Même quand on est adulte, on aime lire les albums jeunesse scénarisés par Loïc Clément. Le récit est toujours surprenant, avec de l’action ou des thématiques traitées toujours profondes et intéressantes… Et pour agréger actions, personnages attachants et émotions, le scénariste n’oublie jamais d’ajouter une bonne dose d’humour. On retrouve tous ces ingrédients dans « Les Larmes du yôkaï » : une enquête policière amusée et amusante dans un Japon médiéval revisité.
Lire la suite...Spécial Warren Ellis
Ce mois de janvier 2014 est synonyme de très belle actualité littéraire pour Warren Ellis, puisqu’après la réédition d’« Artères souterraines » en livre de poche et la sortie de « Mister Sun » (une nouvelle inédite exclusivement disponible en numérique), le deuxième roman du scénariste britannique s’apprête à débouler en librairie mercredi prochain… Intitulé « Gun Machine », il ravira les fans d’Ellis mais aussi les fans de polar tout court…
À l’automne 2010, lors de sa sortie, je vous avais parlé ici même d’« Artères souterraines », le premier roman de Warren Ellis paru chez l’éditeur Au Diable Vauvert (pour relire cet article : http://www.bdzoom.com/spip.php?article4514). Je vous avais dit combien ce livre avait été plus qu’une bonne surprise, Ellis y prouvant combien il n’est pas un scénariste jouant à l’écrivain (ça peut arriver) mais bien un véritable auteur, avec sa langue, son rythme, ses couleurs, son sens du caractère et de la situation, son univers, ses mots… Cette entrée dans l’écriture « sérieuse et reconnue » de la sacro-sainte littérature – même s’il s’agissait d’un polar, genre toujours regardé un peu de haut malgré les chefs-d’œuvre qu’il a engendrés depuis des lustres mais tout de même plus pris au sérieux que les comics, ces illustrés amusants ne nécessitant aucune faculté mentale pour les créer ou les lire – s’avéra assez tonitruante par la nature même du roman, totalement décalée et iconoclaste, un terrain cher à Ellis qui lui permet de dénoncer des dysfonctionnements graves par des provocations exacerbées, un humour énorme et grinçant, des dialogues de dingues et une imagination débordante… Dès lors, Ellis ne devait pas être considéré comme un transfuge éhonté du monde des comics ni un scénariste-écrivain, mais bien comme un scénariste ET un écrivain, n’en déplaise à certains. Je remets tout ceci sur le tapis non pas parce que je n’arriverais pas à admettre une réelle évolution des mentalités ni que je veuille faire des généralisations absurdes qui m’arrangeraient bien afin de défendre les comics envers et contre tout (car j’adore la littérature, je me réjouis qu’aujourd’hui certaines frontières soient plus poreuses, que des Å“uvres écrites ou dessinées puissent être envisagées avec le même sérieux, et que des lecteurs de bande dessinée lisent aussi de la littérature – et vice-versa), mais bien parce qu’au-delà de ces avancées réelles, certains gardiens de la pensée plus ou moins masqués n’en pensent pas moins, entretenant des combats qui n’ont plus lieu d’être et rétrécissant la pensée, encore aujourd’hui. Pour paraphraser Louis Calaferte (l’un de nos plus grands écrivains français, malheureusement disparu et bien trop peu reconnu), quand il n’y aura plus les noms des écrivains inscrits sur les couvertures de livres mais juste les titres des Å“uvres, on pourra réellement juger de la valeur d’un livre, et non de la valeur qu’il prend (ou qu’il perd) par le nom de son auteur. Et c’est vrai qu’il n’y a que de bons et de mauvais livres, peu importe leur auteur, sans que cela ampute en quoi que ce soit l’intérêt spécifique ou les affinités qu’on peut ressentir ou non pour chaque écrivain ou artiste… Les polars d’Ellis, eux, sont aussi bons que ses comics. « Artères souterraines », notamment, est un pur et grand délire qu’on ne peut qu’adorer si on aime déjà les comics d’Ellis… Voilà pourquoi cette réédition en Livre de Poche est une bonne nouvelle pour celles et ceux qui auraient loupé ce roman à sa sortie ou qui n’auraient pu se l’acheter jusqu’à présent.
Mais Le Livre de Poche ne s’est pas contenté de la réédition d’« Artères souterraines » ; dans le même temps, il a sorti un ebook d’une nouvelle inédite d’Ellis qui n’est donc disponible qu’en numérique : « Mister Sun ». Difficile de parler de cette nouvelle sans en dévoiler toute la vénéneuse et dérangeante nature, mais je vais quand même vous en dire deux mots. Mister Sun arrive à Los Angeles pour honorer un contrat professionnel, mais son métier n’est pas représentant de commerce. Non, lui, son job serait plutôt du genre tueur à gages… Mais cette mission ne va pas du tout se passer comme il l’espérait, et il va se retrouver dans une situation assez cocasse, c’est le moins qu’on puisse dire… Axant tout son récit sur cette cocasserie, Ellis nous offre une séquence de grand guignol et d’absurde qui oscille entre rire et effroi, sans se dépareiller d’une dimension sentimentale qui est propre à l’auteur – l’une des dimensions de son Å“uvre les plus surprenantes et pourtant récurrentes au point de faire partie intégrante de son caractère. Un tendre trasheur, ce cher Warren… Avec « Mister Sun », Ellis nous plonge dans le quotidien d’un homme dont la « normalité » rendrait fou toute personne un tant soit peu sensée, disséquant avec un sidérant réalisme ce que vivent et ressentent des individus qui ont pété un câble et qui font des choses horribles en trouvant cela normal. L’écriture même d’Ellis (et c’est là où il est fort) tient compte de ce recul et de cette autopsie mêlés témoignant de toute l’horreur froide dont peut faire preuve un être humain niqué de la tête. Comme souvent avec Ellis, il est aussi question de mensonge, de trahison, d’hypocrisie, de confiance donnée puis détruite, d’où une dimension extrêmement tragique se profilant derrière le rire nerveux. Si vous voulez vous payer une petite tranche d’horreur névrotique, voici le lien menant à « Mister Sun » : http://numerique.livredepoche.com/mister-sun-inedit-warren-ellis-9782253178767.
Enfin, parlons de « Gun Machine », bien sûr, paru aux Éditions du Masque. Ce deuxième polar d’Ellis est très bon, avec des qualités peut-être moins spectaculaires que celles d’« Artères souterraines » mais plus profondément ancrées dans l’évolution du processus narratif d’Ellis qui cherche – et trouve – une certaine maturité. Je m’explique. J’ai eu une première réaction idiote (que je combats de surcroît, comme quoi il faut rester vigilant) à la lecture de ce livre. J’attendais des choses qui ne sont pas venues, et heureusement, car cela démontre qu’Ellis n’est pas dans la posture mais qu’il aborde sa carrière d’écrivain avec sincérité et lucidité. Après la folie consumée d’« Artères souterraines », j’attendais un nouveau grand délire, j’espérais qu’Ellis aille encore plus loin, qu’il m’entraîne dans une histoire de frappadingue totale. Je vous rassure tout de suite, « Gun Machine » contient assez de dingueries pour secouer le cocotier et n’est surtout pas exempt de moments hallucinatoires ou de dialogues surréalistes : pas de problème, on est bien chez Warren. Mais au lieu d’aller dans la surenchère par rapport à son premier polar afin de pousser toujours plus loin le bouchon de la folie (ce qui aurait été finalement préjudiciable et entraîné l’auteur dans des tics ou une direction peu encline à l’évolution réelle de son écriture), Ellis a choisi d’explorer une voie plus « classique », en écho à certains grands archétypes du polar de l’âge d’or et de ses brillants enfants. Certes, les héros sont graves, les méchants sont graves et le tueur est gravissime, mais tout ce beau petit monde évolue dans un contexte et un esprit qui rappellent ceux des bons vieux polars emblématiques. Comme si Ellis – après avoir eu une superbe bouffée délirante – avait voulu se frotter à une trame plus classique pour savoir où en est réellement son écriture aujourd’hui, ce qu’elle peut supporter de nudité sans avoir recours à des délires en avalanche, et quel écrivain il est en train de devenir… Je prends ce livre pour un acte de sagesse, de talent et d’honnêteté, d’humilité. Et je trouve que ces qualités nous donnent finalement la possibilité de comprendre fondamentalement ce qu’est en train de devenir l’écrivain Ellis. Son amour du polar ne date pas d’hier (ah, « Fell » !), mais avec « Gun Machine » Ellis prouve qu’il n’est pas un agitateur fou de génie, mais bien un écrivain de polar qui est train d’acquérir une vraie épaisseur, une profondeur. Il y a un style, un univers, une musique. Un rythme. Une patte.
Évidemment, comme d’habitude, je ne vous dirai pratiquement rien de l’histoire, pour éventer le moins de plaisir possible… « Gun Machine » raconte l’enquête que mène John Tallow, un lieutenant de police new-yorkais, après avoir découvert dans de tragiques circonstances et par hasard un appartement recouvert d’armes à feu du sol au plafond. À qui est cet appartement ? Que signifie le fait que toutes ces armes semblent reliées à des affaires non élucidées ? C’est ce que va devoir découvrir Tallow, aidé par deux agents de la police technique et scientifique assez barrés. L’enquête va les entraîner dans des logiques qui vont parfois aux frontières de notre réalité, et révéler une part de la folie plus ou moins ordinaire qui gouverne notre quotidien. Avec cette histoire, Ellis nous parle une nouvelle fois de ce qui est visible et de ce qui ne l’est pas, de notre réalité commune où coexistent pourtant des réalités différentes, de la part de mensonge et d’aveuglement qui nous anime ou que nous subissons, et de la solitude des êtres au sein d’une société où tout le monde ou presque semble devenu dingue. Une part d’étrangeté assez puissante vient compléter tout cela, faisant de « Gun Machine » un polar nerveux et inspiré à plusieurs facettes. Å’uvre de contraste, ce polar explore autant la folie engendrée par notre monde que l’espoir d’humanité qui y réside. Le style d’Ellis, bariolé mais fluide, suscite notre intérêt et pique notre curiosité avec un sens certain de la mise en scène et de la narration, faisant monter progressivement la tension jusqu’au dénouement sans trop en faire. Tout ce qu’on attend d’un bon polar, donc, centré sur l’humain et non sur l’enquête qui n’est qu’un prétexte pour dévoiler le chaos du monde et des êtres qui tentent d’y vivre… À noter que « Gun Machine » est déjà en cours d’adaptation télévisuelle aux États-Unis… Bang !
Cecil McKINLEY
« Gun Machine » par Warren Ellis
Éditions du Masque (20,90€) – ISBN : 978-2-7024-3925-8
« Artères souterraines » par Warren Ellis
Éditions Le Livre de Poche (6,60€) – ISBN : 978-2-253-17891-0
« Mister Sun » par Warren Ellis
Éditions Le Livre de Poche numérique (1,99€) – ISBN : 978-2-253-17891-0