Avec « Le Tombeau des chasseurs », le talentueux Victor Lepointe évoque la tragédie collective d’une bataille vosgienne en 1915 et, plus encore — par le regard de l’un d’eux, Victor Granet —, scrute l’intimité des sentiments de ces chasseurs alpins sacrifiés. Plongée dans la si mal nommée Der des ders…
Lire la suite...« À l’origine des contes : La Barbe Bleue » par Stéphane Duval et Philippe Bonifay
Comme le suggère le titre de la nouvelle série conceptuelle initiée par Philippe Bonifay aux éditions Glénat depuis octobre 2013, « À l’origine des contes » dépasse le simple chemin de l’adaptation littéraire. Tout en restant fidèle aux écrits de Charles Perrault, des frères Grimm ou de Carlo Collodi, le scénariste nous entraîne dans les méandres de leurs propres inspirations, là où la genèse du conte rejoint souvent le récit populaire ou le fait divers dans ses atours les plus sombres. Dans « La Barbe Bleue », album mit en images par Stéphane Duval, Bonifay imagine ainsi le destin perturbé d’un être défiguré par la peste noire de 1350, et qui vit ses amours au travers d’un frère jumeau dont le physique a été préservé…
Les origines de la « légende » de Barbe Bleue sont fort lointaines : ceci dans la mesure où, entre faits réels et variations du thème de l’ogre s’attaquant à ses femmes successives et à ses propres enfants, les récits populaires l’auront successivement associés à des figures mythologiques ou historiques. Évoquons ainsi Cronos (roi des Titans dans la mythologie grecque), le comte Conomor (régnant sur l’ouest de la Bretagne du VIème siècle) ou le roi anglais Henri VIII (1491-1547) qui eut 6 femmes, dont 2 furent condamnées à mort (pour adultère et trahison) ! Dans la transcription du conte par Perrault, parue en 1697 dans le recueil « Les Contes de ma mère l’Oye », il faut rappeler que le personnage central est un homme très riche, qui possède une barbe de couleur bleue le rendant laid et terrible. Plusieurs précédentes épouses ont disparu sans laisser de traces, mais une voisine accepte finalement son offre d’épousailles, séduite par les richesses de la Barbe bleue.
Symboliquement, « La Barbe bleue » est une réflexion assez novatrice pour l’époque sur le thème angoissant du mariage et de la sexualité. Perçue du point de vue de la jeune fille, l’histoire – bien qu’inscrite dans le genre fictif du Merveilleux – fait notablement référence aux usages d’alors, puisque les mariages étaient l’affaire des familles, et les unions arrangées par les parents ou tuteurs légaux. Si le conte éduque au devoir d’obéissance, il réintroduit également le thème de la curiosité des femmes et de leur contournement des règles, thème à rapprocher du péché originel d’Ève dans la Bible ou de la boîte de Pandore de la mythologie grecque.
Rappelons aussi que le récit repose sur un objet magique important : la « clef fée », qui fait partie du trousseau de clefs que la Barbe bleue remet à sa jeune épouse avant de s’absenter, lui permettant d’accéder à chacune des pièces du château et à ses trésors. Cet objet néfaste trahira la jeune femme lorsque, l’ayant laissée choir sous le coup de l’émotion, après avoir découvert les corps sans vie des épouses disparues, la clef va se tâcher d’un sang qui ne pourra être nettoyé.
Dans plusieurs adaptations BD de ce célèbre conte (voir « Jhen T4 : La Barbe-Bleue » par Jacques Martin et Jean Pleyers, Casterman, 1984 ; « Le Saigneur de Tiffauges » par Corbeyran et Horne, Soleil Prod., 2010), un parallèle est fait entre Barbe bleue et le personnage historique de Gilles de Rais, grand maréchal de France et compagnon d’armes de Jeanne d’arc, qui sera jugé et condamné à Nantes en octobre 1440 pour les meurtres et supplices infligés à plus de 140 enfants. Entre certitudes et aspects légendés, ballades, contes et complaintes mèneront ce sombre seigneur dans une filiation de tueurs en série passant par Jack L’Éventreur et Landru, ce dernier (décapité en 1921) étant semblablement -et pour cause ! – surnommé « le Barbe-bleue de Gambais » (du nom de la commune des Yvelines où seront assassinées 7 de ses 11 victimes).
Dans leur propre « À l’origine des contes : La Barbe Bleue », Philippe Bonifay et Stéphane Duval s’éloignent pourtant, comme nous l’avons dit en introduction, de ces précédentes et nombreuses références : sont plutôt ici convoquées – thématique de la fratrie et du double miroir (faussé) oblige – d’autres œuvres comme « L’Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde » (R. L. Stevenson, 1886) et « Le Portrait de Dorian Gray » (O. Wilde, 1890). En couverture – venons-y enfin ! – la Barbe Bleue est fidèle à son habituelle transcription (un homme antipathique et potentiellement meurtrier, portant des habits et armes datés du XVe au XVIe siècle (dont le pourpoint et la dague). Son pas décidé en direction du lecteur, dans un cadrage à mi cuisse enfoncé dans les eaux sombres, laisse présager de moments funestes : par le fer et le feu (arme et torche), la Barbe bleue s’apprête à tuer et noyer sa prochaine victime… L’aspect surnaturel du personnage est rendu par une légère contreplongée autant que par la confrontation de teintes froides (bleu et noir) et chaudes (rouge) qui confèrent à l’évidence un caractère diabolique et sanglant au protagoniste. Plus surprenant est le décor visible en arrière-plan, dans la mesure où le lecteur du conte est peu habitué chez Perrault à l’évocation de cases africaines ! Parfaitement intrigant (nous laissons aux lecteurs le soin de découvrir cette partie de l’intrigue), le cadre laisse toutefois à penser que le personnage inquiétant vient éventuellement, déjà, de commettre un crime dans ce village encore endormi. Une fois le forfait accompli, en fuite, Barbe Bleue rejoint-il une hypothétique embarcation en mer ou s’en va-t-il assassiner un autre témoin… situé à la place du lecteur/observateur ?!
Enfin, une ultime analogie comparative peut être effectuée entre la figure du conte et celle, non moins devenue légendaire du pirate Barbe Noire, de son vrai nom Edward Teach et qui finira, vaincu par un lieutenant de la Royal Navy, au cours d’un épique combat en 1718. On reliera ici sans peine les travaux de recherches graphiques de Stéphane Duval à ceux effectués précédemment sur l’album flibustier « Gitans de mers » (déjà sur un scénario de Ph. Bonifay, Dupuis, 2010). Associé à l’atmosphère exotique et maritime (ou lacustre) visible en arrière-plan, la silhouette de Barbe Bleue (finalement rendue anonyme par ce surnom) prend une nouvelle fois à contrepied les attentes traditionnelles : le « héros » appartient ici à un monde digne du vaudou ou de la piraterie, ce qui brouille volontairement les perceptions usuelles et l’ensemble de la mythologie du conte… un ouvrage et une couverture qui conservent néanmoins un message graphique ancestral : cette Barbe Bleue ou Noire, dont les couleurs jais symbolisent à jamais la cruauté de l’Homme.
Philippe TOMBLAINE
« À l’origine des contes : La Barbe Bleue » par Stéphane Duval et Philippe Bonifay
Glénat (18,50 €) – ISBN : 978-2-7234-7291-3