« La Tête de mort venue de Suède » : Descartes, un philosophe qui ne crâne pas !

Mais qu’est donc devenu le crâne de René Descartes, depuis la disparition à Stockholm du célèbre physicien et philosophe en février 1650 ? Point de départ de la rocambolesque intrigue concoctée par Daria Schmitt, la question lorgne vers la crise identitaire : un doute envahissant fait de l’ombre à celui qui n’est plus vraiment sûr de savoir qui il est ! Entre les années 1930 et les siècles passés, un dialogue s’engage parmi les squelettes de la galerie d’anatomie du Jardin des plantes… Après « Le Bestiaire du crépuscule », Daria Schmitt prolonge, dans la collection Aire libre, son exploration très documentée des grands mythes. Un album aux couvertures morbides entêtantes et dont le récit, entre maïeutique et questions existentielles, est ponctué d’une dose salutaire d’humour noir.

Dupuis (2022).

Dans « Le Bestiaire du crépuscule » (Dupuis, juin 2022), un gardien de parc nommé Providence voyait son lieu de travail envahi par de monstrueuses créatures, Daria Schmitt invitant de fait ses lecteurs à redécouvrir Lovecraft et Lewis Carroll. Avec son titre quelque peu surréaliste, « La Tête de mort venue de Suède » fait à son tour référence à une communication de Cuvier à l’Académie des sciences, le 30 avril 1821. Deux ans plus tôt, l’astronome Delambre avait accompagné les restes de Descartes lors du transfert de ses ossements vers l’église de Saint-Germain-des-Prés. Le crâne, qui manquait, venait d’être retrouvé en Suède par le chimiste Berzelius, puis envoyé en France. Recouvert par un poème en latin et par de nombreuses inscriptions (dont les signatures et marques des différents propriétaires de la relique), l’objet ne manqua pas d’interpeller la communauté scientifique… Un épisode qui faisait suite à une kyrielle de rebondissements, résultante tout à la fois des soubresauts historiques, de l’évolution des courants de pensée et des progrès scientifiques.

Disparition (planches 1 à 3 - Dupuis 2025).

Portrait de Descartes par Frans Hals (1649).

Mort à 53 ans à Stockholm, Descartes fut enterré en 1650 puis exhumé 16 ans plus tard, afin d’être rapatrié en France, où sa relique était considérée comme un « trésor national ». Au début de l’album, l’action s’installe durant les années 1930 au sein de la Galerie de paléontologie et d’anatomie comparée du Jardin des plantes, alors que le crâne de Descartes attend un énième transfert, cette fois-ci au musée de l’Homme. Après tant de siècles, le doute, jadis outil infaillible du philosophe, le ronge plus que jamais. Son crâne est-il bien le bon, et non celui d’un simple anonyme ? Autour de lui, les squelettes et reliques animales s’éveillent. Chacune engage un dialogue, ravivant les vieux contentieux cartésiens sur l’animalité, la conscience, la supériorité de l’homme, la place du corps et de l’âme. Le récit, conduit par une baleine bleue maïeutique (référence à la baleine échouée à Ostende en 1827), devient une enquête existentielle, subtile et haletante. Daria Schmitt anime un étrange théâtre de l’ossuaire où l’humour, la poésie et l’érudition s’entremêlent, explorant les grandes questions : qui sommes-nous, comment réconcilier science et mythe ? L’autrice, installée en résidence au Muséum national d’histoire naturelle, conjugue souvenirs, flashbacks et réflexions philosophiques, pour mieux brouiller les frontières entre passé et présent, entre l’ordre du rationnel et la danse macabre fantasmée. Parfaitement documenté, l’album pose aussi ses jalons référentiels plus ou moins conscients : à commencer par le « Monsieur Mardi-Gras Descendres » d’Éric Liberge qui développe par ailleurs des pistes philosophiques similaires.

Dialogues (planches 7-8 ; Dupuis 2025).

Assurément, la force cet étonnant album tient aussi à la personnification des ossements et reliques. Sous la lumière bleutée du musée, ils dialoguent et interrogent les dogmes. Le crâne de Descartes, figure à la fois superbe et humble, traverse le récit comme un Sisyphe du doute. Les animaux, tour à tour facétieux, graves ou mélancoliques, deviennent les juges, amis et contradicteurs d’un homme qui avait théorisé l’« animal-machine ». Par touches fines, le roman graphique met en scène une réflexion anti-spéciste audacieuse, dénonçant subtilement les préjugés anthropocentriques. Daria Schmitt impressionne également par la maîtrise de son art. Les 120 pages sont portées par une élégance du trait et du découpage, oscillant du gothique à la gravure classique, du réalisme aux visions surréalistes. Le bleu spectral, quasi omniprésent, baigne les planches dans une ambiance de rêve, où le vif côtoie la pénombre. La beauté de l’album tient dans la variété de ses ambiances graphiques : panoramas de galeries désertes, assemblées picaresques, flashback suédois éthérés, chacun porté par une palette chromatique expressive.

Premier transfert (planches 13-14 - Dupuis 2025).

Le crâne de Descartes.

« La Tête de mort venue de Suède » se distingue par la richesse symbolique de ses couvertures, proposées en plusieurs éditions, dont une version tirage de tête et une version en noir et blanc. Le premier plat de la version classique place le crâne de Descartes en situation de cavalier improbable, juché sur un immense dodo au milieu d’un paysage boréal. Les sapins couverts de neige, le grand hall du musée en arrière-plan, suggèrent l’exil, la traversée des frontières, la quête identitaire et scientifique. Le crâne s’illumine d’une aura blanche, conférant une dimension messianique ou mystique à l’aventure. Le choix du dodo, espèce disparue et iconique, souligne pour sa part le dialogue avec les animaux et la thématique du vivant disparu. Cette composition affirme la portée universaliste du récit, où introspection philosophique et merveille naturelle se rejoignent dans le fantasme d’un musée vivant : Descartes est devenu le porteur du doute dans un territoire morbide propice au fantastique et à l’irréel.

Couverture du tirage de tête (Dupuis 2025).

La couverture du tirage de tête s’impose par la luxuriance des feuilles bleu électrique et des fleurs rouges, qui envahissent une nécropole de crânes et d’os. Au premier plan, le crâne de Descartes (recouvert d’inscriptions) est partiellement emprisonné dans cette végétation flamboyante. On y distingue une tension entre la mort (symbolisée par la densité des os et la noirceur du fond) et la renaissance végétale, où la vie semble jaillir, entremêlée aux vestiges du passé. Les couleurs vives, contrastant avec le graphisme gravé et minutieux des squelettes, incarnent la puissance de la nature qui recouvre l’histoire humaine, semblant illustrer la remise en cause du dogme cartésien de la supériorité de l’homme.

Couverture de la version noir et blanc (Dupuis 2025).

Enfin, la couverture de la version noir et blanc revient à l’esthétique de la gravure, fine et inquiétante. Un crâne monumental se fond dans un foisonnement de feuillages, presque étouffé par la masse végétale, sous un ciel noir et étoilé. L’absence de couleur accentue le poids du doute et la solitude du personnage, mettant en scène la dissociation entre la matière (le vivant végétal) et l’esprit (le crâne de Descartes qui doute). L’ensemble évoque le passage du temps, la dissolution de l’individu dans le grand cycle du vivant et du cosmos. Le visuel propose de fait une méditation sur le rapport entre nature et pensée, caractéristique de l’album. Les couvertures, raffinées et évocatrices, prolongent le geste artistique, invitant à relire le mythe de Descartes sous l’angle du doute, du dialogue et de la fragilité de l’identité.

Philippe TOMBLAINE

« La Tête de mort venue de Suède » par Daria Schmitt

Éditions Dupuis (25 €) — EAN : 9782808502665

Parution 29 août 2025

Édition spéciale – tirage de tête, par Daria Schmitt

Éditions Dupuis (39 € ; 120 pages ; édition limitée à 1111 exemplaires avec jaquette – frontispice n°/s) – EAN : 9782808510394

Parution 29 août 2025

Éditions Dupuis (49 €) — EAN : 9782808513104 (pour l’édition en noir et blanc tirée à 499 exemplaires)

Parution 29 août 2025

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