« Gaston » T22 : l’art de la gaffe, de Franquin à Delaf…

22, re v’là Lagaffe ! Lancé dans le Journal de Spirou en février 1957, l’impénitent gaffeur renaît ce mois-ci sous la plume de Marc Delafontaine, alias Delaf. Ce 22e tome, pari critique et éditorial certain pour Dupuis, profite fort heureusement d’un graphisme méticuleux et ultra-dynamique, savamment inspiré du style du génial André Franquin. Au fil des gags, Mademoiselle Jeanne, Prunelle, Lebrac, De Mesmaeker ou la mouette rieuse font un retour fracassant dans les bureaux vintage de Spirou, pour le meilleur et le rire, au-delà des polémiques liées à cette reprise majeure du patrimoine franco-belge…

Dessin de Franquin pour la première apparition de Gaston en février 1957.

Gaston, parfois considéré comme une série dérivée de l'univers de Spirou (Dupuis, extrait du T0).

Les débuts de Gaston – ou plutôt ses premiers pas… – sont entrés dans la grande histoire de la bande dessinée franco-belge. D’abord quelques traces de pas, dans les marges des pages du Journal de Spirou, puis une singulière apparition le 28 février 1957 (n° 985), toute en costume et nœud papillon. 15 jours plus tard, notre impénitent rêveur réapparut, cette fois-ci de manière bien moins protocolaire, habillé en jean noir, pull-over vert et espadrilles, assis sur une chaise, cigarette aux lèvres… Une décontraction inspirée à Franquin par la cool attitude associée au mouvement beatnik américain, tout juste éclos en 1957 à la suite du succès du roman de Jack Kerouac : « Sur la route ». Pour toute une génération de jeunes lecteurs bientôt lancée dans la révolution culturelle des années 1960, Gaston allait incarner le non-conformisme, le refus de travailler, la vie de bohême, le pacifisme, l’excentricité et la fibre écologiste. Bientôt qualifié de « héros sans emploi », recruté à vrai dire par une personne dont il ne se rappelle pas le nom (sic), Gaston s’apprêtait malgré lui à dynamiter la rédaction de Spirou. Ce, dès le premier gag (publié dans le n° 1000 du 13 juin 1957) : avec un humour racontant en creux quelques authentiques péripéties alors vécues par de joyeux compères nommés Yvan Delporte, Jijé, Peyo, Jean Roba, Morris, Maurice Tillieux, Jidéhem (acronyme de Jean de Mesmaeker, encreur de nombreux premiers gags), Raymond Macherot, Will, Maurice Rosy, etc. Précisons aussi que le prénom de Gaston fut trouvé par Delporte, en rapport avec un ami gaffeur répondant au nom de Gaston Mostraet. Franquin, en adoptant à son tour ce prénom, oublia fortuitement que… son beau-père portait le même prénom : détail qui engendra quelques problèmes familiaux.

Couvertures pour « Gaston » (Dupuis, 1960) et « Gare aux gaffes » (Dupuis, 1966).

Un premier album (« Gaston », au format à l’italienne de 8,30 x 19,60 cm) parut en janvier 1960, mais c’est bien « Gare aux gaffes », publié en janvier 1966, qui inaugura officiellement chez Dupuis une série d’albums se clôturant une première fois en octobre 1982 avec un quatorzième opus : « La Saga des gaffes ». Entre janvier 1970 et novembre 1986, paraissent également six albums complémentaires (numérotés de R1 à R5, auxquels se rajoute un numéro zéro) compilant divers gags, pages ou illustrations inédites, et reprenant surtout les gags jadis parus au format à l’italienne dans les volumes 1 à 5, entre 1966 et 1967. Soit un total de 20 albums publiés par Dupuis, à la date de 1986. En novembre 1996 paraît « Gaston T15 : Gaffe au Lagaffe ! », (21e) titre qui précède de peu la tragique disparition de Franquin, le 5 janvier 1997. Le créateur du Marsupilami et des « Idées noires » aurait aimé atteindre le nombre de 1 000 planches pour son antihéros fétiche. Un rêve presque atteint puisque le compteur des gags de Gaston s’est interrompu au nombre de 913, sur une ultime planche inachevée, dessinée en 1996 et présentée en guise d’épilogue du vingt-et-unième tome. « M’enfin ! »

Couvertures pour « La Saga des gaffes » et « Gaffe au Lagaffe ! », tomes 14 et 15 parus en 1982 et 1996.

À partir de 1997, les planches sont retriées chronologiquement, par ordre de parution dans le Journal de Spirou. Actuellement, l’ensemble des albums de la série est réédité par Dupuis – depuis 2017-2018, à l’occasion du 60e anniversaire de la série – sous une nouvelle maquette et (parfois) de nouveaux titres, déployés de « Gaston T0 : Les Archives de Lagaffe » et « Gaston T1 : Premières gaffes » à « Gaston T21 : Ultimes bévues ». Chaque titre, ayant fait l’objet initial d’un tirage à 5 000 exemplaires, a également rejoint le coffret intégrale luxe, aux côtés de quelques goodies qui ont ravi les collectionneurs : tel ce fac-similé d’un contrat de De Mesmaeker !

Détails du coffret intégrale luxe et des éditions publiées en 2017, à l'occasion des 60 ans de la série (Dupuis).

Arrivons-en aux péripéties ayant émaillé la parution de ce « Gaston » T22… toutes gaffes mises à part, et commençons par un flashback. Lorsque Franquin s’éteint à 73 ans en janvier 1997, tous les droits de « Gaston Lagaffe » appartiennent à la société monégasque Marsu Productions depuis 1993. Dupuis en reprend le contrôle en 2014, suite à un rachat effectué en mars 2013. Entre 1998 et 2018, diverses rééditions plus ou moins « définitives » de la série furent publiées, augmentées de planches inédites dans les albums originaux. Les chiffres de ventes donnés par Dupuis en 2023 évoquent 32 millions d’albums vendus, pour des titres traduits en 27 langues nationales et régionales. En 2013, Delaf, Québécois auteur (avec Maryse Dubuc) de la série jeunesse à succès « Les Nombrils », se fait remarquer en créant des gags de l’antihéros Gaston, destinés à alimenter le recueil « La Galerie des illustres » : un ouvrage collectif réalisé en hommage aux célèbres personnages parus dans Spirou. Rebelote en 2017, lors de sa participation au collectif « La Galerie des gaffes ». Le 17 mars 2022, Dupuis annonce en conférence de presse la parution (programmée en octobre) d’un nouvel album de 44 pages, avec un tirage d’1,2 million d’exemplaires (il sera au final plutôt réévalué à 800 000 exemplaires en novembre 2023). Le premier gag est prépublié dans Spirou n° 4382, le 6 avril 2022, avec le slogan « IL revient ». Sollicité dans le plus grand secret dès 2017, Delaf n’avait donné son accord qu’un an plus tard, avant de passer les quatre années suivantes à mettre au point une technique consistant à taguer numériquement chacune des cases des 900 gags réalisés par Franquin. Une banque de données constituées des gestes, mimiques et attitudes de chaque personnage, mais aussi de chaque objet, destinée – mot-clé aidant – à reconstituer parfaitement l’univers de Gaston. Problème : Isabelle Franquin, fille et ayant droit d’André, s’oppose « par principe » dès 2021 à cette reprise. Franquin qui, tel Hergé pour Tintin, avait avoué en 1986 « ne pas vouloir que Gaston existe après lui » , avait en réalité changé de position par la suite.

Couverture et planche hommage de Delaf pour l'album collectif « La Galerie des gaffes » (Dupuis, octobre 2017).

L'annonce et la première planche parues dans Spirou en 2022.

Pour de nombreux fans et auteurs, il est tout simplement impossible de vouloir retranscrire l’esprit caustique ou le trait de « Gaston », tous deux liés à la fois au génie de Franquin et à l’époque dans laquelle il fait vivre son personnage. Une lettre ouverte, véritable pétition adressée à Média-Participations, est signée notamment par François Boucq, Dany, Frank Le Gall, Philippe Geluck, Éric Maltaite, Jean-Christophe Menu, Benoît Peeters et Zep.

Dès le 25 mars 2022, Isabelle Franquin lance la contre-offensive en saisissant le juge des référés du tribunal de première instance de Bruxelles, afin de s’opposer à la diffusion, à la prépublication et à la promotion d’un album réalisé sans son accord, qu’elle considère en conséquence comme un plagiat. La clause, liée au droit moral de l’auteur ou de ses ayant droits, du refus pour des « motifs éthiques ou artistiques » est mise en avant. Or, Alain Beremboom, avocat de Dupuis, rappelle que Franquin a précisément signé un accord prévoyant une possibilité de donner suite à son œuvre avec un autre auteur ; le nouvel album s’inscrit par ailleurs dans le respect du style et de l’esprit du créateur. La parution le 6 avril 2022 d’une planche du nouveau « Gaston » dans Spirou alimentera les débats pour ou contre, tout amplifiant cet imbroglio judiciaire. La suite de la prépublication est néanmoins interrompue par Dupuis, en attendant la décision judiciaire. Celle-ci, en réponse à l’action intentée par Isabelle Franquin, prononce le 16 mai 2022 la suspension de toute publication jusqu’en 2023. Dupuis se résoud à repousser la publication de l’album, tout en assurant par communiqué « rechercher une solution qui permette à l’œuvre de Franquin de continuer à vivre pour pérenniser l’héritage de ce génie de la bande dessinée ». Le 30 mai 2023, la procédure d’arbitrage se solde plus positivement pour les Éditions Dupuis : une autorisation de publication de l’album est définitivement entérinée, à condition de solliciter l’accord d’Isabelle Franquin, dont le droit moral demeure intact. Cette dernière ne peut – pour pourra… – cependant refuser une nouvelle création qu’en justifiant la chose, en fonction de motifs éthiques et artistiques précédemment évoqués.

Gags par Delaf (Dupuis, 2023)

Naturellement, les interprétations de l’arbitrage divergent entre opposants et partisans du projet : pour les avocats d’Isabelle Franquin, il est ainsi difficile d’approuver un projet qui a été réalisé en secret pendant de longues années, avant que les planches soient finalement envoyées en décembre 2021. Au final, c’est dans un contexte mi-tendu et mi-apaisé (Isabelle Franquin ayant bien eu accès à l’ensemble des « planches définitives » avant la publication de l’album) qu’une nouvelle planche fut publiée dans Spirou n° 4454 le 23 août 2023… accompagnée d’un second slogan de couverture autoréférentiel : « Il (re)revient ! »

Couverture de Spirou n° 4454 (23 août 2023).

Au final, les planches réalisées par Delaf (qui rencontrera son public à l’Abbaye Royale de l’Épau (Sarthe) ce 26 novembre) fonctionnent parfaitement, dans leur mécanique humoristique comme dans l’expression de chaque personnage ; au-delà de la méthode employée par l’auteur, entre respect franquinien de rigueur – digne d’une madeleine de Proust – et envie de revoir Gaston malmener ses comparses, on retrouvera ici avec un plaisir certain l’amoureuse transie de Gaston, l’homme d’affaires irascible qui n’arrive jamais à signer des contrats ou Prunelle – le patron stressé de Gaston – : victime favorite d’inventions plus loufoques les unes que les autres. Une surprise attend enfin les lecteurs en dernière partie d’album, avec une série d’une petite douzaine de planches-gags formant un récit complet : un clin d’œil qui renvoie au souvenir de ces récits courts de Franquin, mettant en scène Spirou, Gaston, Fantasio… et le Marsupilami, que Delaf dessine discrètement dans quelques planches. Rajoutons à ce cocktail les couleurs douces concoctées dans l’esprit des albums précédents par BenBK (Benoit Bekaert, coloriste de « Game Over », « Les P’tits Diables » ou « Les Omniscients »). Seul bémol éventuel : devenu plus incisif, l’humour développé par Delaf modifie quelque peu le destin des personnages : sous cette nouvelle avalanche de gags, la rédaction (Prunelle en particulier, qui semble sombrer dans la dépression et l’alcool) s’en remettra-t-elle ? « Gaston », l’une des séries les plus drôles de l’histoire de la bande dessinée franco-belge, hérite néanmoins et par conséquent d’une savoureuse deuxième vie. Contentons-nous de lui souhaiter désormais de réaliser le plus de gaffes possibles. Ce auprès d’un nouveau public qui, espérons-le, voudra redécouvrir la force des gags originels…

Gaston par Franquin : évolution graphique.

« Gaston T22 : Le Retour de Lagaffe » par Delaf, d’après le personnage d’André Franquin

Éditions Dupuis (12,50 €) – EAN : 979-1034752065

Parution 22 novembre 2023

P.-S. Notre collaborateur Henri Filippini nous signale que vient aussi de paraître, en kiosques et Relay, le second numéro hors-série de la collection Histoires de BD proposé par le quotidien Aujourd’hui en France dont le titre est « Gaston : M’enfin ?! » (12,95 €) : 100 pages en couleurs remplies d’archives, de croquis et de 83 gags commentés dans cet ouvrage cartonné au format 24 x 32 cm. Les inconditionnels de Franquin seront comblés : en revanche, pas un mot sur la reprise de Delaf, pas plus que sur la collaboration de Jidéhem dont les noms ne sont pas même cités. Les documents proposés sont parfaits, les commentaires pertinents : donc, indispensable pour les aficionados de Franquin et de son célèbre gaffeur.

Galerie

Une réponse à « Gaston » T22 : l’art de la gaffe, de Franquin à Delaf…

  1. Kroustilyion dit :

    Je viens de le lire et de le regarder, il se défend bien. Si ce n’est tout le tapage de « droits », je suis content de sa parution. Il a bien travaillé et tout en respect. Juste faire gaffe aux « repiquages » un peu trop flagrants…

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