« Les Âmes noires » : quand les routiers vont au charbon…

Routier chinois, Yuan transporte des chargements de charbon issus de mines clandestines : à charge pour lui et son fixer, Wei, de trouver les meilleurs acheteurs. Un monde oppressant qui vire encore plus noir, lorsque Yuan se fait violemment agresser et braquer son camion… Un one-shot où Aurélien Ducoudray et Fred Druart empruntent les routes – toujours sinueuses – du polar documentaire : tout en nous racontant, sous l’angle ethnographique brut, l’âpreté de provinces chinoises, reculées et pourtant si proches. Quelque part entre vengeance, espoirs et reconquête familiale…

Que nous raconte a priori la couverture des « Âmes noires » ? Qu’en Chine, le charbon règne encore et toujours en maître : transporté en sac à dos d’homme ou dans de lourdes remorques, l’on imagine sans peine qu’il détermine la vie quotidienne de milliers d’individus, chargés de le convoyer, et plus largement de milliers de familles, dont la survie en dépend. La noirceur, sinon la grisaille, envahit ou recouvre tout : murs, bennes, routes, panneaux d’affichage, ciel et, suivant le titre de l’album, jusqu’aux âmes des protagonistes. Les seules zones colorées amorcent l’intrigue : que fait ou observe au juste l’homme accroupi sur le bas côté ? Quelle issue (porte rouge, apparemment fermée ou infranchissable) s’offre à lui ? De fait, Yuan semble isolé, pour ainsi prostré, sans ressources ni aides apparentes : cherche-t-il quelque chose (un véhicule, son camion) ou quelqu’un (un ami, des ennemis) ? Nul le ne sait vraiment. Tout au plus peut-on déduire ici que la quête de l’un est focalisée sur les deux éléments majeurs de ce visuel : les éléments routiers, dégradés par la boue, les ornières, les cailloux et les poussières, conjugués avec l’acheminement du charbon et tous les risques que le périple peut comprendre. Une sorte de « Salaire de la peur » (roman de Georges Arnaud en 1949 ; film d’Henri-Georges Clouzot en 1953 ; remakes en 1977 et 2024), où la roche sédimentaire combustible aurait remplacé la nitroglycérine…

Sur les chemins noirs (planches 4 à 6 - Dupuis, 2024).

Au fil des 120 planches de ce roman graphique, le dessinateur belge Fred Druart (déjà lancé sur les routes avec son précédent album, « Overseas Highway », paru chez Glénat en juin 2022), compose des paysages secs et arides. Routes, visages ou habitations, traduits dans un style semi-réaliste, témoignent essentiellement des malheurs de l’existence, tant ils semblent lunaires, dignes d’une zone irradiée ou post-apocalyptique. On se souviendra, pourtant, que ce polar témoigne aussi de solides recherches documentaires sur la Chine contemporaine. Le charbon, seconde ressource énergétiques mondiale après le pétrole, est précisément consommé à plus de 50 % en Chine. Un pays de paradoxes : d’une part, la Chine est devenu le chef de file mondial pour la production d’énergies renouvelables et de batteries électriques ; de l’autre, depuis une vaste campagne lancée en 2021, l’usage du charbon est allé croissant, avec l’ouverture ou la réouverture de mines (enterrées ou à ciel ouvert) : un millier d’ouvriers œuvrant alors en parallèle pour achever l’une des plus grandes centrales au charbon du monde, dans le sud-est de la Chine. Au premier semestre 2023, un milliard de tonnes de charbon ont été transportées par les chemins de fer chinois. Le tout afin de se moderniser, en produisant plus d’électricité à partir de la seule ressource abondante du marché… au risque de bousculer les codes occidentaux en matière de transition énergétique.

Des camions chargés de charbon, à la frontière entre Chine et Mongolie le 16 octobre 2021 (AFP et Uugansukh Byamba).

Dans la course contre la montre du réchauffement climatique, plus rien ne suffit : bien sûr, ni la pollution atmosphérique urbaine et son cortège de morts prématurées par maladies pulmonaires, ni la dégradation et le réchauffement des eaux dans les régions industrielles, ni les effets dévastateurs du changement climatique ne sont désormais ignorés. Mais le propos de l’album, qui n’aborde pas frontalement ses données, n’est pas là : plus subtilement, les auteurs se contentent de montrer comment l’argent corrompt tout, en engendrant jalousies, rancœurs, violences, crimes et corruption à tous les étages d’une société chinoise encore marquée par la ruralité et, surtout, totalement viciée par ses charbonnages. Un monde de castes, également, où chacun doit avoir un rôle bien établi, sans empiéter sur le domaine de son voisin. Une morosité cynique entretenue par la qualité inégale des chargements de charbon, parfois refusés par les acheteurs : des convois déchargés qui finissent entassés sur les bas-côtés des routes, fouillés ou revendus illégalement par les plus pauvres…

Encrage pour une case de la planche 79 (Dupuis, 2024).

Dans un film documentaire au titre relativement explicite (« L’Argent du charbon »), le réalisateur Wang Bing montrait déjà en 2009 comment, des mines du Shanxi jusqu’au grand port de Tianjin, en Chine du Nord, des chauffeurs au volant de camions de cents tonnes effectuaient une noria sans fin, jour et nuit, en côtoyant en bords de route des prostituées, flics, rançonneurs à la petite semaine, garagistes et mécanos plus ou moins fiables. Un morne quotidien solitaire entre plaines et montagnes, ponctué d’accidents, de ventes de chargements pour une poignée de yuans et de rares conversations téléphoniques avec leurs épouses ou familles, qui vivent dans des masures semi-insalubres disséminées le long des principales voies composant ces convois de l’extrême. Ducoudray et Druart reprennent à leurs comptes tous ses ingrédients pour composer un polar qui démarre volontairement avec lenteur, avant d’enclencher les vitesses au fil des séquences : noir, sale, sans illusions mais porté par l’amour de sa fille, le routier Yuan ira jusqu’au bout de sa propre route. Un cahier graphique de quatre pages complète l’album : salutaire réflexion sur l’exploitation dévoyée des ressources énergétiques, éléments-clés de la condition humaine.

Une route très obscure (planche 11 - Dupuis, 2024).

Philippe TOMBLAINE

« Les Âmes noires » par Fred Druart et Aurélien Ducoudray

Éditions Dupuis (21,95 €) – EAN : 9791034767458

Parution 29 mars 2024

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