Yannick Corboz (1), déjà remarqué pour ses « Célestin Gobe-la-Lune » et « L’Assassin qu’elle mérite » avec Wilfrid Lupano, sa version BD des polars à succès de Pierre Lemaître (« Brigade Verhoeven ») avec Pascal Berho ou son diptyque « Les Rivières du passé » avec Stephen Desberg, s’est attaqué à la mise en cases du roman sombre, fantasque, historique et romantique du célèbre avocat Richard Malka : « Le Voleur d’amour », sorte de retranscription du mythe de Dracula et de la jeunesse éternelle, publié chez Grasset en 2021. Le résultat, qui privilégie le narratif sur le plan des textes, est graphiquement lumineux et éblouissant…
Lire la suite...« L’Homme qui voulut être roi » : sur la route des Indes perdues avec Kipling…
Dans l’Inde de la fin du XIXesiècle, Daniel Dravot et Peachy Carnehan – deux anciens militaires britanniques devenus des aventuriers peu scrupuleux – ambitionnent de réaliser un rêve fou : régner sur le légendaire pays du Kafiristan, où aucun Européen n’a encore osé mettre le pied ! Quête insensée, mégalomanie et symboles franc-maçonniques avaient nourri la nouvelle de Rudyard Kipling (1888), puis le film de John Huston (1975) : Jean-Christophe Derrien et Rémi Torregrossa s’emparent à leur tour de ce mémorable périple au bout du monde, fable amère mettant tragiquement en lumière l’orgueilleuse amitié et la folie humaine.
Avec cette nouvelle publiée en 1888, Rudyard Kipling rendait compte de deux réalités. D’une part, celle d’un empire britannique alors à son apogée : près de 33 millions de km 2… gardés par une armée aux effectifs réduits. En Inde, 200 millions d’habitants furent ainsi contrôlés par (seulement) 50 000 soldats. Après la révolte des Cipayes en 1858, les Indes furent supervisées par le Raj (royaume) britannique, un régime colonial regroupant des provinces sous administration directe et des états princiers sous souveraineté : un monde propice à susciter tous les imaginaires et toutes les aventures… D’autre part, Kipling, en fin observateur devenu à la fois narrateur et personnage de sa nouvelle, rendait compte d’une expérience très personnelle. Plus précisément, initié à la franc-maçonnerie dans la ville indienne de Lahore en 1886, l’auteur décrit – une fois n’est pas coutume – les dérives pitoyables liées aux rêves de grandeur démesurés. Soit, à l’inverse des parcours éclairés de Mowgli (« Le Livre de la jungle », 1894) et de Kimball O’Hara (« Kim », 1901), eux-mêmes à comprendre à l’aune des sages préceptes francs-maçons, l’aventure par l’absurde selon Dravot et Carnehan : deux antihéros chargés d’introduire les lecteurs en terre inconnue… En confondant rêves, croyances, crédulité populaire, amour et dessein personnel.
Tricheurs, grandes gueules, téméraires, hâbleurs, mais aussi héroïques que pathétiques, Daniel Dravot et Peachy Carnehan auront été impeccablement incarnés par Sean Connery et Michael Caine dans le film à succès réalisé en 1975 par John Huston. L’histoire et la couverture du présent album jouent de ces références, en s’éloignant cependant volontairement du physique des deux acteurs britannique. Rémi Torregrossa demeure ainsi plus fidèle aux descriptions des personnages effectuées par Kipling. Sur le visuel de couverture, passant sur un pont en cordes, littéralement d’un monde à l’autre, au-delà de grandes falaises escarpées, nos deux protagonistes semblent inconscients des menaces alentours : la hauteur et donc la chute annoncée, l’ailleurs et donc l’inconnu (potentiellement menaçant), le décor d’arrière-plan digne d’un incertain Eldorado, avec toute la démesure que l’on peut associer à ce nom. Jusqu’au titre, cerné de nuages noirs, qui semblera peser sur ces âmes isolées telle une lourde épée de Damoclès : « qui voulut » n’est pas vraiment un gage assuré de réussite…
En relisant aujourd’hui l’œuvre de Kipling, le lecteur se souviendra-t-il que le Kafiristan (terre des infidèles, en persan), loin d’être une contrée imaginaire, est une province montagneuse asiatique bien réelle. Difficile d’accès, jadis traversée par Alexandre le Grand et située au sud des vallées de l’Hindou Kouch, la région – rebaptisée Nouristan en 1896 – fait désormais partie du nord-est de l’Afghanistan. Pour écrire sa nouvelle, Kipling s’est très probablement inspiré d’authentiques récits de voyages. Le colonel anglais Alexander Gardner parcouru ainsi ces territoires dans les années 1825/1830, et l’aventurier américain Josiah Harlan (1799-1871), enrôlé comme chirurgien dans l’armée de la Compagnie britannique des Indes orientales, se rendit au Pendjab dans l’intention… de devenir roi. Vers 1840, après s’être mêlé de politique et de faits d’armes locaux, il finit par obtenir le titre de Prince de Ghor, pour lui-même et ses descendants. Autre source d’inspiration potentielle pour Kipling : l’histoire de Sir James Brooke (1803-1868), surnommé le Rajah blanc, qui fonda le Sarawak en 1841, au nord-ouest de l’île de Bornéo. Une histoire qui n’est du reste pas totalement passée inaperçue de Frank Le Gall pour « Théodore Poussin » (voir le tome 5, paru en 1991).
Également appuyée sur les symboles et rites de la franc-maçonnerie, comme on peut le deviner en couverture de cet album, l’aventure est préfacée par un fameux initié : Didier Convard (voir notre article consacré à « L’Épopée de la franc-maçonnerie »). Au fil des planches, enrichies d’un luxe de détails, le charme de cette adaptation opère. Tout juste leur version de « 1984 » achevée, les auteurs redonnent à Kipling (incarné par Christopher Plummer dans le film de Huston) sa posture omnisciente. Comme l’indique Jean-Christophe Derrien, « La situation du commentateur, qui interrompait de temps en temps le récit, plaisait beaucoup à notre éditeur. Pour moi, « Kipling » est à la fois raisonnable, sidéré par les évènements vécus par nos « héros », mais quelque part il envie aussi leur audace, leur folie, vu sa propre vie monotone. » Quittant l’Inde en 1889, à l’apogée de sa carrière en 1907 (prix Nobel de littérature), Kipling finira son existence dans le Devon anglais : ses propres idéaux étant brisés par la Première Guerre mondiale. Une autre fable et une autre jungle, amère, sur la conquête du pouvoir, l’ego et la destruction de soi.
Philippe TOMBLAINE
« L’Homme qui voulut être roi » par Rémi Torregrossa et Jean-Christophe Derrien
Éditions Glénat (16,50 €) – EAN : 978-2-344047958
Parution 12 avril 2023
Merci pour cet article.
J’ai remarqué que Glénat reste assez » raisonnable » pour les prix de ses albums, et cela peut aider à franchir le pas au moment d’acheter…
Très intéressant, un bel album d’aventures. Belle mise en images, très claire et colorée.
Qu’on ait lu le livre ou regardé le beau film de J Huston…
Cela me donne envie de revoir ce film.
On peut oublier le message ou le parti pris et se laisser porter par ce grand souffle et cette histoire très humaine.
Bonjour,
A propos du rajah Brooks, je me permet de signaler que cette aventure est évoquée dans une aventure de Corto Maltese (par les successeurs de Pratt) Le Jour de Tarowean. Au début de l’histoire Corto se trouve à Sarawak et rencontre le second rajah blanc de la famille Brooks et ses fils (qui ne s’aiment pas). Le rajahnat des Brooks est évoqué comme une sorte de régime patriarcal au bon sens du terme malgré l’attitude méprisante envers les indigènes d’un des fils..
À propos de Pratt et du Kafiristan, on peut signaler que c’est dans cette région que se termine l’épisode de Corto Maltese « La Maison dorée de Samarkand ». Pratt avait bien sûr lu l’histoire de Kipling, et avait apprécié le film.