La poétesse américaine Emily Dickinson (1830-1886) est manifestement intrigante. Elle n’a été reconnue comme écrivaine qu’après sa mort, sa sœur découvrant alors 1 775 poèmes qu’elle avait écrits. Cette femme de bonne famille, solitaire, indépendante, insoumise et passionnée par les mots l’était aussi par les plantes et le monde sensible qui l’entourait, comme le montre joliment « Le Jardin d’Emily » de Lydia Corry.
Lire la suite...« Le Tombeau des chasseurs » : une élégie pour Victor Granet…
Avec « Le Tombeau des chasseurs », le talentueux Victor Lepointe évoque la tragédie collective d’une bataille vosgienne en 1915 et, plus encore — par le regard de l’un d’eux, Victor Granet —, scrute l’intimité des sentiments de ces chasseurs alpins sacrifiés. Plongée dans la si mal nommée Der des ders…
Quelle belle idée que de donner un plus large écho à ce titre, paru chez Pierre de Taillac il y a sept ans ! Voici l’occasion de découvrir un jeune auteur — trentenaire — dont le grand talent mérite d’être suivi : Victor Lepointe. Pour avoir illustré « César » dans la collection Marcel Pagnol en 2024 et deux tomes de la série « Ange Leca » depuis 2023, Lepointe n’est d’ailleurs pas un inconnu chez l’éditeur bourguignon.
Ne nous méprenons pas : le présent opus édité sous le label Grand Angle, « Le Tombeau des chasseurs », diffère de la version initiale intitulée « La Guerre des loups » (et sous-titré « L’Enfer du Lingekopf »), laquelle était la première BD de l’auteur, par ailleurs infographiste lyonnais. Ce second album propose une version enrichie du premier. Lepointe a retravaillé l’ensemble des 62 planches, donnant de la complexité et de la profondeur à sa narration, et davantage d’ambition encore.
D’emblée, l’œil est séduit par la maîtrise de ce dessin réaliste, par sa facture élégiaque à la Dunoyer de Segonzac, par son trait frêle qui, l’air de rien, affirme un joli dessin académique, élégant, et d’une grande solidité. Bien entendu, à compulser l’album, la couleur numérique d’esprit naturaliste participe du charme qui émane de ces planches où, en retrait, le traité volumétrique sait accompagner la lisibilité.
Entrons dans le récit. Une histoire masculine, de guerre en l’espèce : le militaria est la passion de Lepointe. Pour Pierre de Taillac, il a réalisé deux autres one-shots. D’abord « Les Cadets de Saumur », puis en 2021 « Après l’orage » : un album de 106 planches sur la guerre de 1914-1918. Natif de Vitry-le-François (Marne), ce Champenois de 37 ans est en effet marqué par la mémoire autour de la Der des ders, depuis une visite du site de Verdun à l’âge de neuf ans.
Cette Première Guerre mondiale, nous la retrouvons dans le présent récit qui se déroule dans les Vosges et met en scène les combats des chasseurs alpins français. La mise en scène est aérée : les planches comportant peu de cases, mais des cases graphiquement généreuses, en scènes de genre notamment. Disons-le tout de suite, cet album relève de la BD historienne. Son auteur a le souci des recherches documentaires qui charpentent le récit dans ses moindres détails, ce jusqu’à la météo. Il entend tutoyer au mieux le réel des protagonistes, dont il narre le destin.
Ses personnages participent — dès le 20 juillet 1915 — à un épisode de la bataille vosgienne des observatoires : celle du Linge, longue et meurtrière, justement surnommée Le Tombeau des chasseurs, en référence à un avertissement écrit en lettres rouges par des Allemands sur le site. Et pour cause, au terme des trois mois de combats sacrificiels autour du col du Linge, 17 000 hommes perdent la vie, dont 10 000 poilus…
Le lecteur suit ce fait historique par le prisme d’un berger d’à peine 20 ans, affecté au 14e bataillon de chasseurs : Antoine Granet. L’usage continuel de la voix off permet au lecteur d’entrer dans l’intimité même de ses sentiments et d’épouser ses impressions successives : appréhension, confiance, résignation, terreur, animalité, angoisse, haine… À commencer par sa peur du loup, venue de l’enfance : une comparaison lupine avec l’ennemi allemand qui jalonne l’histoire. Cette peur, Antoine sait qu’il devra l’affronter, comme il devra braver d’autres dangers pour trouver la force de survivre…
Par la lenteur de son rythme, sa précision chirurgicale et sa noirceur, ce récit permet de tutoyer la guerre — sa barbarie comme son absurdité —, au-delà du destin de l’attachant Antoine Granet.
Belle idée et beau livre ! Pour cette histoire aussi intimiste que collective, merci Victor Lepointe !
« Le Tombeau des chasseurs » par Victor Lepointe
Éditions Grand Angle (15,90 €) — ISBN : 979-1-041109-27-2
Parution 25 septembre 2024