeu d’échecs et reviennent et se répondent d’un chapitre à un autre comme des reflets dans de vastes jeux de miroirs.
Avec « Erik le Viking », Don Lawrence et ses scénaristes dressent un portrait d’un personnage certes franc et loyal, sans cruauté, mais aussi sans compassion, guidé seulement par la fidélité et le sens du devoir qu’il ressent à l’égard de son peuple, et qui se montre indifférent au sort des autres êtres qu’il épargne ou traverse de son épée en fonction uniquement du péril qu’ils représentent ou non pour lui et les membres de son clan.
Et par le fait, les auteurs dressent le portrait d’un monde où c’est chacun qui s’accroche à sa vie fragile et suit sans illusions sa ligne de vie dans une représentation sans concession de la dureté de l’existence et des noirceurs et des menaces qui pèsent sur chaque humain.
À travers des scènes épiques d’expéditions périlleuses et celles brutales et incessantes d’attaques d’êtres crépusculaires, de tueries, de dévastations, Don Lawrence dessine une pièce de fracas et de fureur, fracas des armes et des éléments de la nature, fureur des humains qui cherchent à survivre dans un monde insensible. En se basant sur les textes de ses scénaristes, il nous trace, dans une grande fresque ciselée par son graphisme, une sorte de tableau de la vie brute qui, comme a écrit Spinoza, « s’efforce de persévérer dans son être. »
Patrice DELVA
Relecture, corrections, rajouts et mise en pages : Gilles RATIER
P.-S. Les publications en français, selon l’ordre des originaux anglais publiés à l’origine en Angleterre dans Lion d’octobre 1960 à septembre 1964 :
1 — « L’Épée d’Ingar le cruel » album Michel Deligne n° 1 SFPI n° 1 à 2 et M.C.L. n°1 à 2
2 — « Les Portes d’Atlantis » album Michel Deligne n° 2 SFPI n° 3 à 5
3 — « Selgor l’homme-loup » album Michel Deligne n° 3 SFPI n° 5 à 7
4 — « Le Casque de Thor » album Michel Deligne n° 4 SFPI n° 7 à 10
5 — « La Main du diable » album Michel Deligne n° 11 SFPI n° 10 à 13
6 — « El Sarid le sanguinaire » album Michel Deligne n° 5 SFPI n° 13 à 15
7 — « Cyclos, l’île aux monstres » album Michel Deligne n° 6 SFPI n° 15 à 18
8 — « Moru, le sorcier du marais » album Michel Deligne n° 7 SFPI n° 19 à 20
9 — « La Forteresse de la mort » album Michel Deligne n° 8 SFPI n° 21 à 22
10 — « L’Idole aux yeux de feu » album Michel Deligne n° 9 SFPI n° 23 à 24
11 — « La Mission périlleuse » album Michel Deligne n° 10 SFPI n° 24 à 26
L’édition en poche SFPI suit l’ordre de l’original anglais. En revanche, dans l’édition Michel Deligne, le chapitre cinq (« La Main du diable ») est rejeté à la fin : ce qui n’est pas une mauvaise idée, vu que c’est la partie faible de la série, qui casse un peu le niveau de qualité générale. L’enchaînement des chapitres présentant les personnages de Selgor et El Sarid se fait ainsi admirablement.
Si l’on compare les deux éditions francophones, il n’y a guère de coupes dans l’édition SFPI par rapport à celle de Michel Deligne qui respecte le format original.
Ainsi, dans le premier chapitre (« L’Épée d’Ingar le cruel »), il ne manque que trois cases dans l’édition SFPI, sur un total de 32 planches chez Michel Deligne ou 80 pages dans l’édition SFPI. Les deux premières montrent un champ de bataille après le combat, au sol couvert de morts et de blessés ; la troisième, en fin de récit, un homme frappé par une épée dans le dos.
En revanche :
– Le format des cases de certaines pages est réduit dans l’édition SFPI du n° 2 au n° 6 par rapport à l’édition Michel Deligne. En effet, le n° 1 de l’édition SFPI compte deux cases en hauteur par page de petit format, et les cases ont en général la même taille que l’édition Michel Deligne, lesquelles comptent 4 cases en hauteur par grande page. À partir du n° 2, l’édition SFPI compte des pages avec trois cases en hauteur par page et la différence est énorme.
À partir du n° 7, l’édition SFPI retrouve seulement deux cases en hauteur par page sauf quelques très rares exceptions de l’ordre d’une à quatre pages par numéro, et les dessins retrouvent à peu d’exceptions près la même dimension que dans l’édition Michel Deligne.
– Les cases dans l’édition SFPI ont été retaillées pour être remaquettées en passant du grand au petit format.
– Comme les textes sont aussi importants dans les deux éditions, les bulles occupent donc en proportion une place plus importante dans les cases réduites des n° 2 à 6 de l’édition SFPI ce qui réduit encore la partie dessinée.
Pour ces trois raisons, le début de l’édition SFPI ne rend guère justice au talent de Don Lawrence. Certaines cases des n° 2 à 6 ont perdu quasiment la moitié du dessin.
(1) Voir nos « Coins du patrimoine » : Don Lawrence (1ère partie) et Don Lawrence (2ème partie).
Formidable article bien documenté et tellement long qu’il peut peut-être même nous occuper jusqu’à la sortie du nouveau BDM…
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Lawrence est également, comme chacun sait, dessinateur de l’Empire de Trigan, et surtout de Storm avec ses planches somptueuses, ce qui en fait un artiste indispensable à toute bonne bédéthèque…
A quand un article sur frank bellamy http://one.justtesting.eu/acatalog/Book_Palace_Books_Frank_Bellamy_s_Heros_the_Spartan_The_Complete_Adventures_153.html#.Xy_G2Ygzb0N
existe t-il un ouvrage qui parle de la bd anglaise si vous avez une référence.
C’est une bonne idée : mais cela demande du temps, et c’est ce qui nous manque le plus…
Quant à un ouvrage référentiel sur les comics UK, il y en a plusieurs en anglais – ne serait-ce que les travaux de Denis Gifford ou de Paul Gravett -, mais aucun en français (du moins à ma connaissance).
Bien cordialement
Gilles Ratier
Bonjour,
A défaut d’un ouvrage global sur la BD anglaise, vous pouvez trouver quelques rapides articles en français sur certaines BD parues dans Étranges Aventures et Aventures Fiction chez Arédit :
https://www.forumpimpf.net/viewtopic.php?f=1&t=41135
https://www.forumpimpf.net/viewtopic.php?f=1&t=41141
https://www.forumpimpf.net/viewtopic.php?p=999906
D’autres dessins de Don Lawrence par exemple ici, tirés de la série Maroc the Mighty :
https://www.forumpimpf.net/viewtopic.php?p=992602#p992602
Cliquer sur chaque planche pour l’agrandir.