Enric Badía Romero : disparition d’une légende ibérique…

Auteur espagnol de bande dessinée réaliste spécialisé dans les BD de genre, Enric (Enrique) Badía Romero — qui, la plupart du temps, signe simplement Badía, puis Romero —, né le 24 avril 1930 à Barcelone, est décédé le 15 février 2024 dans cette même ville. Il a aussi beaucoup travaillé pour les marchés britanniques et français, étant principalement connu dans nos contrées pour ses contributions aux séries « Modesty Blaise » et « Axa » ; ainsi que pour avoir mis en images une trentaine d’épisodes de « Rahan » dans Pif-Gadget entre 1976 et 1983, à une période où l’illustrateur d’origine (André Chéret) était en conflit avec les éditions Vaillant.

Enric Badía Romero.

Enric Badía Romero dessine depuis son enfance, ayant commencé, comme tous les autodidactes, par imiter les maîtres de son époque, tels les Américains Alex Raymond et Harold Foster.

Mais également les dessins animés de Walt Disney ou encore le travail de certains de ses compatriotes édités notamment dans le magazine Chicos : Jesús Monterde Blasco (1), Àngel Puigmiquel, Fancisco Darnís… et surtout Emilio Freixas, dont il devient l’assistant au milieu des années 1940 (entre autres sur « El Capitán Misterio »), alors qu’il n’a que 16 ans.

Recommandé par son mentor, Romero fait ses débuts en solo aux éditions Clíper où l’une de ses histoires est publiée dans Almanaque El Coyote en 1947, puis dans le bimensuel El Coyote à partir de 1949 et dans Almanaque Lupita en 1951.

« Sangre de “Westman” » dans Almanaque El Coyote en 1950.

On le retrouve sur de courts récits complets réalisés pour divers éditeurs : chez Hercules dans KKO (en 1948), chez Marco dans Mundo infantil (1949), chez Toray dans Hazañas del Oeste (1950) — puis dans la seconde mouture en 1968 —, Selecciónes de aventuras et Azucena (1951), Mari-Carmen (1955) ou Novelas Gráficas clásicas (1963), chez J. Doménech dans Revoltillo (1950), chez Ricart dans Sentimental (1953) et surtout aux éditions Símbolo, où il multiplie ce genre d’aventures populaires dans Oeste (1951), DiscoCrimsonSusana et Cobalto (1953), Héroes BíblicosUn año de FútbolHéroes Bélicos (1954), Cabalgata et Carmesí (1955)…

En 1952, après avoir collaboré au magazine de mode Siluetas, il fonde — avec ses collègues Pedro García Lorente et Ramón Monzón (2), avec lesquels il travaille de concert — l’académie Alex Studios (en hommage à Alex Raymond) où il donne des cours de dessins par correspondance et devient, par cette entremise, responsable artistique et rédacteur en chef de l’éphémère revue de bandes dessinées Alex des éditions Símbolo, en 1955.

C’est dans cette revue que son frère cadet — Jorge Badía Romero, dit Jobaro, publie pour la première fois : il fera d’ailleurs parfois équipe avec lui, comme sur la collection de six numéros Kit Carson chez Clíper, qu’ils signent sous le nom collectif de Hnos. Badía (les frères Badía).

Dans ce même cadre indépendant, Romero travaille aussi comme illustrateur de cartes à collectionner (sur Hombres de luchaHeroes legendarios ou Historia de la Guerra en 1956 pour son homonyme Ruiz Romero) et poursuit les collaborations pour d’autres organes de presse : Colección Trovador aux éditions Soriano (1955), El Justicieroemmascarado chez Hispano Americana de ediciones (1955), Jim Phoscao pour Phoscao (1956), Héroes Bíblicos chez Domingo Savio (1957), Futuro (1957) et Kit Carson (1958) chez Clíper, Naviatom chez Trébol (1958), Colección Joyapour Casulleras (avec Jobaro, en 1958), Bill Fury pour Gestion Editorial (avec Jobaro et Luis Ramos, en 1958), Cuentos gigante tres hadas pour Indedi industria editorial (1959), Operación Secuestro17 AñosCheyenne (avec Jobaro, en 1959) et Rin-Tin-Tin (1960) chez Marco, Aventuras ilustradas et Tu romance chez Ferma (1959)…

Entretemps, Romero rejoint la rédaction des éditions Bruguera, qui fournit du matériel au groupe de presse londonien Amalgated Press (bientôt renommé Fleetway), réalisant différentes histoires courtes pour Colección Búfalo ou Bisonte (1956), Historias (1957), Caprichio et As de corazones (1964), Selecciones tu y yo (1965), Calibre 44 (1967), Historia selección (1968)…

Se spécialisant dans les récits complets sentimentaux, il décide alors de diriger lui-même l’exportation de sa production à l’étranger, à travers des agences comme Illustrated Selections de Josep Toutain ou Bardon Art qui est basée entre Barcelone et Londres.

Ça sera surtout le cas pour « Lilian azafata del aire », scénarios de Ricardo Acedo, qu’il reprend à la suite de Miguel Gómez Esteban : le dessinateur des neuf premières parutions. Cette série d’épisodes en dix pages est publiée en Espagne en 48 fascicules hebdomadaires, de novembre 1960 à novembre 1961, chez Ibero Mundial de ediciones (I.M.D.E.) : également éditeur de Claro de luna auquel Romero collabore sur plusieurs numéros en 1961.

N’ayant plus le temps nécessaire pour prendre en charge l’intégralité du dessin de « Lilian azafata del aire », Enrique Badía Romero se fait seconder sur les derniers épisodes par un certain A. Biosca.

En France, la série est traduite sous le nom de « Valérie hôtesse de l’air » dans le petit format Shirley des éditions Aventures et Voyages (Mon journal) dès 1964, avec d’autres récits complets romantiques d’une petite dizaine de planches chacun,

Love Story 1964.

True Life Library, en 65.

parmi la centaine que Romero a réalisé à la même époque pour l’agence anglaise Fleetway à partir de 1960, dans les magazines de la collection Love Story Picture Library : True LifeLove StoryMirabelleJackieRomeo ou Valentine où il proposera la série sentimentale de science-fiction « Prisoner of Xephros », en 1971.

« Prisoner of Xephros » dans Valentine, en 1971.

Toujours pour le marché britannique, il produit aussi plusieurs strips, à l’instar d’« Isometrics for the Office Girl » (suite d’exercices physiques narrés par Vic Obeck), pour le Daily Express, de 1964 à 1969 : d’autres projets de bandes quotidiennes furent envisagés, mais sans qu’ils soient effectivement concrétisés. C’est peut-être le cas de la biographie du boxeur Cassius Clay, qui aurait été également réalisée pour la Fleetway et publiée sous forme de strips dans le Daily Express.

« Isometrics for the Office Girl » avec Vic Obeck, dans le Daily Express, en 1964.

En 1970, le quotidien Evening Standard (qui fait partie du même groupe que le Daily Express) lui demande de remplacer le dessinateur Jim Holdaway malade (il décèdera peu après), sur la célèbre bande dessinée « Modesty Blaise » de Peter O’Donnell. Grâce à la popularité de cette série d’espionnage — qu’il a d’abord dessiné jusqu’en 1978, puis de 1986 à 2001 — Romero a acquis une grande réputation dans le milieu.

Strip original de « Modesty Blaise », scénario de Peter O’Donnell, publié dans Evening Standard, en 1974.

Strip original de « Modesty Blaise », scénario de Peter O’Donnell, publié dans Evening Standard, en 1977.

Cela ne l’empêche de travailler aussi pour l’Allemagne où il publie « Eric Keller » (un journaliste plongé dans le fantastique) chez Rolf Kauka en 1972, lequel sera repris en Italie dans Il Monello à la fin des années 1980,

Puis de participer, avec parcimonie, aux histoires horrifiques des revues américaines de Warren Publishing : CreepyEerie ou Vampirella.

« It Returns! », dans Eerie, en 1974.

Certaines ont été traduites en espagnol dans Rufus chez Ibero mundial de ediones ou dans Escalofrio chez Vertice en 1974.

Enfin, une autre sera proposée dans la version hispanique de Creepy chez Toutain en 1984.

Pour le marché britannique, il produit toujours — de plus en plus rarement — des récits sentimentaux pour MirabelleRomeo ou Valentine, mais aussi dans Star LoveMelanie, T.V. ActionDiana, SpellboundMisty

Auxquels il mêle action (« The Protectors » dans T.V. Action en 1973), science-fiction (« The Fabulous Four » dans Diana dès 1974 et « Supercats » dans Spellbound à partir de 1976) ou horreur (dans Misty en 1979).

« Secret of the Loch », dans Melanie, en 1974.

« The Protectors », dans TV Action, en 1973.

« The Fabulous Four » dans Diana, en 1974.

« Supercats », dans Spellbound, en 1976.

Misty, en 1979.

Entre 1976 et 1983, Romero va dessiner 33 épisodes de la série française « Rahan », créée dans Pif-Gadget par Roger Lécureux et André Chéret.

Souhaitant répondre à la demande engendrée par le succès croissant du personnage dans leur hebdomadaire, les éditions Vaillant ont confié, dès 1972, le dessin de « Rahan » à l’Italien Guido Zamperoni, sans l’accord d’André Chéret mis devant le fait accompli.

Le créateur graphique de la série juge que le style de son collègue ne convient pas – Zamperoni arrête alors la série de son propre chef, après une entrevue avec Chéret – et préfère être assisté par d’autres dessinateurs (dont Michel Rouge), au sein d’un studio.

Malheureusement, le temps qu’il consacre à leur formation est au détriment de celui qu’il passe à dessiner et cette solution est abandonnée au bout d’un an.

C’est ainsi que l’éditeur recrute Romero, avec qui Chéret travaille en tandem sur un premier épisode qui est le seul où ils sont tous les deux crédités : d’après Chéret lui-même, dans la monographie que lui a consacré Louis Cance et Jean-Paul Tibéri chez Le Tampinambour/Regards en 2009, ils auraient travaillé ensemble sur deux histoires.

Chéret trouve alors cette collaboration satisfaisante et tout le monde aurait pu y trouver son compte… mais quand une avance sur ses droits d’auteurs lui est refusée au motif qu’il n’est pas auteur de la série, seulement un exécutant, il va intenter plusieurs procès pour faire reconnaître sa qualité de coauteur, pour le paiement de droits d’auteur relatifs à une réédition, pour le préjudice moral causé par des couvertures dénaturant ses dessins et pour plagiat à l’encontre du dessinateur espagnol.

Ayant obtenu gain de cause et trouvé un accord avec Vaillant afin de poursuivre « Rahan », cela mis évidemment fin à son travail avec Romero. Ce dernier, qui n’était au courant de rien et à qui on a attribué le mauvais rôle de l’histoire, s’est retrouvé être un peu le dindon de la farce.

« Rahan », dans Pif-Gadget, en 1979.

Pendant cette période, en 1982, Romero dessinera même un épisode en dix pages de « Capitaine Apache », à la place de Norma (toujours sur scénario de Lécureux), au n° 683 de Pif-Gadget.

Original du premier strip d'« Axa », scénario de Donee Avenel, publié dans The Sun, en 1978.

Parallèlement, en 1978, il travaille sur sa propre bande dessinée de science-fiction, scénarisée par l’écrivain anglais Donee Avenell et mettant en scène une héroïne sexy nommée Axa, pour le quotidien londonien The Sun, lequel la publiera jusqu’en 1984 : 18 histoires complètes de 120 strips chacune, soit 2 160 au total.

Deux stries originaux d'« Axa », scénario de Donee Avenel, publiés dans The Sun.

Une longue histoire indépendante d’« Axa », au format page, sera publiée en couleurs en Espagne dans le Creepy de José Toutain entre 1983 et 1984.

En France, un épisode de la série quotidienne sera traduit dans le n° 138 de Charlie mensuel (en 1980) et quelques autres dans deux albums chez Glénat en 1981 et 1982.

En 1983, on retrouve Romero au sommaire du mensuel espagnol Comix internacional des éditions Toutain pour une page inédite : « El Cómic vivo ».

Vers 1985, Romero a aussi travaillé pour les hebdomadaires des éditions italiennes Universo des frères Del Duca, notamment sur la série fantastique « Dark », avec Andrea Musso et le studio Ledar au scénario : une sorte de Rambo dont il aurait dessiné 22 épisodes dans Intrepido.

« Dark », dans Intrepido n° 45 (05/11/1985).

À la fin des années quatre-vingt, toujours en Italie, on le retrouve aussi sur divers récits complets sans héros récurrents tel « Cuore di Belva » dans Il Monello.

« Cuore di Belva », dans Il Monello.

Deux strips de « Kathy and Wendy » en 1985.

En Espagne, il réalise un strip avec deux jeunes femmes sexy nommées Kathy et Wendy réalisé la même année pour un journal publié à l’intention des résidents de langue anglaise et que nous n’avons pas pu identifier. Si l’un de nos érudits internautes a plus de précisions, qu’il n’hésite pas à intervenir sur notre forum : merci d’avance…

« Manila Primo ».

Satana vue par Enric Badía Romero.

Il faut savoir aussi qu’Enric Badía Romero a dessiné plusieurs projets qui n’ont jamais abouti (« Manila Primo » pour le marché italien, par exemple) ou des illustrations hommages à des séries (comme « Satana » de la Marvel) : travaux qui lui ont quand même été officiellement attribués dans la plupart des notices biographiques qu’on lui a consacrées.

Nous n’avons, hélas, pas pu consulter en détail son autobiographie (« Enric Badia Romero : the Art of the Comic Book ») qu’il avait lui-même publiée et imprimée en numérique couleurs en 2005, et qu’il vendait par correspondance, pour être sûr de la publication de certains travaux.

Cependant, Philippe Morin (l’éditeur de P.L.G) qui l’a en sa possession nous a confié que le dessinateur y dévoile ce dont il est le plus fier : il s’agit des voitures qu’il a collectionnées et achetées tout au long de sa vie.

En 1989, conscient de la crise que traverse la bande dessinée dans son pays d’origine, il décide de se consacrer principalement à l’illustration : dont certaines, dans le style pin-up, sont très prisées des amateurs.

Exemples de pin-up dessinées par Romero.

Son attachement au 9e art reste toutefois vivace et, parmi les dernières œuvres de sa très longue carrière, il faut noter une aventure du personnage du Judge Anderson pour le 2000 AD Annual 1987,

« Judge Anderson » pour le 2000 AD Annual 1987.

« Shang-Chi : Master of Kung Fu One », chez Marvel Comics, en 2009.

une autre avec Durham Red scénarisée par Dan Abnett pour Judge Dredd Megazine (édité par 2000 AD en 2002), une adaptation en BD classique de 46 pages d’une ancienne nouvelle de Peter O’Donnel avec Modesty Blaise (« The Dark Angels ») pour le marché scandinave en 2002, ou un récit en 11 pages de la série « Shang-Chi : Master of Kung Fu One » chez Marvel Comics en 2009.

« Modesty Blaise » dans la revue espagnole Comicart.

En 2011, il dessine aussi de courtes bandes, dont le western d’horreur « Djustine », pour le marché italien : en 2015, une sélection de ses histoires policières est compilée dans l’album « Serie negra », aux éditions espagnoles Amaníaco.

Ce furent ses ultimes contributions au monde de la bande dessinée avant son décès le 15 février 2024.

Comme l’a justement écrit Patrick Gaumer dans son « Dictionnaire mondial de la BD » chez Larousse (2010) : « Rompu à la difficile discipline du strip quotidien, Romero ne s’embarrasse pas de détails superflus, préférant axer son graphisme sur l’efficacité narrative. Il n’en signe pas moins une œuvre personnelle, facilement identifiable. »

Gilles RATIER

Extrait de l’album « Serie negra », aux éditions espagnoles Amaníaco, en 2015.

Merci aux sites badiaromero.eudeskartesmil.blogspot.comdownthetubes.netlambiek-netoutofthisworld-blogspot-com, racodelcoleccionista-es et tebeosfera.com, où nous avons pu glaner de nombreuses informations et illustrations.

(1)   Sur Jesús Monterde Blasco, voir sur BDzoom.com : « Los Guerilleros » de Jesús Monterde Blasco en intégrale !.

(2)   Sur Ramón Monzón, voir sur BDzoom.com : Ramón Monzón, un talent oublié… (première partie) et Ramón Monzón, un talent oublié… (deuxième et dernière partie).

(3)   Sur André Chéret, voir sur BDzoom.com Disparition d’André Chéret….

Diana Annual 1977.

Galerie

4 réponses à Enric Badía Romero : disparition d’une légende ibérique…

  1. BOX OFFICE STORY dit :

    Quel talent !

  2. Gilles Ratier dit :

    Notre ami Henri Filippini vient de nous confirmer la production de Romero en Italie entre 1985 et 1990, avec scans à l’appui. Le texte d’origine a donc été modifié en conséquence, avec rajout de deux belles pages supplémentaires… Merci à lui !
    Gilles RATIER

  3. Patrick Drouard dit :

    Excellent article avec des infos concernant la série Rahan de cet auteur.

  4. Capitaine Kérosène dit :

    Encore une découverte pour moi !
    Merci pour cet article et à BDZoom.

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