Épuisée depuis longtemps en version française, la série « Gen aux pieds nus » de Keiji Nakazawa revient dans une édition retravaillée. Cette parution arrive juste à temps pour célébrer les 80 ans de la défaite japonaise, dont le peuple est toujours à ce jour le seul de l’histoire à avoir été soumis au terrible impact d’une bombe atomique. Témoignage poignant, ce manga se doit d’être lu pour que les cauchemars du passé ne se reproduisent pas : c’est du moins le sens du message de son auteur, lequel en a fait un véritable pamphlet antimilitariste.
Lire la suite...80 ans après la bombe, Gen reviens témoigner…

Épuisée depuis longtemps en version française, la série « Gen aux pieds nus » de Keiji Nakazawa revient dans une édition retravaillée. Cette parution arrive juste à temps pour célébrer les 80 ans de la défaite japonaise, dont le peuple est toujours à ce jour le seul de l’histoire à avoir été soumis au terrible impact d’une bombe atomique. Témoignage poignant, ce manga se doit d’être lu pour que les cauchemars du passé ne se reproduisent pas : c’est du moins le sens du message de son auteur, lequel en a fait un véritable pamphlet antimilitariste.
« Gen aux pieds nus » est une œuvre semi-autobiographique. Publiée à partir de 1973 dans la revue Shonen Jump au Japon, c’est le tout premier manga — et encore, à ce jour, l’un des seuls publiés dans un format aussi long et détaillé — à aborder frontalement, et sans détour, l’attaque sanglante sur la ville japonaise d’Hiroshima via une arme de destruction aux ampleurs inédites : la bombe atomique. L’auteur, Keiji Nakazawa, était lui-même un hibakusha (survivant de la bombe) et une grande partie de sa famille a péri lors de l’explosion.
La particularité de cette œuvre réside dans son récit qui n’est pas un simple reportage sur l’instant précis du largage de Little Boy, mais également sur les prémices de la montée du nationalisme japonais et de l’endoctrinement des jeunes dans une guerre inutile, puis des longues répercussions qu’a eues l’utilisation de l’arme atomique sur la ville d’Hiroshima et ses habitants. Cela reste une dénonciation cinglante de la guerre et de la misère qu’elle engendre.
Cette édition est préfacée par Art Spiegelman (« Maus ») qui nous décrit sa première rencontre avec ce manga : « Gen me hante encore, des décennies après que je l’ai découvert, c’était à la fin des années 1970, quand les premiers volumes furent traduits et publiés en anglais…/… j’avais la grippe et j’ai lu “Gen aux pieds nus” pour la première fois en pleine fièvre : l’œuvre s’est gravée dans mon cerveau, avec toute l’intensité d’un rêve fiévreux. » Cette préface fut spécialement réécrite pour l’édition française, sur la base de sa version anglaise publiée dans l’édition du début des années 1990. Elle est extrêmement intéressante et décrit parfaitement, en quelques lignes, la force de la narration et pourquoi il est nécessaire de lire cette œuvre.
À mesure que la génération des survivants s’éteint, le manga de Nakazawa devient un élément fondamental de la mémoire universelle, perpétuant le témoignage des victimes et rappelant les conséquences inimaginables de l’arme nucléaire.
Une saga en trois parties
Avant le bombardement, durant tout le premier tome, Nakazawa dépeint de manière critique une société japonaise en proie au fanatisme nationaliste. Il montre l’endoctrinement qui s’infiltre jusqu’à l’enseignement que reçoivent les jeunes et à la discrimination envers ceux qui, comme le père de Gen, osent s’opposer à la guerre. La famille Nakaoka est ostracisée pour son pacifisme. Durant cette longue introduction, le lecteur a le temps de s’attacher à la famille Nakaoka, ce qui va rendre leur destin tragique d’autant plus déchirant.
Lors de l’explosion de la bombe, dans les dernières pages du premier volume, le récit prend une tout autre tournure et perd d’un coup sa légèreté. Le second tome commence donc dans les ruines d’une ville totalement détruite. Nakazawa n’épargne en rien le lecteur : il dépeint de manière dramatique, mais avec justesse, la vision cauchemardesque du souffle qui a tout balayé. Les corps qui fondent sous l’effet de la chaleur, les bâtiments qui brûlent et s’effondrent, les habitants pris au piège d’une ville rasée qui va devenir leur tombeau, rien n’est éludé. C’est cette violence graphique, inhabituelle pour l’époque dans un manga — même si celui-ci se veut réaliste —, qui donne toute son ampleur à un récit dépeignant, sans fioritures, l’horreur vécue par les humains peuplant cette petite ville japonaise. Cette représentation crue ne sert qu’un seul but : montrer la réalité absolue de l’arme nucléaire pour que personne ne puisse l’oublier.
Et, enfin, la partie la plus longue, après la bombe, retrace le parcours de Gen et ce qu’il reste de sa famille. Malgré l’horreur omniprésente où sont évoqués sans détour des sujets aussi vastes que la discrimination des survivants (Hibakusha), l’occupation américaine, la débrouille quotidienne, le marché noir, la guerre de Corée et la discrimination de son peuple, les effets des radiations et la lente agonie des rescapés, le récit reste pourtant dominé par l’optimisme indéfectible et la résilience de Gen. Il va garder au fond de lui l’enseignement de son père : être comme le blé, piétiné, il germe et pousse encore plus fort. Pourtant, il est aussi régulièrement en proie à des cauchemars et d’images régulièrement, ne voulant pas accepter la mort tragique de son père, de sa sœur et de son frère brûlés vifs dans l’incendie de leur maison qui s’est effondrée sur eux.
C’est un message de paix et d’humanité qui prend malheureusement racine dans la destruction et la douleur. Les différents protagonistes doivent se reconstruire coûte que coûte, être forts face à l’adversité et continuer de vivre, malgré la douleur et les reproches. Ils restent pourtant profondément humains avec leurs forces, ainsi qu’avec leurs faiblesses qui ne sont jamais oubliées. Rien n’est éludé dans ce récit, et c’est ce qui en fait une œuvre magistrale et un témoignage fort sur la résilience d’un peuple dans l’adversité.
Bien qu’il soit considéré comme un chef-d’œuvre de narration, le graphisme pourrait rebuter certains lecteurs. Celui-ci est à la fois caricatural et désuet. Il correspond pourtant parfaitement aux canons des mangas des années 1970 avec des personnages tout en rondeur aux expressions excessivement caricaturales. L’action est surjouée et le trait est grossi, comme si tout cela n’était qu’une comédie déclamée avec grandiloquence. Néanmoins, le lecteur moderne aurait tort de s’arrêter à cette vision primaire, car la brutalité et la simplicité du trait accentuent finalement la dureté du récit : elle lui confère une honnêteté qui renforce ce témoignage historique. Ce style de mangas, expressif, à la légèreté graphique combinée à une exagération émotionnelle, arrivent à assouplir le côté purement dramatique. Cela réduit certaines tensions, tout en renforçant ces moments tragiques où l’on ne peut s’empêcher d’être emphatique face à la souffrance.
Cette édition n’est pas la première à être distribuée en France, mais elle a été totalement revue : nouvelle maquette, nouvelle traduction de Vincent Zouzoulkovsky et Koshi Miyoshi et ajout de la préface par Art Spiegelman, le créateur de « Maus », autre série, américaine cette fois-ci, montrant les horreurs qu’engendre la guerre et l’extermination des juifs. Il existe de nombreuses versions à travers le monde, mais la France fut une nouvelle fois pionnière dans la découverte de ce titre grâce aux éditions Humanoïdes associés qui n’ont malheureusement édité, en 1983, que le premier volume de la série jusqu’à l’explosion de la bombe. C’est historiquement le premier manga publié en France dans une édition proche de la version japonaise : format réduit par rapport aux bandes dessinées traditionnelles et pagination élevée (1). Malheureusement, elle était traduite de l’anglais, alors que la version actuelle l’est bien du japonais. Les éditions Albin Michel publièrent un volume unique reprenant le premier tome et une partie du second pour former un récit complet sous le titre provocateur de « Mourir pour le Japon ». Une première édition complète par Vertige Graphic fut disponible entre 2003 et 2017, avec notamment quelques modifications nécessaires par rapport à l’œuvre originale comme la disparition d’Albert Einstein des premiers essais de la bombe, celui-ci n’ayant jamais assisté à ce genre d’exercice militaire. Modification effectuée par Nakazawa lui-même afin de mieux coller à la réalité des faits.
Né à Hiroshima en 1939, Nakazawa déménage définitivement à Tokyo en 1961, à l’âge de 22 ans, pour devenir dessinateur professionnel. Comme il se doit, il devient assistant d’auteurs chevronnés avant de pouvoir publier sa première série en 1963 : « Spark 1 », un récit d’action mêlant suspense et course automobile. Il enchaîne machinalement les récits en respectant les envies des lecteurs de l’époque. Sa production sans saveur particulière va prendre un tournant plus dramatique en 1966, au décès de sa mère des suites des radiations. Deux ans plus tard, il publie « Kuroi ame ni utarete » (« Sous une pluie noire ») : son premier récit sur les suites du largage de la bombe nucléaire, lequel engendra une pluie noire radioactive. Puis, en 1972, la rédaction du Shonen Jump, le magazine de BD le plus en vogue à l’époque, demande à ses auteurs de proposer un récit personnel et autobiographique. Pour la première fois, Nakazawa va donc évoquer sur 48 pages son propre passé tragique avec « Ore wa mitai » (Je l’ai vu !). Ce récit va être l’étincelle qui va faire naître son chef-d’œuvre que l’on retrouve aujourd’hui en français.
À la suite d’un accueil positif des lecteurs, son éditeur a donc réclamé à Nakazawa de développer son récit dans une saga qui est aujourd’hui rééditée en France. Il va s’y atteler durant de nombreuses années, de 1973 à 1985, afin de développer, sans détour, la vie dans un Japon ayant perdu la guerre. Devenu activiste de la paix par la force des choses, il va utiliser son œuvre comme un outil de pacifisme et d’éducation. « Gen » fut un tournant dans la carrière de Nazawa, puisque la plupart de ses créations futures seront en lien avec les conséquences de la bombe. Travail de mémoire qu’il effectuera jusqu’en septembre 2009, où il prendra officiellement sa retraite à cause de son diabète qui lui a engendré une cataracte l’empêchant d’exercer pleinement son travail d’artiste. Il est paisiblement décédé le 19 décembre 2012 des suites d’un cancer du poumon.
Pour sa première incursion dans l’édition de manga, les éditions du Tripode ont choisi une œuvre emblématique et universellement acclamée pour son message. L’écrin est à la hauteur de leurs ambitions, avec des couvertures sobres qui reprennent une illustration emblématique en noir et blanc rehaussée, pour chaque volume, d’un pavé de couleur différente où figure le titre. Titre qui, pour la première fois, est plus proche de la version japonaise (2) que le simple « Gen d’Hiroshima » des précédentes éditions. À partir de ce mois d’octobre, un nouveau volume sera publié tous les deux mois jusqu’au début de l’année 2027. Sur dix volumes, la vie tumultueuse de Gen va s’étendre de ses six ans en avril 1945 jusqu’à son adolescence en août 1953.
Il faut lire « Gen aux pieds nus », même si vous n’êtes pas attiré par le genre manga. C’est un travail de mémoire qu’il est, aujourd’hui, et plus que jamais, nécessaire de mettre en avant. La guerre et ses conséquences tragiques ne devraient plus se reproduire et l’humain devrait pouvoir vivre en paix et de manière civilisée. Or, l’actualité démontre régulièrement le contraire. N’éludons pas les souffrances du passé et utilisons-les pour renforcer notre soif de vivre au présent. Keiji Nakazawa a passé sa vie à défendre la paix grâce à son récit optimiste et profondément pacifiste : écoutons-le, transmettons sa parole, acceptons ses images crues et souvent dérangeantes comme un témoignage poignant et indispensable sur la nature humaine. Si vous n’avez pas déjà la version de Vertige Graphic, cette nouvelle édition est indispensable à toute bibliothèque qui se respecte.
Gwenaël JACQUET
« Gen aux pieds nus » T1 par Keiji Nakazawa
Éditions Le Tripode (13,90 €) — EAN : 9782370554703
Parution: 2 octobre 2025
« Gen aux pieds nus » T2 par Keiji Nakazawa
Éditions Le Tripode (13,90 €) — EAN : 9782370554710
Parution: 2 octobre 2025
(1) Avant cela, les éditions Takemoto et Keselring vont éditer la revue Le Cri qui tue : un magazine en noir et blanc, mais au format européen. Puis, en 1979, « Le Vent du nord est comme le hennissement du cheval noir » : une BD souple qui sera pareillement proposée dans une édition de grande taille et une pagination réduite. Il y avait également, dans les années 1960, la traduction d’un manga de samouraï dans la revue Judo KDK qui est restée très confidentielle et n’était surtout qu’un supplément encarté dans un magazine national.
(2) Même si, personnellement, je l’aurais traduit moins littéralement par « Gen, le va nu pied ».