« Les Poissons, eux, ne pleurent pas » : voyage dans un océan d’infortunes…

De nos jours, en Gambie… Le jeune Ismaila et sa famille survivent au quotidien, face à l’emprise exercée par une usine de farine de poisson chinoise. Partir ou subir la pollution de l’eau et de l’air ? Espérer un avenir meilleur ou courber l’échine sous le patriarcat et les traditions locales ? Se révolter ou se taire ? Autant de thématiques qui traversent l’émouvant one-shot composé par Jean-Denis Pendanx et Laurent Galandon chez Daniel Maghen. Un regard documenté et engagé, qui fait toute la lumière sur un fléau écologique et humain très actuel : comment la pêche industrielle dévaste les eaux d’Afrique de l’Ouest…

Il suffit parfois d’un voyage ou d’une rencontre pour changer les regards… Partis en Gambie sur une initiative de l’Alliance française de Banjul (laquelle accueille annuellement six artistes francophones en résidence), Laurent Galandon et Jean-Denis Pendanx ont ainsi pu admirablement rendre compte des sinistres réalités endurées par les pêcheurs africains et leurs familles. Mais aussi, plus positivement, décrire au mieux les modes de vie de ce petit territoire d’Afrique occidentale. À commencer, donc, par les caractéristiques de la Gambie : un pays de 2,2 millions d’habitants, qui a la particularité d’être géographiquement constitué d’une longue bande de terre sinueuse s’étirant sur plus de 320 kilomètres, le long du fleuve Gambie. Un pays, surtout, complètement enclavé par le Sénégal au nord, au sud et à l’est, voisinant avec le fameux parc national du Niokolo-Koba… bien connu des amateurs de Spirou !

La Gambie, esprit terre et mer... (planches 5 et 8 - D. Maghen, 2025).

À l’ouest, la façade maritime gambienne ne s’étend que sur 80 kilomètres, englobant par ailleurs Banjul, la capitale du pays, et ses 31 500 habitants. Mais arrêtons-là le cours de géographie pour nous intéresser aux sujets centraux de l’album : les conséquences de la surpêche industrielle et de la pollution (eaux et air) engendrée par les rejets toxiques de l’usine. Dans le village côtier de Gunjur, toute l’économie repose sur la pêche et l’agriculture (arachide, millet et riz) : mais le tourisme, autre richesse culturelle, tend à se réduire à néant… Les hommes s’épuisent en des pêches incertaines, tandis que leurs enfants rêvent d’école, d’instruction, d’écologie, de football et d’ailleurs européens. Pour le père d’Ismaila Bakary, le métier de pêcheur, existence de plus en plus précaire, devient dangereux : comme l’illustre la couverture, les longues pirogues gambiennes (parées de couleurs chatoyantes) sont menacées par de puissants chalutiers étrangers. À terre, ce sont les plages, potagers et terres cultivables qui s’amenuisent, car polluées (déchets plastiques, rejets industriels) ou rachetées par l’usine de farine de poissons…

Pirogue gambienne (source : https://footstepsinthegambia.com/)

Dans un scénario riche de personnages forts, Ousman, à la fois frère du père Bakary et contremaitre de Silver Lead, symbolise l’attrait du pouvoir et de l’argent, au mépris des valeurs. Face à lui, Ismaila, mais surtout des femmes : Hadja (sœur), Maryam (mère), Adama (amie d’Ismaila et militante écolo) ou encore Jalyka (l’amie de Maryam, qui cherche des fonds pour devenir auto-entrepreneuse). Toutes, entre forces et faiblesses, doivent affronter ce « monstre » fumant et envahissant, qui dévaste leur existence. Alternant les points de vue, s’aventurant du conte traditionnel jusqu’aux photographies qui accompagnent en guise de postface le dossier de l’Alliance française, l’album a le grand mérite de refléter, par ses couleurs et ses ambiances, toute la richesse de la Gambie.

Des enjeux opposés (planches 11 et 15 - D. Maghen, 2025).

Entre Laurent Galandon, qui raconte l’immigration méditerranéenne dans « Le Dernier Costume n’a pas de poche » (Futuropolis, 2025) et évoque ici les passeurs, et Jean-Denis Pendanx, qui représentait le Soudan, les réfugiés et l’enfance en 2024 dans « L’Œil du marabout » (D. Maghen), une ligne s’impose : évoquer les faibles contre les forts, l’artisanat contre l’industrie, la résilience contre les injustices. Un univers artistique engagé… où tout semble commencer par le titre ! Comme l’explique ainsi Laurent Galandon, « Quand je commence une histoire, j’aime bien avoir un titre ; je ne saurai l’expliquer mais ça me rassure. Pour celle-ci, j’ai eu un peu de mal le trouver. Elle s’est appelée un temps « L’Ogre de Gunjur ». Mais ce titre ne me satisfaisait pas. Probablement parce qu’il ne couvrait pas suffisamment les différentes thématiques qui traversent notre histoire. Finalement, « Les Poissons, eux, ne pleurent pas » m’est venu lorsque j’ai commencé le découpage, et notamment la toute première séquence, où le pêcheur (Bakary) rejette à l’eau un poisson juvénile ; poisson qui, dans d’autres conditions, n’aurait pas dû se trouver dans ses filets… À l’instar d’un de mes autres livres (« La Tuerie », réalisé avec Nicolas Otero aux Arènes BD en 2019), cette histoire traite de souffrance et d’exploitation animale, et de comment celles-ci influent sur les individus et leur environnement de toutes sortes de façon évidentes ou insidieuses. Grâce aux larmes, aux regards ou aux expressions, il est plus « aisé » d’incarner la peine humaine, voire des mammifères en général. La souffrance d’un bonga ou d’une sardine est plus difficile à représenter. Peut-être ce titre est-il là pour rappeler qu’elle existe néanmoins… Depuis, ma compagne m’a fait remarquer que notre titre ressemblait à « Les Poissons ne ferment pas les yeux » (Gallimard, 2013), roman de Erri De Luca : auteur que j’apprécie beaucoup. Pas impossible que j’ai été inconsciemment influencé ! » Pour ceux qui voudraient aller plus loin, nous conseillerons également la lecture de « Pillages », autre album évoquant l’écocide maritime africain, paru chez Delcourt en 2024 (voir notre chronique).

Philippe TOMBLAINE

« Les Poissons, eux, ne pleurent pas » par Jean-Denis Pendanx et Laurent Galandon

Éditions Daniel Maghen (23 €) — EAN : 9782356742117

Parution 21 mai 2025

Galerie

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>