Le 3 décembre dernier à Strasbourg, le Conseil de l’Union européenne a approuvé le déclassement du loup dans l’échelle des espèces animales à protéger. Il est ainsi passé d’espèce « strictement protégée » à « protégée », ce qui a pour conséquence de faciliter son abattage. La raison invoquée pour cette modification est une mesure de protection du bétail face à une augmentation de la population lupine. Invité sur le plateau de Millevaches durant une année, le dessinateur Troubs s’est penché sur la question de la cohabitation entre le loup et l’homme… et rend compte de ce travail.
Lire la suite...50 ANS ? M’ENFIN…
Ce 28 février 2007, Gaston Lagaffe fête ses 50 ans. Une édition spéciale est sortie pour l’occasion, avec des dessins inédits en album du grrrrrrrrrand Franquin.
EN GUISE DE PREAMBULE, BUBULLE…
Les héros de papier – à part de rarissimes exemples tel Gasoline Alley de Frank King où les personnages vieillissent au jour le jour – ont ce pouvoir particulier d’échapper aux effets du temps et de rester aussi frais que le premier jour malgré des décennies de carrière éditoriale. Il y a des personnages de bande dessinée qui vivent cette éternelle jeunesse sans que l’on se pose la moindre question cartésienne à ce propos : on n’imaginerait pas Tintin avec des rides ou Natacha se battant contre la ménopause, par exemple, car leur nature propre symbolise ce statut intemporel du personnage fictif, exprimant plus le concept du héros qu’incarnant une personne censée pouvoir exister. Ainsi Boule ne saurait vieillir – cela nous semblerait invraisemblable – car il n’est pas un enfant, il est l’enfance personnalisée, pour toujours ; de même, Bill ne saurait représenter autre chose que le symbole du compagnon animal cristallisé dans le souvenir d’époques insouciantes, et non un cocker à la vie trop courte. La magie de la bande dessinée permet ainsi – et sans que personne ne soit dupe – qu’un héros mortel ne vieillissant jamais puisse continuer de se battre des années durant dans des aventures fantastiques pour accéder à l’immortalité ou pour contrer des entités dangereusement puissantes car éternelles !
Mais il arrive aussi parfois qu’un auteur soit si pétri de son personnage, lui ayant insufflé tellement de lui-même, que ce dernier n’est plus le seul réceptacle d’une idée ou d’un concept mais bien un personnage évoluant dans une existence nouant des filiations plus ou moins inconscientes avec le réel, une prolongation directe de l’âme de l’artiste engendrant une proximité affective avec le lecteur qui peut déboucher jusqu’au lien existentiel. Ainsi, Crepax a doucement fait vieillir Valentina, l’extirpant de son possible et attendu statut d’éternelle jeune beauté fantasque pour l’amener à construire sa vie de femme – entre deux incroyables délires, il est vrai. Valentina a rencontré un homme, s’est investie dans sa vie de couple, a eu un enfant, elle flâne, prépare le thé, lit, s’ennuie, et se voit vieillir avec lucidité, s’interrogeant sur ce qu’elle réussit à vivre ou non. D’icône elle redevient femme… La lecture de Valentina devient alors autre chose qu’une simple aventure : c’est une relation intime se transformant parfois en expérience unique par l’incursion de l’irréel dans ce réel transposé. Et Gaston dans tout ça ?
À mon humble avis Gaston est un cas un peu unique, à la fois Boule et Valentina, archétype du gaffeur mais porteur d’une telle humanité que son existence dans le temps nous accompagne avec une émotion profonde, interdisant l’effigie figée. En effet, Gaston sera toujours cet éternel jeune homme rêveur et utopiste au milieu d’un monde bureaucratique ; mais il est aussi un personnage qui – sans abandonner ses valeurs fondamentales – s’est peu à peu ouvert à l’amour, au monde, à la violence humaine, jusqu’à atteindre une philosophie personnelle et profonde de l’existence et du rôle qu’il a à y mener. Gaston, malgré ses airs d’ado, a bel et bien vieilli : de l’insouciante folie de la jeunesse, il est passé à l’engagement et à la résistance lucide, à la possibilité de construire un couple. Mais sans s’être assagi pour autant, au contraire : c’est là qu’une certaine dichotomie s’est installée, nous empêchant de ne voir en Gaston qu’un éternel jeune adulte, mais nous empêchant aussi de le voir totalement vieillissant. Franquin a su créer un personnage qui échappe donc a beaucoup de schémas en place, un électron libre se jouant de l’âge tout en évoluant avec son temps (et même collant à notre quotidien), accumulant les expériences de vie dans une tendre maturité élastique. Durant les quarante ans où Franquin eut le loisir de dessiner Gaston (de moins en moins durant les dernières années, c’est vrai), ce dernier vieillit plus par une profonde évolution esthétique et personnelle que par une logique métabolique : l’âge de Gaston, c’est son style, et non l’apparition de rides. Donc il ne faudrait pas souhaiter les 50 ans de Gaston, mais bien les 50 ans de Gaston, la série, car ce personnage ne saurait en aucune manière être considéré comme un quinquagénaire, mais bien comme un taquingénaire. 50 ans ? M’enfin ! Z’êtes pas bien, vous, ho ! Allez, zou !
LA NAISSANCE DE GASTON
Le 28 février 1957 est une date importante pour André Franquin, puisqu’elle est synonyme de deux naissances au sein du journal Spirou. Tout d’abord, en couverture, la planche 17 du Nid des Marsupilamis alors en prépublication dans le journal nous offre le plaisir incroyable d’assister en direct à l’éclosion des bébés marsupilamis. Puis, en page 5, nous assistons à l’arrivée de Gaston Lagaffe. Une arrivée discrète, muette, en noir et blanc, dans une petite vignette au cadre constitué d’empreintes de pas, sans signature et coincée dans les colonnes d’un roman à suivre de Paul Berna illustré par Morris (ci-dessus).
Mais comment est né exactement Gaston Lagaffe ? Le mieux est de laisser parler Franquin :
« Je ne sais plus comment l’idée m’en est venue. Je sais seulement que le rédacteur en chef de l’époque s’appelait Yvan Delporte et qu’il était très ouvert à toutes les suggestions, même les plus farfelues, pour animer le journal. Je sais aussi qu’un jour, je suis allé le trouver en lui disant qu’il serait peut-être amusant d’essayer dans le journal un personnage de bande dessinée qui ne figurerait pas dans une bande dessinée parce que, contrairement aux héros, il n’aurait aucune qualité, il serait con, pas beau, pas fort. Ce serait un “héros sans emploi“, un héros dont on ne voudrait dans aucune bande dessinée tellement il serait minable… Alors Yvan a sauté d’enthousiasme, évidemment. Mais l’idée était tellement informe et minuscule que je ne savais pas moi-même où je m’engageais en lançant ce personnage. Il en a été ainsi pendant tout le début de la carrière de Gaston, pendant des semaines, on a vu arriver ce personnage à la rédaction, il a intrigué tout le monde… Yvan et moi les tout premiers ! (…) Nous nous disions bien qu’il nous viendrait peut-être des idées mais nous ne savions vraiment pas où aller. Il n’était en tout cas pas question d’en faire un personnage de bande dessinée. Au contraire, justement, l’idée était de NE PAS en faire un personnage de bande dessinée ! Le fait pour lui d’avoir sa propre série a consisté en somme à trahir ses origines. (…) Yvan Delporte a joué un rôle important dans la conception et la caractérisation du personnage. Moi, j’ai inventé la première idée et je lui ai donné une forme graphique. Yvan m’a aidé à trouver la personnalité. C’est lui qui a baptisé le personnage, se rappelant un de ses copains – que je n’ai jamais connu – qui était gaffeur et s’appelait Gaston… (…) On s’est aperçu après que c’était le nom de mon beau-père qui n’a pas très bien pris la chose, mais c’est une autre histoire. Le nom Lagaffe est de moi. » (Sources : Et Franquin créa Lagaffe de Numa Sadoul chez Schlirf Book & Distri BD, et Schtroumpf-Les Cahiers de la Bande Dessinée n°47/48 chez Glénat).
Ce témoignage montre à quel point une création a parfois besoin de se trouver elle-même avant de s’épanouir et d’évoluer jusqu’au succès. Et quel succès… Ceci démontre aussi combien les qualités humaines et artistiques d’un rédacteur en chef tel qu’Yvan Delporte sont importantes dans le milieu de l’édition pour qu’une œuvre puisse exister : humour, ouverture d’esprit, amour du métier, intelligence, talent, audace, et patience… Yvan Delporte est un géant. Yvan Delporte a fait beaucoup pour le passage des productions Dupuis à un monde plus adulte ; il a permis à l’Ecole de Marcinelle de traverser les années 60 et 70 par la maturité la plus débridée, ouvrant même le journal de Spirou à des auteurs venus de Pilote en 1977 par le biais du Trombone Illustré initialisé par Franquin. Yvan Delporte signe des jeux de mots et contrepèteries abominablement drôles. « Yvan Delporte » : la musique de ce nom m’obsède depuis que je suis gamin, persuadé qu’elle cache elle-même un jeu de mot que je ne trouverai jamais. Delporte et Franquin : un duo magnifique, fantasmatique, sensitidynamique, qui a fait de nombreuses étincelles… même des étincelles molles comme cet anti-héros absolu qu’est Gaston.
Autre facette de la création de Gaston : Franquin avait aussi dit – sur le ton de la blague mais avec un accent de vérité – qu’il avait créé Gaston pour se reposer… En effet, à l’époque, Franquin dessinait depuis déjà une décennie les aventures trépidantes de Spirou et Fantasio et accumulait les illustrations au sein du journal Spirou, mais il dessinait aussi Modeste et Pompon dans le journal Tintin depuis 1955. Le bon sens eut voulu que l’auteur, fatigué de l’énergie à fournir pour la dynamique de Spirou et Fantasio, pour les gags électriques de Modeste et Pompon, et pris par une charge de travail conséquent, se déleste d’une série ou bien réduise sa production… Mais Franquin reste Franquin, un vrai, un passionné, un amoureux pour qui le repos se fait encore dans le dessin. Bien des années plus tard, la déprime de Franquin aura pourtant raison de cette boulimie créatrice, se resserrant sur quelques chefs-d’œuvre noirs…
LE MONDE DE GASTON
Gaston Lagaffe un mou du genou ? Certainement… Mais aussi un dur à cuire ! Gaston est toujours resté fidèle à sa nature et s’est toujours battu pour la légitimité de ses idées. Au fil des gags, ce garçon de bureau ingérable n’a cessé – par toutes sortes de moyens et d’éléments aussi farfelus que sincères – de nous faire entrer dans son monde. Un monde décalé face aux normes d’un système pétri de servitude, d’efficacité aveugle au labeur et dénigrant les libertés tout autant que l’originalité. Ce monde décalé de Gaston est finalement une réponse de Franquin à ce monde réel qu’il semble bien avoir du mal à supporter… Et aux incohérences de ce système humain édifié comme « normal », cet auteur pétri d’humanité déçue lance des incohérences encore plus grandes par le biais de l’humour lucide et du droit à l’imagination.
En ce sens, Gaston Lagaffe est une oeuvre ultime et nécessaire. Nécessaire humainement. Nécessaire fondamentalement. Car derrière la farce et le gag « hénaurme » transperce la matière d’une véritable œuvre humaniste, un pamphlet contre la connerie, une des seules vraies œuvres libertaires de la bande dessinée du 20e siècle, souvent plus incisive, cruelle, réaliste, résistante que bon nombre d’albums présentés comme des bombes et qui ne sont finalement que des pétards mouillés. Franquin, lui, travaillait au cœur du poison social, et si Gaston est une série qui a pu être galvaudée ou estimée comme n’étant qu’une œuvre comique enfantine, donc sans prendre en compte la réelle portée des propos qui y sont tenus, c’est que bien entendu on n’a pas voulu y voir ce qui dérangeait pour ne retenir que la rigolade immense issue de la lecture. Mais Gaston ce n’est pas que pour les enfants. Ce n’est pas qu’un gars rigolo qui fait rigoler. Et qu’on le veuille ou non, le poil à gratter a été semé. Tout l’art de Franquin est là, dans cette géniale capacité à exprimer le désarroi humain face au monde par le masque de la farce, immisçant sa révolte dans la vitalité d’un humour bon enfant et fabuleusement hilarant. Des contrastes qu’on retrouve dans la personnalité de Franquin, à la fois humaniste et misanthrope, drôle et angoissé… Gaston ce n’est pas que pour les enfants, mais ça me semble rester l’une des meilleures lectures qu’ils peuvent avoir, ne les prenant jamais pour des imbéciles et les poussant à une réflexion, à un recul salvateur sur le monde par le rire et la résistance. Quand je vois le hit-parade de ce que lisent en majorité les gosses aujourd’hui (des trucs qu’on leur vend comme étant vachement décapants alors qu’ils ne font que les formater dans des habitudes marketing et des tics de comportements engendrés par un simplisme démagogique, le tout acheté par des parents qui ne font que suivre les signes du star system annoncé), quand je lis les gags de ce gosse à la grosse touffe jaune ou bien ceux de ce môme à casquette branché sur ses jeux vidéos, je me rends compte à quel point ces gens ne font que reprendre des systèmes encore plus vieux que Gaston, le talent et les idées en moins. Gaston devrait être une œuvre étudiée en classe, car cette série qui reste résolument moderne est un formidable terreau pour cultiver les consciences de nos têtes blondes et brunes vers des conceptions de vie alliant respect, liberté, intelligence, mais aussi et surtout humour, la seule arme efficace et acceptable pour contrer la merde. Je sais bien qu’il n’y a pas que Gaston pour les enfants, que le gros de la troupe ne doit pas nous faire oublier des œuvres contemporaines intelligentes et de qualité : Dragz d’O.Grojnowski, Calvin & Hobbes de Bill Watterson, par exemple. Mais Gaston reste une lecture providentielle, que l’on soit jeune, moins jeune, ou plus jeune du tout…
Qu’est-ce qui constitue le monde de Gaston ? Au tout début, ce monde est synonyme de maladresse tant sa nature improbable le met en constant porte-à-faux avec l’univers qui l’entoure. Puis la maladresse se mue en gaffes, de plus en plus fréquentes, de plus en plus incongrues, en rapport direct avec la passion montante de Gaston : le bricolage. Un bricolage de savant fou innocent, un bricolage trouvant ses lettres de noblesse dans le n’importe quoi, culminant souvent dans des inventions aussi débiles que poétiques (le Mastigaston reste un grand moment de pur délire qu’on ne peut oublier). Puis, par l’arrivée – entre autres ! – d’une vache, d’un chat, d’une mouette, d’un poisson rouge et d’une souris, l’amour fou de Gaston pour les animaux apparut, un amour qui ne cessera de monter en puissance émotionnelle, engendrant une implication forte dans la défense du droit des animaux, protégés ou non. Franquin n’aime pas les chasseurs. Franquin n’aime pas les corridas. Franquin n’aime pas les cons qui font chier les petites bêtes. Cet amour n’est jamais bêtifiant, il exprime souvent – que ce soit par le biais d’une portée de souris ou bien de baleines à sauver – une réelle prise de position sur les droits fondamentaux de la vie sur Terre. Car bien évidemment, Gaston est aussi très sensibilisé aux injustices et aux saloperies subies par l’humanité. Franquin ne manquera jamais d’apporter son soutien – implicite ou explicite – à des organisations comme Amnesty International ou bien Greenpeace, par exemple (on se souvient, pour Amnesty, de cette planche terrible dénonçant les exactions humaines, planche scénarisée par Delporte où Gaston subit les pires sévices). Concomitante à ces préoccupations, la défense de l’environnement permet à Franquin de pointer du doigt les contradictions dans lesquelles nous sommes coincées, montrant un Gaston écologiste polluant néanmoins comme tout le monde avec sa vieille bagnole. N’oublions pas non plus le refus de Franquin pour toute autorité militaire et policière : Longtarin, lui, n’a pas oublié ! Autre point essentiel du monde de Gaston : ses sentiments pour la douce et myope M’oiselle Jeanne. Leur amour, ô combien touchant, n’en finit plus de se déclarer et de se taire le long d’un parcours parsemé de timidité, de timidité et de timidité. Enfin, il y a les potes, la musique et les expériences culinaires, autres moments forts.
La synthèse générale de Gaston semble finalement être une revendication du droit au rêve, avec comme slogan : « Foutez-nous la paix avec vos conneries, laissez-nous vivre, non mais ho… »
L’ÉVOLUTION ESTHÉTIQUE DE GASTON
Soyons objectifs : Franquin est le plus grand dessinateur de tous les temps. À côté de lui, Michel-Ange n’est qu’un vulgaire scribouillard… Il suffit de regarder le moindre croquis de cet artiste pour être confondu devant tant de dextérité, devant tant de talent à rendre le mouvement, l’expression, la nature exacte des choses, le tout transcendé par un trait confinant au génie, velouté et précis, souple et léger, fort et expressif, capable de donner de la vie à n’importe quelle enclume… Le dessin de Franquin ne restitue pas la vie avec maestria : il EST la vie. Son trait est en soi une expression, une respiration, une œuvre d’art. The Touch. Franquin peut faire rebondir des éléphants ou faire danser des feuilles mortes dans les bises tourbillonnantes de l’automne : tout est redoutablement observé, et toutes les fantaisies s’incarnent avec évidence. Franquin, c’est avant tout un regard, une acuité perçante et élastique. The Eye.
Il est évident que c’est Gaston qui a permis à Franquin d’entrer dans la pleine expression de son trait. Non pas que Spirou ou Modeste et Pompon aient été faibles graphiquement (bien sûr que non, c’était vraiment très très beau), mais dans ces œuvres le trait de Franquin n’avait pas encore atteint l’extrême élasticité qu’il acquerra avec le dessin du corps mou mais parfois excité de Gaston Lagaffe. Dans Spirou et Modeste et Pompon, le style de Franquin est de cette souplesse quelque peu angulaire qui amène force et dynamisme à un graphisme sans faille (aahhh… ce noir modelé au pinceau…). Petit à petit, la mollesse physique de Gaston, déclenchant des catastrophes aux mouvements toujours plus dingues et rapides, a entraîné Franquin dans un style semblant totalement libéré de ses dernières entraves, entre précision absolue et cinétique génialissimement exprimée. Mais tout ne s’est pas fait en deux jours…
Au début de la carrière de Gaston, le trait est pratiquement semblable à celui des aventures de Spirou (d’ailleurs notre roi des gaffeurs a fait quelques incursions remarquées dans le monde de Spirou, avec en paroxysme ce véritable crossover qu’est l’épisode délirant de Bravo les Brothers). Le style est encore dans une souplesse relative, mais cela est dû en grande partie aux décors exécutés par Jidéhem qui dessinait « un peu sec » aux dires de Franquin. Lorsque les gags passèrent de la demi-planche à la planche pleine page, Franquin se chargea de l’intégralité du dessin, et le charme commença à opérer : d’un coup l’ensemble de l’image se mit à vibrer, à onduler, à frémir d’un irrépressible bouillonnement : les façades et toits des immeubles s’incurvèrent, la nature respira, les véhicules s’assouplirent, et le moindre fauteuil, la moindre lampe, prirent une gueule folle. Au fur et à mesure, le trait de Franquin s’achemina vers un style plus épais, assez charbonneux, où un travail de hachures va se mettre en place avec talent parmi les coups de pinceau. On va alors passer avec douceur de la force du pinceau aux pleins et déliés de la plume pour finir dans la précision redoutable du rotring, tout ceci sans que le dessin perde jamais de sa force, au contraire : Franquin n’a cessé d’aller au bout de son trait, arrivant à des chefs-d’œuvre de ciselage puissant, de détails à couper le souffle, à des enluminures sublimes qui vont annoncer le style des Idées Noires, notamment dans l’exploration exponentielle de l’art de la hachure. Gaston est donc le chaînon primordial qui a permis à Franquin de passer de l’enfance de son art à la maturité pleine et magnifique de ses dernières œuvres noires.
LES 50 ANS
Le 28 février 2007, donc, Marsu Production va fêter les 50 ans de Gaston avec la sortie d’un album hommage intitulé pragmatiquement Gaston 50. Cet album de 48 pages en couleurs regroupe une anthologie de gags festifs et marquants de la carrière de Gaston, avec en bonus 60 dessins de Franquin inédits en album. Le tout chapeauté par l’immense Yvan Delporte et le sympathique Frédéric Jannin. À Bruxelles, le 27 février 2007, et alors que l’exposition Le Monde de Franquin fermera définitivement ses portes le 15 avril prochain, une fresque murale permanente consacrée à Gaston (haute de trois mètres) sera inaugurée en face de l’Opéra de la ville. Bel hommage…
ET APRÈS..?
Après, après… Les sentiments sont mitigés… Le syndrome Hergé semble se profiler inexorablement. On le sait, Hergé est devenu depuis longtemps un mythe cristallisant l’archétype du dessinateur star sur lequel on cherche constamment à faire du profit alors que l’intégralité de sa production a été éditée. Merchandising, produits dérivés, énièmes rééditions selon telle ou telle édition d’époque et sous tous les formats possibles, toutes les formules imaginables. Notoriété oblige, il semblerait que plus le décès de Franquin s’éloigne de nous et plus cet artiste génial s’approche de la déification par le marché. J’ai été le premier à me jeter – malgré un prix assez prohibitif – sur les ouvrages de la collection « À l’italienne » parus chez Marsu Productions, ouvrages proposant de découvrir des « trésors issus du secret de l’atelier de Franquin ». Il faut dire qu’il n’y a qu’une chose plus belle qu’un dessin de Franquin : un crayonné de Franquin. Pouvoir admirer les nombreux croquis du maître est une émotion toujours marquante… Mais, en observant le nombre croissant des livres édités par Marsu Productions à des prix toujours plus décourageants (ce n’est néanmoins pas le cas avec ce Gaston 50, proposé à 8,50€ ), je ne peux m’empêcher de penser que la spéculation artistique est en marche depuis un bon moment, et je m’interroge sur ce que penserait Franquin de tout ça… Gaston côté en bourse ? Et pourquoi pas le Marsupilami transformé en boîte de corned beef ? Déjà qu’il n’est plus que l’ombre de lui-même, le pauvre Marsupilami… Nous qui le connaissions si dingue, si fier, si tendre, si sauvage : il n’est plus qu’une peluche vivant des aventures formatées… Houba-snif ! Reste à espérer que Gaston ne subisse pas les derniers outrages en étant repris par une équipe marketing annonçant bientôt le « nouveau Gaston » en librairie. Quant aux rééditions, moi, je veux bien… mais à force de compiler des inédits avec du matériel déjà édité et présenté autrement, ces multiplications bibliophiliques ne font que pousser le lecteur-consommateur à accumuler les demi doublons, dépensant des fortunes pour au final se retrouver avec un incroyable fouillis éditorial dans sa bibliothèque. Collections maniées, remaniées, déclinées… fatiguées. Et l’amour du dessin, dans tout ça ? L’amour de la bande dessinée ? Un amour de luxe ? Un placement sûr ? Car quoi, je veux bien, moi, une réédition intégrale de Gaston en grand format… mais franchement, à 99€ , y a des gaffes qui se perdent…
Rognntudjuuûûûuuu..!
Cecil McKINLEY