« Petit Pays » : quand l’enfance africaine est un paradis perdu…

1992, en Afrique centrale. Pour Gabriel et ses copains, la vie n’est remplie que par l’insouciance de ses dix ans. Mais la tragédie le rattrape : la fin de l’harmonie familiale se conjugue bientôt aux drames immenses de la guerre civile et du génocide, entre le « Petit Pays » du Burundi et le Rwanda voisin. Nourri d’ombres et de lumières vécues dans sa chair, Gaël Faye signait en 2016 un remarquable roman, salué du Prix Goncourt des lycéens. Lancés depuis 2018 dans l’adaptation de ce récit émouvant dans la collection Aire libre, Marzena Sowa et Sylvain Savoia traduisent à merveille le parfum doux amer de ce monde disparu : une enfance métissée, paradis à jamais submergé par des douleurs infinies…

Gaël Faye et les premières éditions de « Petit Pays ».

À la découverte du Burundi (planches 1 et 2 - Dupuis 2024).

Cartographie (planche 5 - Dupuis 2024).

Il y a des projets de très longue haleine, pour lesquels la patience est de mise. En août 2016, jusque alors connu en tant que trader, puis auteur-compositeur-interprète, Gaël Faye publiait chez Grasset son premier roman : titre vendu à plus d’un million d’exemplaires et consacré par de nombreux prix (Prix du roman Fnac, Prix du premier roman français, Prix du roman des étudiants France-Culture-Télérama, etc.), les droits étant vendus dans 16 pays. Né en août 1982 à Bujumbura d’une mère rwandaise (réfugiée au Burundi après les premières vagues de persécutions contre les Tutsis, au début des années 1960) et d’un père français, Faye avait vécu le déclenchement de la guerre civile et ethnique au Burundi (octobre 1993 à mai 2005) et le génocide des Tutsis au Rwanda (avril à juillet 1994). Deux présidents assassinés, plus de 800 000 morts, dans une société divisée entre agriculteurs (le clan des Hutus), éleveurs (les Tutsis) et artisans (les Twas), malmenée par l’ancien mythe perpétré par le colonisateur belge, vantant la domination des uns sur les autres. De fait, en raison de la politique longtemps menée par la Belgique, de nombreux Tutsis avaient choisi l’exil pour fuir les massacres débutés à leur encontre entre 1959 et 1973 : ils furent dès lors perçus comme une menace permanente par les dirigeants Hutus, qui craignaient que cette diaspora n’ait le désir de reconquérir le pouvoir…

Carte du Burundi.

Affiche pour le film d'Eric Barbier (2020).

Gaël Faye dût fuir vers la France, à 13 ans, pays où il fut rapatrié en avril 1995. 25 ans après, adapté au cinéma par Éric Barbier, sur un scénario coécrit avec Gaël Faye, « Petit Pays » était tourné au Rwanda et sortait – retardé de quelques mois – dans les salles françaises en août 2020, entre les vagues pandémiques de Covid-19. À la même période, les éditions Dupuis dévoilaient la couverture et les quatre premières planches de l’adaptation en bande dessinée : depuis septembre 2018, le milieu du 9e art avait déjà été informé que le Franco-burundais Gaël Faye, parmi les nombreux projets présentés, avait lui-même choisi pour se faire le duo Marzena Sowa/Sylvain Savoia, selon une logique de continuité avec « Les Esclaves oubliés de Tromelin » et « Marzi ». Pourtant, le calendrier de parution initial fut plusieurs fois télescopé et officieusement décalé, jusqu’à l’heureux aboutissement de ce printemps 2024, au sein de la collection Aire libre, riche en sorties événements depuis quelques mois (voir nos chroniques successives pour « Madeleine, Résistante » T2, « La Callas et Pasolini », « Le Combat d’Henry Fleming » et « Barcelona, âme noire »). « Petit pays » est également publié à bon escient, à l’heure de la commémoration des 30 ans du génocide rwandais, sujet évoqué en bande dessinée dans les mémorables « Déogratias » (Jean-Philippe Stassen, 2000), « La Fantaisie des dieux » (Patrick de Saint-Exupéry et Hippolyte, 2014) et « Rwanda : à la poursuite des génocidaires » (Thomas Zribi et Damien Roudeau, 2023).

Les auteurs montrant leurs premiers travaux à Gaël Faye (photo Dupuis).

Bujumbura.

L’Afrique et sa végétation, les 400 coups réalisés au temps de l’enfance, les carcasses de véhicules importés d’Occident, la décharge industrielle sauvage et la périphérie citadine : un monde de l’exotisme, des marges et des frontières, où l’on discute, se juge et s’affronte, entre, rires et colères, rêves et illusions. Entre livre et bâton aussi, chaque protagoniste semblant déjà saisi, dans un flashback coloré, au travers de son propre destin, dans une temporalité qui n’est plus étanche (à l’instar du véhicule-refuge ne possédant plus ni ses portières ni ses vitres)… Riche en détails, le visuel de l’édition spéciale est à l’opposé de celui de la version classique, qui nous montre plus sobrement une unique et noire silhouette enfantine, environnée de palmiers, au sommet du grand plongeoir d’une piscine municipale. Des masses noires dans un ciel bleu : tel un contrejour qui dévoilerait les ombres pesant sur un univers riche et luxuriant, considéré jusqu’ici comme idéal par son auteur. Un monde de bascule et d’achèvement, pourtant, digne du supplice (symbolique) de la planche pour l’enfant-condamné qui se prépare à sauter vers l’inconnu, hors-champ. Notons que les auteurs et Dupuis reprennent par ailleurs avec ce visuel efficace un concept proche de la couverture du roman initialement publié chez Grasset.

Planches 1 et 2 - Dupuis 2024.

Couverture de l'édition spéciale Fnac (2024).

Un paradis menacé (planches 7 et 8 - Dupuis 2024).

Précis et détaillé, souvent poignant, cet album de 128 pages suit principalement deux enfants exilés du Rwanda au Burundi, Gaby et Ana, aux côtés d’un père ingénieur et d’une mère en souffrance : des métis franco-rwandais qui voient leur famille se déchirer, alors que la guerre civile et le génocide des Tutsis viennent télescoper le joyeux quotidien de leur confortable quartier d’expatriés. Les lecteurs redécouvrent les réalités de la vie au Burundi (pays de 12,5 millions d’habitants en 2021) dans les années 1990, plus précisément le quartier de Kinanira à Bujumbura ; une capitale économique et politique (jusqu’en 2018) située en bordure du lac Tanganyika et qui totalise aujourd’hui un million d’habitants. Malmené par l’Histoire, Gaby-Gabriel face aux cycles de la violence et de la haine, se caractérise par son désir de rester neutre, observateur néanmoins conscient et attentif aux événements qui le découvrent Burundais, métis, Tutsi, Français. Un sentiment d’arrachement que le déraciné Gaël Faye traduit en quelques mots en 2016 : « J’ai écrit ce roman pour crier à l’univers que nous avons existé, avec nos vies simples, notre train-train, notre ennui, que nous avions des bonheurs qui ne cherchaient qu’à le rester avant d’être expédiés aux quatre coins du monde et de devenir une bande d’exilés, de réfugiés, d’immigrés, de migrants. » Si « Petit pays » ne se réduit pas une autobiographie, l’auteur avait commencé à noircir des pages pour la première fois en plein chaos, à l’heure de son départ précipité pour la France, échappant aux explosions et aux meurtres… Comme le roman, l’album narre cette dislocation, ce dos tourné à une enfance maculée de sang, tout en arrivant néanmoins à conjuguer l’intime et l’universel : le genre d’apprentissage qui fait grandir bien plus vite que prévu… Hautement recommandable et permettant de redécouvrir le sensible récit de Gaël Faye, ce nouveau titre Dupuis est également disponible en tirage de tête (128 pages ; 999 ex. avec frontispice n°/s), en édition spéciale FNAC, ainsi – pour les plus patients ou les collectionneurs, le 25 octobre 2024 – qu’en édition grand format.

Philippe TOMBLAINE

« Petit Pays » par Sylvain Savoia et Marzena Sowa, d’après Gaël Faye

Éditions Dupuis (26 €) – EAN : 9791034737369

Parution 12 avril 2024

Édition spéciale – Tirage de tête par Sylvain Savoia et Marzena Sowa, d’après Gaël Faye

Éditions Dupuis (39 € ; 128 pages, 999 exemplaires avec jaquette et frontispice numéroté et signé) – EAN : 9791034737994

Parution 12 avril 2024

Édition spéciale FNAC par Sylvain Savoia et Marzena Sowa, d’après Gaël Faye

Éditions Dupuis (35 €) – EAN : 978-2-808506885

Parution 12 avril 2024

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