Le premier tome de « L’Ombre des Lumières » sorti l’an passé (1) se terminait par le départ, en ce milieu du XVIIIe siècle, du malfaisant chevalier de Saint-Sauveur pour le Nouveau Monde. En effet, toutes ses intrigues se sont retournées contre lui ! Après avoir séduit et trompé la jeune Eunice de Clairefont éprise de la philosophie des Lumières, menacé de mort par son mari et criblé de dettes, Saint-Sauveur a été obligé de s’exiler. En débarquant à Québec, il ne désespère cependant pas de retrouver sa place à Versailles, d’autant plus qu’un de ses peu fréquentables amis lui a proposé d’effacer toutes ces dettes s’il accepte de réaliser une mission vengeresse qui va lui permettre de déployer ses funestes talents…
Lire la suite...« Gaston Lagaffe T9 : Un Gaffeur sachant gaffer » par André Franquin : une analyse de planche
Que conseiller de mieux que de se replonger dans « Gaston Lagaffe » en cette fin 2015, année terrible pour le rire comme pour la liberté d’expression ? Aussi célèbre et coté soit-il (70 000 € en moyenne pour une planche, lors des ventes aux enchères Artcurial et Sotheby’s en 2015), et avant même de le retrouver au cinéma en 2016 (adaptation par Pierre-Martin Laval), constatons assez paradoxalement que les analyses de planches de Franquin et de sa matière humoristique demeurent assez rares, à l’exception de celles visant « Les Idées noires ». En 1967, dans « Un Gaffeur sachant gaffer », au 481ème gag du fameux antihéros, bousculant une nouvelle fois la sérénité relative des bureaux Dupuis, voici pourtant surgir l’inéluctable : toutefois, au-delà de toutes les catastrophes imaginables, voyons aussi que l’humour permet de nous sauver nous-mêmes, en tant qu’arme massive et défense absolue contre la morosité ambiante…
Lors de la réalisation de ce gag devenu particulièrement fameux au sein de sa série, Franquin réalise « Panade à Champignac », son ultime récit de Spirou et Fantasio ; deux personnages dont il s’est lassé et qu’il abandonne en effet bientôt pour pouvoir – enfin – se consacrer pleinement à sa propre création, Gaston Lagaffe donc. Alors que la 62e histoire du célèbre groom est prépubliée dans le magazine Spirou à partir du n° 1539 (12 octobre 1967 ; album en 1969), le gag ici analysé est publié… la semaine suivante, tandis que l’insupportable gaffophone de Gaston est illustré en couverture du même numéro (n° 1540 du 19 octobre), sur une idée de Roba.
Apparu depuis le 28 février 1957 dans Spirou et depuis 1960 en petit album (au format à l’italienne), Gaston a pris peu à peu son envergure dévastatrice et gentiment impertinente. Aidé par Jidéhem – le pseudonyme employé par de Jean De Mesmaeker -, Franquin n’hésite pas à reprendre certains caractéristiques de son jeune assistant : à commencer par ses « M’enfin » et « Bof » nonchalants, ainsi que son propre patronyme. En janvier 1963, dans l’album « Gala de gaffes », les lecteurs (re)découvriront un homme d’affaire corpulent, costume trois-pièces cravate, front dégarni, moustache et lunettes noires sévères, contrats prêts à signer sous le bras. Un homme aux antipodes de Gaston et sans nom encore… Mais pas pour longtemps (il sera baptisé dans « Gaffes à gogo » en 1964, au gag n° 155). Précisons que, dès 1968, Jidéhem quittera Franquin et Gaston, dont il jugeait le style trop mou pour son propre graphisme.
Autre récurrence historique dans « Gaston », le gaffophone est apparu pour la première fois le 9 mars 1967 dans le gag 449 (Spirou n° 1508), Franquin s’étant alors inspiré d’une curieuse harpe africaine exposée en Belgique au Musée royal de l’Afrique centrale de Tervuren.
Venons-en à la planche qui nous intéresse : Prunelle ayant remplacé (précisément à partir de ce gag) Fantasio pour la signature des contrats apportés par De Mesmaeker, la case 1 débute par une auto-congratulation vantant comme il se doit la sagesse et le calme proverbial du nouveau négociateur. Dès la case 2, le silence est rompu par un double bruit provenant de l’étage supérieur. Dans la case 3 suivante, les hachures noirâtres servant de toile de fond à la promesse de Prunelle (qui est en train de décrocher le téléphone en contenant sa colère) en disent déjà long sur les ruminations intérieures du nouveau rédacteur en chef. Cases 4 et 5, relais du gag, Gaston explique son dernier hobby (jouer aux boules !)… avant de passer à un autre à l’évidence encore plus calamiteux (les expériences à priori explosives du petit chimiste). Immanquablement, la case 6, que l’on peut percevoir comme une chambre d’écho amplificatrice des sons de la case 2, marque une seconde réplique : cette secousse sismique bruyante et menaçante (lettrage en noir) ébranle le plafond (débris et nuages de poussières) et l’humeur d’un De Mesmaeker dont l’énervement explose à son tour (« Vous prétendrez encore que ce n’est pas voulu, ces gags ?!? ». Case 8 : échos d’une conversation téléphonique houleuse dont n’émanent que des jurons-pictogrammes vociférés par un Prunelle excédé. En montant au grenier pour s’y réfugier, Gaston passe physiquement à l’étage supérieur, pour ainsi dire au degré ultime de la gaffe. Pour se faire, rien de tel que l’emploi d’une machine infernale – le gaffophone – susceptible de couper court et pour de bon à toute communication (Gaston le dit d’ailleurs lui-même avec sa propre logique : « Ici, au moins, il n’y a pas de téléphone »). De haut en bas, et via les deux dernières cases, le gag final secoue la planche jusque dans ses fondations : c’est un tremblement de terre, un sursaut d’humour, un spasme rigolo et nerveux qui finit de terrasser la signature du contrat en un effet stroboscopique (case 10) propre à la bande dessinée ou au dessin animé. In fine, alors que Prunelle se tape inutilement la tête contre les murs (les petits « Bom » produits – échos de la case 2 – semblent inaudibles face au son oppressant et circulatoire du gaffophone), De Mesmaeker quitte la scène furibard. Un « tremblement de terre » et une fuite colérique qui entérinent un fait évident : on ne rira jamais autant du malheur des autres que lorsque la catastrophe est totale mais non fatale puisque strictement dérisoire. Dans « Gaston » s’ensuivront donc des bureaux dévastés, des explosions et inondations en série, des chocs et bruits par centaines.
Mais toujours avec une grande tendresse pour les personnages…
Et un jour, en 1977 et en compagnie d’Yvan Delporte, Franquin décidera d’en prendre le contrepied, évoquant avec cynisme la mort, l’imbécilité cruelle ou la destruction écologique. Un humour extrêmement noir, où l’humain est irrécupérable, destiné à provoquer un tremblement de terre des consciences. Malheureux Franquin, car nous en sommes probablement encore là en cette fin 2015 !
Ce gag n° 481, nous l’avons précisé, est devenu particulièrement fameux au sein de sa série : il est reproduit en 1969 dans le tome 7 initial de la série (« Un Gaffeur sachant gaffer »), album devenu avec le temps l’actuel tome 9, pour cause de republication chronologique de l’ensemble des planches de Franquin à partir de 1997. Visuellement, la silhouette de De Mesmeaker permettra d’entériner la sélection thématique du récent « Gaston S5 : Le Contrat Lagaffe » (2015) tandis que Gaston et son gaffophone serviront de modèle en 1998 à une sculpture en résine chez Leblon-Delienne. Un collector (estimé à plus de 350 €) alors édité à 777 exemplaires et devenu particulièrement recherché : sans rire, qui s’en étonnera ?
Philippe TOMBLAINE
« Gaston Lagaffe T9 : Un Gaffeur sachant gaffer » par André Franquin
Éditions Dupuis (10, 60 €) - ISBN : 978-2800145891
Merci pour l’analyse ainsi que pour la planche grand format qui permet d’éxaminer avec minutie tous les détails déployés par ce magicien que fut Franquin. Je le dis à chaque fois que cela en devient redondant ( comme dans Kaamelott), Franquin était un génie !
Bonjour, je suis tombé sur votre site par hasard, et celui ci faisant bien les choses, je trouve votre site très bien, et cette analyse d’un gag de Gaston très détaillé. Et oui notre gaffeur préféré continuera encore de nous amuser de nombreuses années. Bien a vous.