Il semblerait que l’éditeur Altercomics, ait tenu ses promesses de faire un effort conséquent sur la traduction en langue française et l’orthographe des textes de certains fumetti du célèbre catalogue de Sergio Bonelli, qu’ils ont commencé à publier depuis le mois d’août (1) : preuve en est la parution des n° 2 disponibles depuis le 8 novembre… Nous en sommes vraiment heureux, notamment pour l’excellente série policière « Julia », scénarisée par Giancarlo Berardi et illustrée pour cet épisode par le virtuose Corrado Roi : voilà qui devrait ravir les amateurs de bandes dessinées populaires italiennes en noir et blanc !
Lire la suite...Jean Ray/John Flanders, scénariste de bandes dessinées (2/3)
Voici la deuxième partie de cet article qui évoque les circonstances peu connues qui ont amenées le romancier Jean Ray/John Flanders, de son vrai nom Jean Raymond Marie de Kremer, à la réalisation de scénarios de bande dessinée…
3/ De Het Volk à ‘t Kapoentje avec « Thomas Pips » (1947-1952)
En 1936, Leo De Budt, qui signera plus tard du pseudonyme de Buth, est un jeune homme de 17 ans ; il fait ses débuts d’illustrateur pour le journal Vooruit où il devient l’assistant d’un autre illustrateur : Frits van den Berghe. Ce dernier l’oriente vers un média qu’il a lui même adopté en fin de carrière : la bande dessinée.
C’est chez Van den Berghe, quelques mois avant la mort de ce dernier, que Jean Ray aura l’occasion de rencontrer De Budt pour la première fois. Rien ne découlera de ces premiers contacts.
23 septembre 1939 : Frits van den Berghe décède.
10 mai 1940 : l’armée allemande envahi la Belgique.
Leo De Budt va travailler pour la presse de propagande ; son travail étant principalement de s’occuper des parties destinées à la jeunesse. Il réalise une bande dessinée sous forme de strips : « De Wereldreis van Flip en Flop » (« Le Tour du monde de Flip et Flop ») basée sur un texte de la poétesse Blanca Gijselen et qu’il fait paraître dans le journal collaborationniste Volk en Staat. Mais De Budt va aussi réaliser des bandes dessinées à caractère antisémite.
Après-guerre, 10 employés du journal Volk en Staat seront condamnés à mort pour collaboration avec l’ennemi. Blanca Gijselen le sera par contumace, la poétesse ayant fuit en France. Quant à Leo De Budt, il est mis à l’index : il n’a plus le droit de faire publier ses dessins. Il prend alors le pseudonyme de Buth et brave l’interdiction. Il fait ainsi paraître en 1946, dans la revue Taptoe, la bande dessinée de science-fiction « De Blauwe Wolk : de wereldramp van 6491 » [« Le Nuage bleu : la catastrophe mondiale de 6491 »].
La même année, apparaît pour la première fois, dans le journal Het Volk, une série de strips mettant en scène « Thomas Pips, détective ». Ce nouveau personnage a été créé par Buth. Ces strips ont un caractère humoristique et sont fortement inspirés par les personnages de Chic Young : Dagwood et Blondie.
La série Blondie était issue de l’agence King Features Syndicate, et comme la distribution des bandes dessinées américaines fut arrêtée pour cause d’embargo, elle n’est plus parue durant la guerre. Nous sommes en droit de penser que Buth, peut-être sur demande du journal, a réalisé un strip pour essayer de rappeler ou retrouver « Blondie », ou peut-être n’est-ce qu’une influence ou un hommage.
À la question : « Qui est Thomas Pips ? » Buth a toujours répondu : « C‘est moi ! ». De fait, tous les deux portent tout le temps le chapeau. Et dans les futurs strips des années 50, où le personnage reviendra à des aventures plus calmes et à une vie familiale, on retrouvera toute la famille de Buth transposée dans la famille de Thomas Pips.
Le personnage de Thomas Pips est un détective. Et, au milieu de l’année 1947, c’est Buth lui-même qui demande à Jean Ray de scénariser la prochaine aventure de son héros.
Jean Ray se retrouve donc, à nouveau, avec un détective qu’il n’a pas créé et auquel il doit procurer des aventures. Drôle de parallèle avec Harry Dickson !
Or donc, Buth demande à Jean Ray de lui écrire, non pas des strips isolés, mais une grande aventure qui sera découpée en strips et étalée sur 52 jours de parution continue. Et le style que propose Jean Ray est pour le moins percutant. On sort du cadre calme et humoristique des débuts. Jean Ray s’en donne à cœur joie avec sa première histoire : « Het Geheim van de vliegende schotels » (« Le Secret des soucoupes volantes ») où l’on découvre des soucoupes volantes qui bombardent la ville de Gand et ses monuments, un savant fou, un méchant mystérieux, de vieux châteaux, des excursions en sous-marin… Le tout agencé en strips qui doivent se terminer chaque fois par un suspens : travail intense pour le scénariste, mais aussi pour le dessinateur.
Dès la fin de cette première aventure, une deuxième s’enchaîne, poursuivant la première, toujours sur un rythme endiablé, et encore plus caractéristique de l’univers « rayen » (marins, sirènes,…).
Il est étonnant de voir le personnage créé par Buth, un père de famille, se retrouver embarqué dans des péripéties aussi extravagantes. Jean Ray impose sa patte, son style, son rythme et surtout son inventivité, tout en gardant l’humour de Buth.
Avant le tout premier strip de leur collaboration, Jean Ray proposera une première feuille de directives au titre et contenu étrange :« Note pour l’illustrateur » – comme si lui et Buth ne se connaissaient / parlaient pas ! – dans laquelle il cite les noms des personnages de l’aventure en précisant (à Buth ???) que Thomas Pips « existe déjà » !!! Après, Jean Ray donne sa définition de ce qu’est une bulle, un phylactère narratif (en précisant que ce n’est pas une bulle, donc qu’en aucun cas les personnages ne parlent) et que « la signature du dessinateur » doit se placer dans un rectangle ; il y ajoute les abréviations qu’il utilisera lors des scénarios.
On lit souvent que Jean Ray mène la vie dure à Buth ; que ses scénarios sont très directifs, précisant le moindre détail, le découpage, le décor,… Buth fera d’ailleurs, à tort ou à raison, souvent état, dans des interviews, de cette intervention trop marquée du scénariste dans son travail de dessinateur. Pourtant, en comparant les scénarios aux bandes qu’en fera Buth, on voit que ce dernier semble, en fait, très libre. Jean Ray ne fera que son travail, se limitant à donner le nombre de cases, un rapide descriptif et les dialogues et textes.
Voici le scénario (traduit du néerlandais par nos soins) du strip n°8 présenté ci-dessus : le premier travail de Jean Ray étant de décrire la scène, puis de stipuler le texte des bulles et/ou du phylactère narratif. Nous avons découpé le strip en cases et placé celles-ci en face de chaque partie du scénario, pour une meilleure lisibilité.
Thomas Pips, détective.
Le Secret des soucoupes volantes
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VIII
1 – Dans la rue. Les gens lisent avec attention le journal Het Volk.
Phylactère narratif : Une lettre a été envoyée à la rédaction du journal Het Volk.
« Je demande cinquante millions. Sinon Gand sera détruit. »
L’homme aux Soucoupes Volantes.
2 – Salon de Pips. (voir n°4 – III) Pips et Slappe Sys lisent Het Volk.
Bulle de Slappe Sys : Cinquante millions. Ça va faire grimper les impôts !
3 – Même décor. Pips et Slappe posent le journal et regardent la porte (qui ne doit pas être visible).
Bulle de Pips : Entrez !
Bulle de Slappe Sys : Essuyez vos pieds !
4 – Même décor. Le brigadier Snoek entre, très gêné.
Bulle de Snoek : Pips, vous devez m’aider !
Bulle de Slappe : Avec un petit verre de vieux genièvre ? de Bruggeman ? [Distillerie belge. Mention barrée par Jean Ray- ndt]
5 – Même décor. Pips serre la main de Snoek. Slappe Sys, avec les mains sur son col de manteau, fait le prétentieux.
Bulle de Pips : J’ai lu à propos du secret des Soucoupes Volantes, Brigadier Snoek ! ['Snoek' signifie 'brochet' - ndt]
Bulle de Slappe : Oui, nous allons le résoudre pour vous, Brigadier Bliek ['Bliek' signifie 'poisson d'eau douce' - ndt]
Bulle de Snoek : Mon nom est toujours Snoek !
Le Brigadier Snoek demande de l’aide
On constate que le dessinateur a vraiment le champ libre et que les indications de Jean Ray restent sommaires. Jean Ray très directif ? Pas tant que ça ! Buth prendra même parfois de grandes libertés, ajoutant des cases et des gags. On est en droit de penser que tout cela se fera avec l’accord de son scénariste.
Voici le tapuscrit d’un scénario pour l’aventure « De Infra-rode bende » rédigé par Jean Ray et biffé par lui-même montrant l’évolution du montage où, d’un départ de 5 cases pour le strip initial, Jean Ray fait 3 strips. C’est Buth qui gérera le nombre de cases et leurs répartitions comme on le voit sur les 3 strips qui suivent. Buth à donc une grande liberté.
Se présente alors un problème : le rythme d’un strip par jour est intense. Buth suit la cadence cette première année, mais difficilement.
Si les premiers strips sont chargés de détails et travaillés, on constate que vers le milieu du deuxième épisode, son style commence à se faire plus fin, moins travaillé, et les cases beaucoup moins chargées. Les 2 extraits ci-contre, respectivement issus de la deuxième et quatrième aventure, nous montrent tout ce que l’on perd, passant d’un univers peaufiné et très « rayen » à un autre plus brouillon et rapide.
Leur collaboration continue pendant 4 aventures, soient près de 280 strips en 9 mois. Le 26 juin 1948, paraît dans Het Volk, le dernier strip scénarisé par Jean Ray. L’année suivante Buth fait paraître de nouvelles aventures de Thomas Pips, mais de façon hebdomadaire, se scénarisant lui-même pendant un temps et retrouvant des intrigues plus conventionnelles et familiales. Il engage ensuite un autre scénariste, un prêtre : Lod Lavki, qui lui propose des aventures beaucoup plus « correctes », sans fantastique, sans violence…
En 1951, la mise à l’index de Leo de Budt est levée. Mais « Buth » a supplanté « De Budt » pour toujours. D’un autre côté, « Thomas Pips » revient sous la narration de Jean Ray, change de support et paraît dans le supplément hebdomadaire du journal Het Volk : ‘t Kapoentje. Tout cela sur un rythme plus calme d’une page par semaine. Après deux nouvelles aventures, « Thomas Pips » ne sera plus scénarisé par Jean Ray, mais par son créateur, jusqu’en 1982.
Les 4 aventures de Thomas Pips parues en bande dessinée dans Het Volk:
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« Het Geheim van de vliegende schotels » (« Le Secret des soucoupes volantes »)
52 strips – du 1/08 au 28/09/1947.
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« De Infra-rode bende » (« La Bande infra-rouge »)
79 strips – du 30/09/1947 au 01/01/1948.
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« Het Kasteel der schaduwen » (« Le Château des ombres »)
60 strips – du 03/01 au 12/03/1948.
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« In de greep van Mysteras » (« Sous l’emprise de Mysteras »)
92 strips – du 13/03 au 26/06/1948.
Les 2 aventures de Thomas Pips parues en bande dessinée dans ‘t Kapoentje:
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« Het Geheim van de groene sleutel » (« Le Secret de la clef verte »)
37 planches – du 21/06 au 22/11/1951.
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« De List van Bullakos » (« La Ruse de Bullakos »)
34 planches – du 29/11/1951 au 17/07/1952.
Notons qu’aucun des albums de « Thomas Pips », ou des autres bandes dessinées de Buth évoqués dans cet article, n’a connu à ce jour de traduction française. Si Thomas Pips n’a pas de notoriété en France, il est très connu en Belgique, grâce au cyclisme et à la France ! Ce succès, il le doit aux nombreuses aventures que son auteur lui a données lors de chaque Tour de France, par de nombreux dessins parus dans la presse, relatant un fait marquant du jour dans la course ou un dessin humoristique dans lequel il avait coutume de dissimuler une (parfois deux) souris que les lecteurs étaient sensés découvrir. Ce jeu a duré plus de 35 ans, entre 1947 et 1982.
Les aventures scénarisées par Jean Ray restent toutefois une étape importante dans le parcours de « Thomas Pips » et ont grandement participé à son succès. Pourtant, le scénariste n’est (re)connu que par ceux qui connaissent son autre œuvre, ses écrits fantastiques, ses aventures d’« Harry Dickson ».
Les rééditions montrent bien, comme on le voit sur les couvertures, que le nom du scénariste apparaît en plus petit. Il s’agit pourtant d’une collaboration, et Buth n’aurait sûrement pas eu la même notoriété en travaillant seul. Notons, en plus, que Buth réutilisera des scénarios de Jean Ray qu’il retravaillera un peu, sans se donner la peine de le préciser.
Si en 1948, la collaboration entre Jean Ray et Buth s’interrompt momentanément sur « Thomas Pips », le rôle de scénariste BD de Jean Ray ne fera que se confirmer et même s’amplifier par la suite, comme nous le verrons dans notre prochaine et dernière partie.
Hervé LOUINET
PS : Je remercie André Verbrugghen, Gilles Ratier et Jean Depelley pour leurs conseils précieux.
Pour voir la 1ère partie de cet article, cliquer ici : Jean Ray / John Flanders scénariste de bandes dessinées (1/3).