Une romance improbable sur une Terre-sans-nom, mais pas sans histoire…

Situé entre l’Angola et la République-Sud-Africaine, la Namibie est un pays d’Afrique peu connu. C’est pourtant dans cette grande région désertique qu’a eu lieu le premier génocide du siècle, longtemps oublié : celui des peuples Hereros et Namas, par le colonisateur allemand. Dans ce contexte d’une violence extrême, une histoire d’amour se concrétise entre un officier prussien et une riche héritière américaine. C’est ainsi que, perdu sous le tropique du Capricorne, s’érige toujours aujourd’hui un château moyenâgeux au milieu du désert. Les auteurs – notre collègue Didier Quella-Guyot au scénario et Joël Alessandra au dessin – ont eu l’extrême obligeance de répondre à nos questions autour de leur travail sur « Les Amants de la Terre-sans-nom » : nous les en remercions vivement.

Les éditions Félès publie des bandes dessinées de grande qualité, principalement des récits en lien étroit avec le réel : biopics, tranches de vies, reportages dessinés, expériences vécues, petites histoires dans la grande… Ainsi Didier Quella-Guyot, le responsable de la rubrique « BD voyages » de notre site et scénariste reconnu d’une trentaine de bandes dessinées, a-t-il puisé dans ses souvenirs de voyages et ses nombreuses lectures pour lier une histoire d’amour bien réelle du début du XXe siècle à un génocide, malheureusement bien réel lui aussi (dans la Namibie actuelle), pour écrire le scénario d’une bande dessinée captivante de bout en bout : « Les Amants de la Terre-sans-nom ». Le dessin aquarellé de Joël Alessandra donne vie et relief à un récit bien contextualisé.

« Les Amants de la Terre-sans-nom » page 3.

Nous remercions les deux auteurs d’avoir pris le temps de répondre à nos questions pour des réponses d’une grande pertinence.

Pour vous procurer cet ouvrage édité par une jeune maison d’édition alsacienne, vous pouvez passer par votre libraire habituel, commander directement sur le site Web marchand de Félès, par une plateforme en ligne (la FNAC, Amazon, Decitre, BDFugue,  Librairiesindépendantes…) ou prochainement sur un festival : Didier et Joël seront présents à Angoulême en janvier 2024, par exemple.

BDZoom.com :  D’où vous vient Didier cet intérêt pour ces quelques arpents de déserts perdus qu’est la Namibie ?

Didier Quella-Guyot : Outre le goût du voyage en général, je suis assez séduit par les déserts quels qu’ils soient, de sel, de sable, de pierres, de neige… Il y a quelque chose dans ces étendues hors du temps… quelque chose de reposant, je trouve. Pourtant, paradoxalement, je n’aimerais pas y vivre, c’est évident ! Mais aller y voir, ça relativise la vie dans notre monde du trop plein, du trop rapide… Ça fait du bien.

Didier devant le château de Duwisib.

BDZoom.com : Ce qui étonne dès la 3page de l’album, c’est ce château d’apparence médiévale de Duwisib ; est-il vraiment aussi extraordinaire que la BD le laisse à penser ?

Didier Quella-Guyot : Il l’est car il est toujours intact et visitable, comme je l’indique en fin d’album. La construction de cette forteresse d’inspiration médiévale m’a intrigué, là, en plein désert du Sud-Africain, très loin des premiers bourgs. Lors d’un premier voyage en Namibie, c’est à la fin d’une étape qu’en relisant un guide, j’ai finalement prêté attention à son existence.

On était passés à une centaine de kilomètres de lui et ce n’est qu’alors qu’il m’a intéressé : notamment parce qu’il avait été habité par un couple vraiment atypique. De retour en France, j’ai creusé le sujet, ce qui m’a décidé non seulement à écrire cette histoire (ce mélange improbable de tragédie génocidaire et d’amours romanesques), mais à retourner en Namibie pour découvrir ce château et sa proche région.

BDZoom.com : Qu’y a-t-il de vrai dans l’histoire d’amour entre Hans et Jayta telle qu’elle est racontée ? Quelles sources avez-vous consultées pour la décrire si précisément ?

Didier Quella-Guyot : J’ai envie de dire que tout est vrai. D’abord la colonisation allemande, effroyable, est à présent reconnue par l’État allemand. Là, les documents ne manquent pas, même si le sujet est peu traité. Le contexte est donc tout à fait réel. Quant aux amours de Wolf et Jayta, c’est une histoire officielle, même si aucun d’eux n’a écrit ses mémoires et qu’il y a très peu de photos d’eux. On sait qui ils sont, ce qui leur est arrivé, comment ils ont vécu là-bas, mais, bien entendu, le travail du scénariste, c’est de les faire parler, de les mettre en scène et, là, bien entendu, on prend quelques libertés, mais assez peu finalement.

Hereros prisonniers durant la guerre contre l'armée allemande.

BDZoom.com : Les peuples africains du Namib ont subi le premier génocide du XXe siècle, événement encore peu connu de nos jours, pouvez-vous nous en dire plus sur le sujet ?

Didier Quella-Guyot : Le sujet est si peu connu que j’ai tenu à donner dans le court dossier final quelques indications : par exemple, qu’en 2004, les Allemands en ont reconnu officiellement leur responsabilité morale et historique. En 2015, le ministre des Affaires étrangères allemand a admis publiquement « un crime de guerre et un génocide ». L’Allemagne a même restitué à la Namibie des crânes et des ossements de guerriers héréros et namas sur lesquels des médecins faisaient des études typiquement racistes pour souligner l’infériorité de ces populations.

« Les Amants de la Terre-sans-nom » page 12.

BDZoom.com : Enfin, pouvez-vous nous en dire un peu sur vos prochaines publications ? Des récits autour de voyageurs surprenants peut-être ?

Didier Quella-Guyot : Après « Loti une vie de voyageur » justement, paru en janvier dernier chez Calmann-Lévy et réalisé avec mon frère Alain Quella-Villéger (spécialiste de l’écrivain) et Pascal Regnauld (avec lequel j’ai réalisé un voyage plus canadien avec « Halifax, mon chagrin » chez Félès), le prochain voyageur, sera Albert Kahn.

L’album est en cours chez Glénat avec Manu Cassier au dessin. Le musée à Boulogne Billancourt est déjà passionnant, mais la vie de cet « archiviste de la planète » l’est tout autant : ce richissime personnage, altruiste, pacifiste, humaniste, a poussé étudiants et opérateurs à visiter le monde à ses frais pour en retenir en images ce qui allait disparaitre… Un sujet jamais traité en bande dessinée ! Suivra chez Glénat, toujours un autre personnage voyageur, plus maritime celui-là, mais c’est un peu tôt pour en dire plus…

Joël alessandra ©GuillaumeEsteve

BDZoom.com :  Joël Alessandra, vous êtes un grand voyageur comme Didier Quella-Guyot ; comment s’est passé votre rencontre et comment avez-vous travaillé ensemble ?

Joël Alessandra : En effet, je voyage énormément notamment en Afrique sub-saharienne. Nous avons des tas d’affinités avec Didier. Nous partageons le goûts pour le travail des écrivains voyageurs ou les explorateurs d’antan. Nous nous connaissons depuis pas mal de temps maintenant, et Didier m’a souvent sollicité pour des scenarii ou des histoires qu’il envisageait. J’aime beaucoup sa manière d’écrire, sa façon de mixer la fiction avec des faits ou événements historiques. « Les Amant de la Terre-sans-nom » est notre première véritable collaboration.

BDZoom.com :  Joël Alessandra, depuis longtemps vous avez le goût d’ailleurs que vous aimé partager dans vos albums, connaissiez-vous la Namibie avant de dessiner cet album ?

Joël Alessandra : Malheureusement je ne suis jamais allé en Namibie, je pensais organiser un périple sur place pour les besoins de l’album, mais le temps et l’occasion ont manqué.

« Les Amants de la Terre-sans-nom » page 41.

BDZoom.com :  Comment vous êtes-vous documenté pour dessiner le désert : en allant sur place ou en puissant dans une abondante documentation.

Joël Alessandra : Un peu des deux. Comme je l’indiquais, je n’ai pas pu me rendre en Namibie. Mais question déserts, j’ai beaucoup de matière dans mes carnets. Je vais régulièrement en Mauritanie, qui sous certains aspects, ressemble à la Namibie : surtout la partie désert et dunes de sable. La Mauritanie, avec des villes comme Chinguetti ou Oaudane, rappelle des paysages où nos héros se rendent… Je vais aussi en Arabie saoudite et là encore, le désert du côté d’Aluna, avec les tombeau nabatéens au milieu des sables, rappelle certains lieux de notre album. J’avoue avoir un peu triché et utilisé des visuels d’autres pays pour situer nos scènes. Par ailleurs, Internet est une vraie source pour les illustrateurs ! Didier s’est rendu sur place, et son travail préparatoire extrêmement pointu incluait beaucoup de ses photos, des plans, des recherches iconographiques sur les uniformes coloniaux allemands de cette époque… un régal de travailler dans ces conditions.

Désert du Namib.

BDZoom.com :  Est-ce difficile de dessiner le désert ?

Joël Alessandra : C’est une des choses que je préfère. Je m’assois, les fesses dans le sable, avec une boite d’aquarelle et un pinceau… souvent avec du café qui rend les tonalités sableuse à merveille, j’en bois et je m’en sers pour dessiner, et je remplis mes carnets. J’adore cela.

Le dessin sur place est un régal. Les carnets sont autant de passeports pour communiquer avec les populations locales. Ce n’est pas difficile de dessiner le désert, il n’y a pas d’enjeu dans le croquis de terrain, pas de dessin « raté », ce n’est donc pas très dur (rires) !

BDZoom.com :  Il y a de nombreuses séquences dialoguées dans l’album, sont-elles plus délicates à dessiner que les séquences dans lesquelles les personnages sont au deuxième plan ? Avez-vous eu accès à des sources pour de l’époque pour représenter les deux amants et leur entourage ?

Joël Alessandra : J’avoue être plus à l’aise dans les scènes de décors, d’environnement et d’architecture. Sans doute un travers de ma formation – j’ai fait six ans à l’école Boulle, en architecture d’intérieure, où nous devions rendre régulièrement des dossiers en histoire de l’art, à la manière d’un carnet de voyage : mes sujets de prédilection, du fait de l’école, allaient tout naturellement vers l’architecture… habitude que je conserve semble-t-il. Comme je l’évoquais, Didier a été d’une aide précieuse dans la récolte de matériel documentaire, mais j’ai moi-même fait des recherches, essayé des costumes pour Jayta, ou son environnement.

« Les Amants de la Terre-sans-nom » page 98.

BDZoom.com :  Pour terminer cet entretien, peut-on vous demander quels sont vos prochains projets et vos prochains voyages ?

Joël Alessandra : Cette année a été déjà bien riche en voyages : j’étais au Sénégal, en Mauritanie, en Arabie saoudite, au Bahreïn, au Maroc, en Éthiopie, à Djibouti… Je ne suis pas fier de mon bilan carbone, mais sincèrement c’est un peu pour la bonne cause. Je travaille pour des actions locales, avec le dessin et des jeunes auteurs africains, sur des actions humanitaires qui nécessitent que je me déplace. Je reviens de Mauritanie et repars en Éthiopie en décembre…

Concernant les futurs albums, j’ai en chantier plusieurs livres, dont un chez Futuropolis : « Dadji, la grande muraille verte », où je suis dans les pas d’une aventurière qui traverse le continent africain de Dakar à Djibouti. Elle parcoure plus de 7 000 km à pied, en vélo, en chameau, pour partager de l’expérience, aider, échanger avec les acteurs du projet, participer, construire autour de la Grande Muraille verte : cette magnifique action panafricaine de lutte contre la désertification des pays du Sahel. Une vraie belle cause à défendre, et à raconter en BD.

Laurent LESSOUS (l@bd)

« Les Amants de la Terre-sans-nom » par Joël Alessandra et Didier Quella-Guyot

Éditions Félès (22,00 €) – EAN : 978-2-4914-8318-0

Parution 12 octobre 2023

Galerie

Une réponse à Une romance improbable sur une Terre-sans-nom, mais pas sans histoire…

  1. Oh ! Quelle critique construite et approfondie ! Un grand merci à vous, Laurent, pour le temps et le talent que vous avez accordés à cette œuvre de Joël Alessandra et Didier Quella-Guyot. En tant qu’éditrice, je suis très fière de pouvoir la compter dans notre catalogue. Elle l’illumine d’intenses rayonnements namibiens.

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