Avec « Le Tombeau des chasseurs », le talentueux Victor Lepointe évoque la tragédie collective d’une bataille vosgienne en 1915 et, plus encore — par le regard de l’un d’eux, Victor Granet —, scrute l’intimité des sentiments de ces chasseurs alpins sacrifiés. Plongée dans la si mal nommée Der des ders…
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Retour sur les deux derniers albums parus chez Atlantic BD qui ont comme point commun de proposer un style graphique assez atypique témoignant une nouvelle fois de l’ouverture du genre aux esthétiques éloignées du mainstream américain : « Le Voile des ténèbres » par Gabriel Hernández et El Torres et « Bad Médecine » T1 (« Nouvelle Lune ») par Christopher Mitten, Nunzio DeFilippis et Christina Weir. Cet éditeur semble avoir résolument trouvé ses marques, maintenant…
« Le Voile des ténèbres » par Gabriel Hernández et El Torres
El Torres et Gabriel Hernández s’y entendent vraiment, pour nous foutre les jetons… Après le très inquiétant et puissant « Aokigahara, la forêt des suicidés » paru en début d’année chez le même éditeur (où le duo nous plongeait dans une histoire terrifiante de fantômes japonais), les voici qui remettent le couvert avec ce « Voile des ténèbres » tout aussi angoissant. En fait, cet album fut la première collaboration d’El Torres et Hernández (en 2009), ne réalisant « Aokigahara » que deux ans après. Mais ces deux œuvres participent d’un même mouvement, à savoir l’élaboration d’une histoire horrifique de fantômes à partir d’une réalité déjà un tantinet horrible. Comme je l’avais dit dans mon article consacré à ce comic (http://bdzoom.com/?p=58921), la forêt des suicidés à Aokigahara existe vraiment ; cette fois-ci, c’est l’état du Maine aux États-Unis, avec ses étendues de lacs et de forêts sombres hantées par de noires croyances, qui sert de décor à cette histoire lovecraftienne où une créature chthonienne veut déchirer le voile des ténèbres afin d’exister à la lumière de notre réalité. Apparemment obsédé par les fantômes et les forêts qui font peur, El Torres élabore un univers particulier qui – s’il a déjà été traité de différentes manières en littérature, BD et cinéma – prend sous sa plume un visage nouveau, à la fois classique et surprenant. Évidemment, le style très particulier – lui aussi – d’Hernández y est aussi pour beaucoup dans l’originalité de l’œuvre, proposant d’autres atmosphères bien moins lisses et attendues que celles auxquelles nous avons régulièrement affaire.
Outre ce style d’Hernández si reconnaissable par son faux lâcher-prise, son aspect crayonné et ses alternances fulgurantes de tons aquarellés et de couleurs criardes qui l’éloignent de l’esthétique normalisée du moment (encrage acéré et mise en couleurs informatique), la qualité scénaristique d’El Torres transcende littéralement cette histoire qui aurait été formatée sous la plume de beaucoup d’auteurs… Son talent à savoir restituer la psychologie complexe de ses héroïnes, tout en nuances et en non-dits mais clairement identifiable, est indubitablement l’un des points forts de l’œuvre. Chris Luna, petite détective privée un peu désabusée, va se retrouver confrontée à ses anciens démons enfouis en revenant sur les lieux de son enfance, à Crooksville, où elle fut jadis victime d’un terrible accident de train. Au fur et à mesure qu’elle renoue – à reculons – avec les figures de son passé qui réapparaissent, son angoisse inconsciente va se révéler et se concrétiser de la plus horrible manière qui soit, sur la tangente de la réalité. Une tangente qu’elle connaît néanmoins déjà bien, puisqu’elle a le don maudit de voir les morts et même de « travailler pour eux » afin de résoudre le mystère de leur décès auprès des autorités policières. Encore une fois, ce genre d’héroïne aurait pu être fade et formatée, tant ce genre fictionnel est à la mode depuis un certain temps, nous proposant pléthores de personnages liés à des archétypes faciles, mais ici il n’en est rien. El Torres, lui, réussit à structurer et articuler une personnalité réellement intéressante, ne répondant pas à des comportements arrêtés ou convenus. Chris Luna est fragile, pleine de doutes, ne sachant pas trop comment réagir face à la vie malgré une volonté indéniable d’avancer, perdant ses moyens et pleurant là où d’autres auraient vaincu par rage. Au fil des pages, les auteurs nous font basculer avec elle de l’autre côté du réel, jusqu’à l’innommable. C’est beau, c’est prenant, c’est terrifiant, et l’album reprend les très belles couvertures alternatives réalisées par Ashley Wood. Tout un tas de raisons pour ne pas bouder cette histoire de fou !
« Bad Médecine » T1 (« Nouvelle Lune ») par Christopher Mitten, Nunzio DeFilippis et Christina Weir
« Bad Médecine » est quelque peu atypique, lui aussi. Beaucoup plus dans l’air du temps, moins prenant et original que « Le Voile des ténèbres », il ne manque néanmoins pas de qualités. Cette histoire de médecin flirtant avec les sciences parallèles que l’on va tirer de son exil afin de collaborer à des enquêtes policières où une part de fantastique rend les méthodes habituelles inopérantes n’est pas dénuée d’intérêt, en grande partie grâce à la personnalité assez marquée et maline des protagonistes. Que ce soit le docteur Randal Horne (renfrogné et imprévisible), la femme-flic Joely Huffman (volontaire, sexy mais pas commode) ou les médecins pathologistes et légistes Teague et Hogarth (qui jouent parfaitement leur rôle d’Auguste et du clown blanc), les personnages évoluent dans un quotidien où les choses dérapent dans l’inexplicable, entre humour et gravité. L’album s’ouvre sur une enquête où l’on retrouve un corps sans tête… qui n’est pas pour autant décapité (une bizarrerie apparemment impossible dont je vous laisse découvrir la teneur dans cet album). Puis une seconde enquête va mener tout ce beau petit monde jusqu’à Portland, dans… le Maine (décidément !) où des cas de lycanthropie mettent à mal l’apparente tranquillité de la ville. Les intrigues sont bien ficelées, le ton est agréable, les personnages attachants. Mais le plus intéressant réside dans le style de Christopher Mitten, sorte de carrefour entre Ted McKeever et Sean Phillips, à la fois noir, anguleux, schématique, réaliste et décalé où les formes rectilignes se tordent et rendent le réel moins établi qu’il n’y paraît. C’est assez beau. Une belle liberté de trait et un usage du noir au pinceau parachevant une esthétique qui fait plaisir à voir. Un comic bien sympathique, donc…
Cecil McKINLEY
« Le Voile des ténèbres » par Gabriel Hernández et El Torres Éditions Atlantic BD (12,95€) – ISBN : 979-10-90171-18-3
« Bad Médecine » T1 (« Nouvelle Lune ») par Christopher Mitten, Nunzio DeFilippis et Christina Weir Éditions Atlantic BD (12,95€) – ISBN : 979-10-90171-17-6
Gabriel Hernández et El Torres réussissent effectivement à rendre excitantes des histoires in fine ultra-classiques. C’est une excellente surprise. Comme quoi la création réside parfois dans le style. Et en plus les livres sont bien faits et agréables à tenir…
Hello Vlad,
Oui, une excellente surprise, comme tu dis…
Merci de ton commentaire!
Bien à toi,
Cecil
J’ai suivi Atlantic sur quelques titres (Superman / Mohamed Ali et Near Death) mais je n’ai pas acheté les titres cités dans cet article, trop de concurrence et de choix à faire tous les mois…
Verra-t-on un jour la suite de Near Death ?
Bonjour JN,
Malheureusement, l’inexplicable peu de succès du premier tome met à mal la possibilité qu’un deuxième volume sorte chez cet éditeur… Dommage! Mais on peut toujours espérer un revirement de situation…
Bien à vous,
Cecil McKinley
Moi, je n’achète aucun titre Atlantic, c’est plus simple. Je suis un lecteur expérimenté, issu du francobelge traditionnel (d’ailleurs je réside dans les Ardennes françaises). Et je ne vois pas l’intérêt de toutes ces traductions de combats de super-héros, ou d’enquètes policières bien glauques (désolé, cher Monsieur Mc Kinley, c’est un peu l’impression que donnent les deux pages qui illustrent votre article).
Bonjour François,
Vous n’avez pas à être désolé, ne vous en faites pas…
Maintenant… que vous n’aimiez pas les super-héros et les récits policiers sombres, c’est tout à fait légitime et votre droit le plus naturel; mais de là à dire qu’il n’y a pas d’intérêt à éditer ce genre de choses, voilà qui est plutôt dommage et quelque peu… fermé? Je n’habite pas les Ardennes françaises, et je ne sais pas ce que c’est qu’un « lecteur expérimenté », mais je suis autant fan absolu de Raymond Macherot, André Franquin, Marc Wasterlain ou Maurice Tillieux que de Bill Sienkiewicz, Kent Williams, Sam Keith ou Alex Maleev (et pour élargir encore, ajoutons Katsuhiro Otomo, Guido Crepax ou Alberto Breccia…). Pour moi, un lecteur expérimenté serait plutôt quelqu’un ouvert d’esprit qui sait voir au-delà des apparences ce que recèlent de richesses une œuvre, quel que soit son genre ou sa nationalité… Il y a des séries US policières et de super-héros déplorables et d’autres géniales, tout comme il y a des séries franco-belges sublimes et d’autres minables…
Bref, un peu d’ouverture et de curiosité, avant de juger!
Bien à vous,
Cecil McKinley
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