« Bobigny 1972 » : les procès de l’avortement…

En octobre et novembre 1972, quatre femmes et une mineure – Marie-Claire Chevalier (17 ans) – sont jugées à Bobigny pour complicité ou pratique de l’avortement. Un acte alors formellement interdit en France. Défendue par l’avocate Gisèle Halimi, l’affaire devient historique : un tournant sociopolitique majeur, à l’heure de la conquête du droit à l’IVG… Marie Bardiaux-Vaïente et Carole Maurel s’emparent de ce sujet engagé au sein d’un one-shot de 192 pages, mettant en lumière la difficulté des combats émancipatoires féministes. L’album indispensable de ce début d’année !

L'histoire d'une dénonciation (planches 6 et 10 ; Glénat 2024).

Scénarisé par Marie Bardiaux-Vaïente (« L’Abolition, le combat de Robert Badinter » ; « L’Enfer est vide, tous les démons sont ici ») et dessiné par Carole Maurel (« Collaboration horizontale » ; « Nellie Bly : dans l’antre de la folie »), « Bobigny 1972 » commence par une dénonciation : celle effectuée auprès de la police par le violeur de Marie-Claire Chevalier, alors que le jeune homme vient d’être arrêté, étant soupçonné de vol de voitures. Pourtant, la coupable désignée est bien la victime… ainsi que celles (mère et amies d’infortune) qui ont osé l’aider à avorter. Dans les années 1970, l’acte est un délit, puni par la loi de 1920. Bien que pratiquée depuis l’Antiquité, l’interruption volontaire de grossesse – ainsi que les informations sur la contraception – se heurte à l’idéologie religieuse et nataliste, prônant la hausse démographique à la suite des divers conflits ayant émaillé le XXe siècle. Cette législation moyenâgeuse n’empêche cependant pas les avortements clandestins ; les pratiques non encadrées (absorption de produits chimiques supposés abortifs, introduction dans l’utérus d’aiguille à tricoter, de baleine de parapluie, etc.) entrainent des complications souvent gravissimes : hémorragies, infections, stérilité… Au moins 800 000 avortements clandestins et 10 000 décès sont ainsi difficilement recensés à la fin des années 1950. Durant les années 1970, des femmes comme Simone de Beauvoir ou Gisèle Halimi, ainsi que des gynécologues et mouvements féministes (MLF), engagent une lutte pour la légalisation de l’avortement, en dénonçant un cadre légaliste à l’origine de fortes inégalités sociales : malheur à toutes celles qui n’ont pas les moyens financiers d’aller pratiquer leur avortement à l’étranger, à une époque où l’acte coûte plus de 4 000 francs. Trois fois le salaire de Michèle Chevalier, modeste employée de la RATP et mère de la victime, jugée le 8 novembre 1972 avec ses collègues, dont Micheline Bambuck, qui a pratiqué l’intervention avec difficulté…

Recherches et planche finalisée.

La personnalité combattante de Gisèle Halimi, les personnalités venues défendre les inculpées (citons les Prix Nobel et biologistes Jacques Monod et François Jacob), tout autant que la mise en perspective du « Manifeste des 343 » (une pétition de personnalités en faveur de l’IVG, parue dans Le Nouvel Observateur dès le 5 avril 1971), transforment le procès en tribune politique. Cet aspect est directement traduit en couverture du présent album, avec des femmes défendues par des femmes, sous les feux des journalistes et des caméras de télévision. Une épreuve supplémentaire, du reste, pour une jeune femme comme Marie-Claire Chevalier, non préparée à vivre la surmédiatisation retentissante de son viol.

Plus que la mise en scène d’un traumatisme (le viol), la scénariste Marie Bardiaux-Vaïente a d’abord initié « Bobigny 1972 » avec l’envie de parler plus en détails de ce sujet d’importance ; ayant travaillé comme historienne et scénariste sur les thématiques de la justice, de l’abolition de la peine de mort et des luttes féministes. Trois sujets centraux de sa pièce de prédilection, l’« Antigone » d’Anouilh. Initié auprès de la dessinatrice Carole Maurel en 2021, précisément avec le découpage de la scène de viol, tout à la fois seuil et pivot émotionnel des intentions narratives, l’album évite les clichés romanesques pour s’appuyer sur les sources et les témoignages. En particulier ceux des femmes nées dans les années 1950, qui évoquèrent dans les années 1970 la « table de cuisine » et « la sonde » en guise de méthodologie gynécologique ou obstétricale… 50 ans plus tard, d’autres combats féministes sont toujours menés en France, notamment contre la double clause de conscience des médecins (aucun n’étant tenu de pratiquer un IVG) : une pratique instaurée par la loi Veil de janvier 1975, en tant que concession aux parlementaires les plus réticents.

Sujet exploré en profondeur, « Bobigny 1972 » est alimenté de diverses œuvres ou thématiques : les films « Annie Colère » (Blandine Lenoir, 2022) et « As bestas » (Rodrigo Sorogoyen, 2022), les écrits d’Annie Ernaux (notamment le roman autobiographique « L’Évènement », paru en 2000), la relation mère/fille de la scénariste, la sororité, la communication politique, le rôle de la presse et des opinions, la figure de l’avocate Gisèle Halimi (disparue en 2020) et l’envie première, pour la scénariste, d’avoir quelque chose à dire de singulier sur ses « spécificités d’intérêt ». L’ensemble, solidement structuré en 200 pages, enrichi du dessin, des trames et des effets chromatiques de Carole Maurel, confère à cet album d’indéniables qualités pédagogiques. Et rappellent aussi aux lecteurs que le combat des femmes, permanent, demeure d’actualité, entre acquis du réel et possibles retours en arrière : en juin 2022, 14 États américains interdirent de nouveau l’IVG sur leurs territoires, alors que 17 autres choisirent de renforcer le droit à l’avortement : une part de l’histoire de la Justice, sujet qui sera précisément à l’œuvre du prochain album (en 400 pages, avec Gally) de Marie Bardiaux-Vaïente. Ces deux autrices sont également réunies au sein de l’album « Dans les couloirs du Conseil constitutionnel », à paraître chez Glénat ce 31 janvier. Pour comprendre le réel…

Recherches pour la couverture

Philippe TOMBLAINE

« Bobigny 1972 » par Carole Maurel et Marie Bardiaux-Vaïente

Éditions Glénat (25 €) – EAN : 978-2344045664

Parution 10 janvier 2024

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