« Les Griffes du Gévaudan » T1 : à force de crier au loup…

« Ce n’était pas un loup… » Mais que fut donc cette Malbête qui terrifia les campagnes françaises du Gévaudan (Languedoc), entre juin 1764 et juin 1767 ? Plus de 100 morts, des battues rassemblant des milliers de chasseurs, un mystère insondable, des théories par dizaines et un (ou plusieurs) animal jamais identifié : 260 ans après, l’extraordinaire fait divers continue de fasciner. Entre réalité et légendes, Sylvain Runberg et Jean-Charles Poupard s’emparent à leur tour du mythe : en 1765, suivant son père François Antoine, le porte-arquebuse de Louis XV, un fils s’interroge devant des indices troublants, certaines victimes étant retrouvées décapitées ou déshabillées. Et si une main criminelle ou démente se cachait derrière ce supposé carnage animalier ? La première partie d’un implacable thriller historique …

La première victime officielle (planches 1 et 3 - Glénat 2024)

Annoncé depuis de longs mois chez Glénat, le premier volume de ce diptyque était fort attendu. Notamment retardé par la réalisation d’« Orcs & Gobelins » T14, paru en août 2021, Jean-Charles Poupard a dû se plonger dans une solide documentation historique pour dessiner les 64 planches de ce polar horrifique. À commencer, donc, par la connaissance précise du contexte et des faits : histoire aux multiples ramifications, néanmoins circonscrite sur seulement trois années… qui semblèrent en paraitre cent pour les populations du Gévaudan !

Encrage (sources : FB de J.-C. Poupard).

Comme l’illustrent les planches inaugurales des « Griffes du Gévaudan », Jeanne Boulet (une vachère de 14 ans) devint la première victime officiellement déclarée, le 30 juin 1764, lorsque son corps fut retrouvé dans le Vivarais (approximativement, l’actuelle Ardèche). Quelques attaques, et sans doute d’autres victimes, la précédèrent. Alors que les attaques mortelles se multiplient, les premières battues sont organisées, sans succès. Le 31 décembre 1764, l’évêque de Mande (et comte de Gévaudan) lance un appel aux prières et à la pénitence en évoquant un fléau divin. Suite à de nouvelles attaques spectaculaires au printemps 1765, l’histoire de la « Malbête » se répand dans toute l’Europe, l’impuissance du pouvoir royal étant tournée en dérision. La presse colporte volontiers les ragots, articles et illustrations sensationnalistes, à une époque où l’actualité est creuse, après la fin de la guerre de Sept Ans contre la Grande-Bretagne et la Prusse (1756-1763). Le 20 juin 1765, François Antoine, investi du pouvoir royal, arrive à Saint-Flour : le 20 septembre suivant, un gros loup de 130 livres est abattu, avant d’être naturalisé et montré à la cour de Versailles. En vain, car les attaques meurtrières vont se poursuivre, loin des cérémonies qui reconnaissent (en 1770 encore) la triomphante victoire du porte-arquebuse royal sur la Bête… Enfin, en juin 1767, toute l’affaire s’arrête lorsque, lors d’une battue diligentée par le marquis d’Apcher, Jean Chastel, chasseur de sinistre réputation, abat un animal de grande taille et ressemblant à un loup, dans des conditions suspectes et intrigantes. Dans la chaleur estivale, la dépouille mal conservée, en état de décomposition avancée, est rapidement enterrée ou détruite : elle disparait de l’Histoire de France.

« Représentation de la Bête furieuse que l'on suppose être une hyène » (estampe coloriée, BnF, recueil Magné de Marolles, vers 1765).

Le porte-arquebuse royal François Antoine et son fils Robert-François-Marc Antoine (de Beauterne) sur les bords de l'Allier au cours de l'été 1765.

« Ce n’était pas un loup… », rappelions-nous en introduction : les descriptions des témoins les plus fiables (pattes arrières assez courtes, crinière noire sur le dos, gueule très large et taille proche de celle d’un veau) ont laissé la place à l’imaginaire, du glouton géant au tigre en passant par la hyène et… le loup-garou ou l’homme sauvage déguisé d’une peau de bête. Plus probablement deux ou trois animaux, hybrides de molosses dressés pour la guerre et de louve(s), élevés dans le but de tuer par des esprits aristocratiques sérieusement dérangés, le tout à moins d’un quart de siècle de la Révolution française. Tombée en désuétude pendant plusieurs décennies, l’histoire de la Bête du Gévaudan est cependant restée dans toutes les mémoires ; ce jusqu’à troubler l’histoire de la disparition du loup en France (à la fin des années 1930) et celle de son retour (dans les années 2020), mais aussi les histoires mettant en scène des bêtes dévorantes similaires, dont la Bête du Vivarais (ou Bête des Cévennes), responsable d’au moins 40 morts entre 1809 et 1817. Des crimes maquillés ?

Dans le Gévaudan (planches 8 et 9 - Glénat 2024).

Dans « Les Griffes du Gévaudan », l’ombre d’un animal inconnu (voir la couverture) plane sur chaque scène, au fil de scènes sanglantes qui prennent les atours du thriller. Les Chastel ? Étienne Lapont (syndic du diocèse de Mande) et son fils, le comte Jean-François-Charles de Morangiès ? Vauvesle d’Enneval et son fils Jean-François (le père étant réputé comme le meilleur chasseur de loups du Royaume) ? Qui aurait un quelconque intérêt à terroriser le pays par animal interposé ? Qui oserait défier à la fois dieu et la Justice du roi ? Pourquoi aucun témoin n’arrive-t-il à identifier ou pister l’animal, apparemment invulnérable aux balles ? Cette traque serait-elle une affaire d’État qui ne dit pas son nom ? Enrichi de planches au dessin dynamique et d’un dossier historique de cinq pages (qui revient sur les faits réels survenus en Lozère au XVIIIe siècle), l’album déploie un scénario habile : celui-ci louvoie entre les pistes, hypothèses, attaques et morts historiquement confirmées, pour donner aux lecteurs une matière digne d’un roman gothique. Est-ce finalement un hasard si ce genre littéraire apparait, avec « Le Château d’Otrante » d’Horace Walpole… en 1764.

Suite et fin des « Griffes du Gévaudan » dans le tome 2. On reverra entretemps « Le Pacte des loups » (Christophe Gans, 2001), en attendant également des nouvelles de « La Naissance de la Bête » : le premier volet de la trilogie « Chroniques du Gévaudan », un projet concurrent initié – là encore depuis plusieurs années – par Josepe et Christophe Chaumette et présenté à Mande durant le printemps 2023 (voir affiche ci-dessous). Des œuvres à dévorer, comme il se doit !

Philippe TOMBLAINE

« Les Griffes du Gévaudan » T1 par Jean-Charles Poupard et Sylvain Runberg

Éditions Glénat (15,50 €) – EAN : 978-2-344032312

Parution 10 janvier 2024

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