« Ulysse » : l’aventure des mythes selon Hugo Pratt…

Un marin perdu en pleine mer, une aventure aux mille épreuves… et des dessins signés Hugo Pratt : « Corto Maltese » ? Non : « Ulysse », lors de son retour mythique vers Ithaque ! Dans cette relecture de « L’Odyssée » [très peu connue en France (car uniquement publiée dans le magazine Okapi, en 1982, sous le titre « Le Retour d'Ulysse »)], Ulysse est une énigme : une quête dans laquelle se lance Télémaque, jeune héros en devenir… Une invitation au voyage mythologique et une véritable redécouverte, pour tous les amoureux de l’œuvre romanesque et poétique de Pratt.

Une remise en récit modernisée (Casterman 2024).

Avant d’en arriver à « Ulysse », prenons le temps de narrer une incroyable odyssée bédéphile… Né en Émilie-Romagne (Italie du Nord) le 15 juin 1927, Hugo Pratt échappe aux affres de la Seconde Guerre mondiale et du fascisme pour devenir dessinateur en 1945. Dans « L’As de pique » (1945-1949 ; scénario par Alberto Ongaro), en compagnie graphique de Mario Faustinelli, il traduit son goût pour les récits d’action et d’aventures, en s’inspirant de bandes dessinées américaines notables, à commencer par celles de Milton Caniff (« Terry et les Pirates », 1934-1946). En Argentine, les travaux de Pratt et Faustinelli attirent l’attention de l’éditeur Cesare Civita, qui ne tarde pas à inviter Pratt à venir travailler à Buenos Aires. À 22 ans, Pratt s’installe en Amérique du Sud en 1949, rencontrant deux ans plus tard le scénariste argentin Héctor Oesterheld, pour lequel il dessinera successivement les enquêtes du détective Ray Kitt (mai à juillet 1951), « Sgt. Kirk » (1953-1959 ; publication de 1967 à 1979 en Italie), « Ernie Pike » (1957) et « Ticonderoga » (1957-1959). Après un second mariage en 1963, divers voyages (Londres, Sao Paulo, puis de nouveau Buenos Aires) et créations (« Histoires de guerres » entre 1959 et 1963, « Capitaine Cormorant » en 1962, « Fort Wheeling » de 1962 à 1964, « L’Île au trésor » de 1965 à 1966), Pratt démarrera les aventures d’un certain Corto Maltese en 1967… Voir sur, BDzoom.com, le «Coin du patrimoine » que notre ami Gilles Ratier a consacré à Pratt : « La Ballade du Pratt perdu »..

Planches originales pour « L'Odissea ».

En 1962, en raison de la crise économique qui frappe l’Argentine, Hugo Pratt embarque pour l’Europe avec le dessinateur Walter Fahrer, rejoignant son épouse Anne Frognier à Lisbonne. Le couple retourne à Venise, ville où le jeune Hugo avait été arrêté en 1944 par des SS qui le prenaient… pour un espion sud-africain. Pratt, traité comme un auteur-star en Argentine, doit se remettre en recherche d’un nouvel emploi en Italie. Choisissant de vivre à Milan, centre éditorial du pays, il intègre – à la demande de Carlo Triberti, le directeur d’une fameuse revue pour adolescents – le Corriere dei Piccoli. Ce journal, créé en 1908 et pionnier en matière d’histoires en couleurs, était diffusé dans les années 1960 à 700 000 exemplaires. Grâce aux scénarios de Milo Milani, Pratt dessine « Billy James » et « Simbad le marin » (1963) avant d’entamer « L’Île au trésor », précédemment évoquée. Dans le renouveau graphique et textuel ambitionné par Carlo Triberti pour son journal (qu’il dirigera jusqu’en 1973), place est laissée aux grandes histoires de la mythologie : Pratt retrouve Ulysse et les récits d’Homère, dont « L’Odyssée », le premier livre qu’il acheta à l’âge de huit ans. Un ouvrage qui marqua peut-être les débuts de la fabuleuse bibliothèque documentaire de l’auteur, riche de 30 000 volumes. Ces derniers furent d’abord remis en 2001 au Centre suisse de la bande dessinée de Sierre, avant d’être répartis en 2005 entre les Alpes vaudoises (Villars-Palace) et le Palazzo Fortuny, sur le Lido de Venise : lieu où fut inauguré le Centre culturel Hugo Pratt en 2014.

Dans Okapi, en 1982...

Dessin par Pierre Wininger (Bayard Presse, 1982).

En 1963, Pratt s’amuse donc à recomposer les figures légendaires et séquences archétypales du récit mythologique, en insistant sur les caractères de chacun des protagonistes : la sensuelle princesse Nausicaa, le colérique cyclope Polyphème, l’orgueilleuse Pénélope, la sagesse d’Alcinoos (roi des Phéaciens et père de Nausicaa), la témérité de Télémaque. Chacun à la recherche de l’autre ou d’un ailleurs, quelque part entre départ et retour, recherche d’un paisible foyer et désirs d’aventures. Avec, là-bas comme ici, des épreuves impossibles, des amis agissant comme des ennemis, des rebondissements et des prises de décisions, seul ou à plusieurs. 26 planches d’histoires illustrées au total (textes de Franca Ongaro Basaglia), qui n’avaient étaient uniquement publiées en France que dans un supplément du n° 243 du bimensuel Okapi le 1er janvier 1982 (dossier de 32 pages, avec une introduction de trois pages dessinées par Pierre Wininger). Recolorisée par Patrizia Zanotti, l’œuvre demeurait par conséquent inédite en album. Exposées par les éditions Cong au musée archéologique de Crémone au début de l’année 2024 (du 21 janvier au 4 mars), ces planches furent accompagnées par la publication d’un ouvrage enrichi des textes de Marco Steiner et Fabrizio Paladini. Casterman en publie ce mois-ci la version française : un album de 128 pages (format 24 x 19,4 cm) offrant un nouvelle forme à l’œuvre de Pratt, bien évidemment indispensable pour tous les amoureux des belles lettres, albums jeunesse vintage et autres récits de voyages !

Planche originale

Notons enfin qu’il est fort probable de voir paraître prochainement, sur le même modèle, la traduction de « Le Avventure di Ercole », aventures d’Hercule mises en scène par Vezio Melegari et Hugo Pratt en 1965, déjà rééditées en version italienne entre 1982 et 2021.

Philippe TOMBLAINE

« Ulysse » par Hugo Pratt, Fabrizio Paladini et Marco Steiner, d’après Homère

Éditions Casterman (25 €) – EAN : 978-2-203287488

Parution 15 mai 2024

Galerie

3 réponses à « Ulysse » : l’aventure des mythes selon Hugo Pratt…

  1. Patrick BOUSTER dit :

    Découvert en librairie, je vois que c’est un livre en format « à l’italienne  » (bien sûr !), relativement petit (moyen) . Je m’attendais au format classique et vertical, donc un peu déçu. Si la présentation verticale avait été conservée, l’ensemble aurait fait plus « BD », peut-être plus attractif qu’un ensemble d’illustrations.
    Mais le résultat est beau, avec la mise en couleurs…

  2. NICO dit :

    « Une remise en récit modernisée »
    En quoi agrandir des cases format plein page, pour faire d’un récit de 28 planches un livre de 128 pages—dénaturer une œuvre, donc—c’est moderne ?

  3. FrancG dit :

    Assez d’accord avec Nico. Il est vrai que pour avoir feuilleté l’ouvrage en librairie, je n’ai pas été emporté. Je possède et ai lu à l’époque le récit dans Okapi, et le voir non seulement colorisé mais aussi complètement remis en page confère presque au sacrilège.
    On l’aurait réédité dans un beau noir et blanc avec un dossier éditorial conséquent, cela aurait suffit j’imagine. Quant au format à l’italienne, pourquoi pas ? mais avec des bandes à ce moment là, pas des dessins agrandis !?… Bof.
    Ps : le clic sur les images ne fonctionne pas.

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