Même quand on est adulte, on aime lire les albums jeunesse scénarisés par Loïc Clément. Le récit est toujours surprenant, avec de l’action ou des thématiques traitées toujours profondes et intéressantes… Et pour agréger actions, personnages attachants et émotions, le scénariste n’oublie jamais d’ajouter une bonne dose d’humour. On retrouve tous ces ingrédients dans « Les Larmes du yôkaï » : une enquête policière amusée et amusante dans un Japon médiéval revisité.
Lire la suite...« Les Navigateurs » : voyage à travers une fresque d’irréel…
Paris dans les années 2010. Neige Agopian a disparu… La jeune femme, ancienne amie du trio jadis formé par Maxime Faubert, Arthur Morgue et Sébastien Vichinsky, venait tout juste de ressurgir dans le quotidien adulte de l’autoproclamée bande du Panorama. Dans la chambre de Neige, l’enquête débute autour d’une fresque énigmatique. Un mystère qui va bientôt conduire nos protagonistes sur les traces des « Navigateurs ». Jouant des codes du thriller, du récit d’amitié et de l’aventure fantastique, Serge Lehman et Stéphane De Caneva nous confrontent à l’inconnu, entre sombres réalités et mondes insoupçonnés…
Né à Viry-Châtillon (Essonne) en 1964, Serge Lehman est happé par la science-fiction et le fantastique dès son plus jeune âge. Il met très tôt ses talents d’auteur (avec la trilogie romanesque cyberpunk « F.A.U.S.T. », parue chez Fleuve noir en 1996-1997) et de scénariste à profit dans ses genres de prédilection. Notamment pour le 9e art, avec « La Brigade chimérique » (une saga sur la fin des super-héros européens, imaginée avec Fabrice Colin et Gess, 2009-2010), « Masqué » (avec Stéphane Créty et Julien Hugonnard-Bert, 2012-2013), « Metropolis » (avec Stéphane De Caneva, 2014-2017) ou, plus récemment, « L’Homme gribouillé » (2018) et la saga « Saint-Elme » (2021-2024), titres remarqués réalisés en compagnie du dessinateur Frederick Peeters. Également anthologiste et critique, Serge Lehman a travaillé avec Enki Bilal pour adapter au cinéma sa trilogie « Nikopol » en 2004.
Dans tout l’œuvre de Lehman, plusieurs thèmes récurrents s’entrecroisent et se nourrissent l’un l’autre : l’imaginaire des contes et légendes, le recours aux genres, la culture et l’histoire européenne, les créatures mythologiques et fantastiques, le secret des origines, l’obsédante présence de la mort, de la violence et de la difformité des corps ou des esprits. Lui-même inspiré des comics et du cinéma, Stéphane De Caneva reconnait pour sa part diverses influences graphiques notables, prénommées Jae Lee (« Les Inhumains »), Marc-Antoine Mathieu (« Julius Corentin Acquefacques, prisonnier des rêves »), Andreas (« Rork ») ou Thomas Ott (« Exit »), tout en rêvant de travailler avec Alejandro Jodorowsky, Alan Moore ou Grant Morrison.
Dans le one shot « Les Navigateurs », disparition et enquête obligent, les lecteurs suivent au fil de 208 planches les rebondissements d’une double investigation. Les auteurs en profitent pour distiller des informations – authentiques ou inventées – en liens avec des artistes symbolistes ou décadentistes : Félicien Rop, Gustave Moreau, Odilon Redon, Alfred Kubin… Le surnaturel fait irruption par l’intermédiaire d’une toile peinte par l’énigmatique artiste français Ferdinand Krebs : Neige Agopian aurait-elle été comme aspirée par cette peinture datant du XIX e siècle ? Dès lors, c’est en vérité tout un pan de la littérature fantastique qui se dévoile, d’œuvres maléfiques (« Le Portrait ovale » de Poe, « Le Portrait de Dorian Gray » par Oscar Wilde ou « Le Necronomicon » de Lovecraft) en portails ouvrant sur d’autres mondes… plus ou moins dangereux (« Les Chroniques de Narnia », « L’Histoire sans fin », « La Tour sombre », « Les Portes du secret », etc.).
Entièrement dessiné en noir et blanc relevés de tons grisés, « Les Navigateurs » laisse la part belle à ses principaux personnages : tous sont ici confrontés aux rêves, cauchemars, chimères et autres créatures impossibles, ces dernières étant notablement inspirées par le travail au noir – lithographies et utilisation de fusains – développé par Odilon Redon (1840-1916) dans la première partie de son existence. Comme le titre de cet album le suggère, l’intrigue entretient également quelques rapports savants avec le monde des eaux, plus précisément avec les réseaux fluviaux et égoutiers de Paris. Un monde hydrologique de l’ailleurs, dont les premières traces remontent au Néolithique et qui laisse la part belle à l’infiltration de tous les possibles… Une autre mer intérieure à explorer, dans la veine des romanciers feuilletonistes d’antan.
Achevons cette chronique en évoquant la conception de la couverture, aux côtés de Stéphane De Caneva :
« La couverture est née d’échanges entre Serge, David Chauvel (le directeur d’ouvrage) et moi. L’envie initiale de Serge était de partir sur une couverture très sobre, basée sur l’image qui se trouve maintenant en quatrième de couverture : les trois personnages principaux, découpés en ombres chinoises et simplement munis d’une lampe. Mais cette approche était sans doute trop austère pour une couverture, et surtout rien n’indiquait un aspect fantastique (elle induisait simplement l’idée d’une enquête). J’avais aussi proposé de montrer une barque emportant les héros vers un paysage nocturne et inquiétant. L’image tirait trop vers le registre maritime et n’était, une fois de plus, pas pleinement représentative du livre. »
« Après ces tentatives infructueuses, la piste d’une couverture « armoriée » s’est rapidement imposée. L’idée s’accordait à la fois avec l’aspect contes et légendes de l’histoire, mais aussi avec sa facette « roman d’aventures ». Le cuivre ayant une certaine importance dans l’histoire, l’idée d’utiliser un marquage à chaud cuivré est entrée en scène à ce moment-là . J’ai ébauché quelques roughs, avec ou sans personnage, et nous nous sommes fixés sur une version représentant la vieille mer, ce monde perdu source de la mythologie fantastique des « Navigateurs ». J’y ai repris quelques éléments graphiques marquants issus des planches : la mer, la figure inquiétante de « La Tête », les nuages stylisés, le tout illustré dans le style de Ferdinand Krebs, le peintre fictif décrit dans l’histoire (son style étant lui-même inspiré de ceux d’Odilon Redon et de Félix Vallotton). »
« J’ai ensuite affiné la couverture sur des détails techniques, avec l’aide de David et du service fabrication de Delcourt. Par exemple, le cadre entourant l’illustration ne se mariait pas idéalement avec l’angle de coiffe du livre. Un dos toilé a donc été ajouté pour rétablir l’équilibre visuel. Les motifs cuivrés ont également dû être ajustés pour permettre le marquage à chaud. »
Philippe TOMBLAINE
« Les Navigateurs » par Stéphane De Caneva et Serge Lehman
Éditions Delcourt (28,50 €) – EAN : 978-2-413049944
Parution 2 octobre 2024