Urban Comics : interview de François Hercouët

Un mois après la sortie de la superbe réédition de « Watchmen » qui inaugurait le label en grandes pompes, la première grande salve d’albums Urban Comics vient d’arriver chez nos libraires, avec en tête de proue une très belle anthologie DC. Pour fêter cela, je vous propose une interview de François Hercouët, directeur éditorial de ce nouveau label, afin de savoir quelle politique va être décidée pour les publications DC en France dans les prochaines années, impliquant des noms aussi prestigieux que Siegel & Shuster, Bob Kane, Neal Adams, Jack Kirby, Grant Morrison, Alan Moore, Neil Gaiman, Jim Lee, Brian K.Vaughan, mais aussi Wood, Elder ou Davis avec le catalogue Mad. On le voit, le sujet est d’importance, et méritait bien une interview sur la longueur… Quant à l’anthologie DC, je lui consacre une critique ce même jour, en concomitance sur ce site. Bonne lecture !

Cecil McKinley  Bonjour François Hercouët, nous allons donc parler du label Urban Comics dont vous êtes le directeur éditorial, et voir avec vous quel visage vous comptez donner à ce nouvel acteur de l’édition comics en France… Tout d’abord, félicitations pour votre très belle réédition de « Watchmen », c’est un magnifique album et une vraie réussite éditoriale !

François Hercouët  Oui, merci. Le matériau de base est d’une telle qualité, le récit de Moore et la traduction sont à un tel niveau, qu’on a vraiment fait l’essentiel pour respecter l’ouvrage en lui donnant un écrin à la hauteur du contenu. On en est assez fiers. C’était vraiment énormément de travail, mais ça valait le coup !

McK  Oui. Et bravo pour votre anthologie qui est une vraie réussite en termes d’introduction à l’univers DC. Dans quelle optique abordez-vous la responsabilité éditoriale d’Urban Comics ?

FH  Les outils que j’utilise entendent offrir des choses que moi-même, en tant que lecteur de DC, aurais voulu avoir. À la limite, cela pourrait paraître purement égoïste ou personnel, mais j’arrive vraiment avec ces envies de lecteur frustré qui n’a jamais su par où commencer, et je vais mettre en place – parce qu’honnêtement je ne pense pas être le seul dans ce cas-là – les éléments qui permettront aux lecteurs de découvrir plus facilement le catalogue DC.

McK  Le choix a été fait de catégoriser ce catalogue DC en trois collections, dans un souci de cohérence. Pourriez-vous nous présenter ces trois collections ?

FH  Il faut déjà se rappeler que DC, c’est 75 ans de publications (donc c’est énorme, et par conséquent très riche) et nous, on arrive en France après seulement 15 ans de publications en albums français. Donc il y a vraiment très peu de visibilité sur le trésor que recèle DC, qui représente pourtant une masse créative énorme… On aurait pu faire toutes les décades et tous les âges, donner une collection par âge, mais ça aurait été un peu compliqué. Alors on a décidé de scinder cette chronologie en trois. La première collection « Archives » va de la naissance de Superman – à la fin des années 30 – jusqu’à 1985 (regroupant donc sous une même collection l’âge d’or, l’âge d’argent et l’âge de bronze). Ensuite, on passe à la période qui va de 1985 à 2011 et que nous avons appelée « Classique » (la période, je pense, la plus facilement accessible pour un nouveau lectorat en termes de narration). C’est une période de DC qui a subi énormément de crises : les auteurs et les éditeurs qui étaient en charge du catalogue se sont juste retournés et ont vu 50 ans d’histoires derrière eux, pas forcément rangées dans l’ordre, pas forcément très cohérentes, avec des origines multiples et parfois contradictoires. Ils ont donc décidé de donner un grand coup de balai et, tous les 5 à 7 ans, ont déclenché une crise. Ils ont réuni tous les personnages DC et fait une espèce de grand meeting à travers une maxi-série. La première en date (qui commence en 1985 avec Marv Wolfman et George Pérez) cristallise cette envie de faire le ménage dans cet univers, avec la mort de Supergirl, la disparition de certains personnages et l’apparition d’autres : c’est aussi l’intérêt de cette grosse remise à plat de l’univers DC. On est donc dans cette logique de rationaliser un peu tout ce qui a été fait avant, avec en gros, tous les 5 ou 10 ans, une espèce de crise qui revient pour remettre un petit peu d’ordre et de cohérence dans cet univers. La dernière crise en date (« Flashpoint », qui a eu lieu en août 2011 et qu’on publie en magazine dès février 2012) clôt en fait cette période classique. C’est cette dernière crise qui va donner naissance à la période suivante qu’on va appeler « DC Renaissance » et qui constitue notre troisième collection. C’est le fameux relaunch appelé « New 52 » aux États-Unis : en septembre dernier, DC a décidé de relancer 52 de ses séries les plus iconiques au n°1, de manière à créer un nouvel appel d’air au niveau de leur lectorat (tout simplement parce qu’on se rend compte que mécaniquement on a du mal à intéresser un nouveau lecteur au n°680 de « Batman » ou au n°900 de « Superman », et que les lecteurs de longue date ont pu se lasser de ces runs qui courent dans tous les sens et dont on ne voit pas vraiment la finalité). Beaucoup ont qualifié ce défi de marketing, mais personnellement je pense qu’on est surtout sur une qualité de contenu : ce qui a justement permis ce relaunch, c’est de recommencer toutes ces histoires au n°1 en les donnant à des nouvelles équipes artistiques – et surtout à des gens qui ont fait leurs preuves. On parle de Geoff Johns, de Grant Morrison, de Jim Lee, de Brian Azzarello, pour varier un peu les genres. On donne vraiment les clés de ces personnages-là à ces grands auteurs pour qu’ils donnent le meilleur de ce qu’ils peuvent faire avec ces « jouets », en fait !

McK  Jim Lee, notamment, y est pour beaucoup…

FH  Oui. Jim Lee, Geoff Johns et Eddie Berganza sont vraiment les architectes de ce processus.

McK  On pourrait ajouter qu’au-delà de ça, ils ont pratiquement tout remis à plat, avec les « disparitions » de Wildstorm et de Vertigo suite au dernier grand remaniement de DC Comics…

FH  Je pense qu’ils ont aussi voulu capter l’intérêt des lecteurs de Vertigo qui, je pense, sont assez exclusifs. Ils ont voulu rendre les frontières un peu plus perméables. Moi je les félicite de ça, parce que du coup on a des séries de très grande qualité (je pense à « Swamp Thing » ou « Animal Man »), avec de vrais auteurs. C’est Snyder qui scénarise « Swamp Thing », et Jeff Lemire – qui a fait « Sweet Tooth » chez Vertigo, un super roman graphique – qui développe la série « Animal Man » avec Travel Foreman au dessin. On est vraiment sur cette touche un petit peu plus « edgy » (audacieuse, avant-gardiste), et c’est justement le nom de la collection de ces héros Vertigo qui intègre un peu l’univers DC : The Edge. Apparemment, on est vraiment à la limite, à la bordure, et je pense que c’est cette zone perméable qui est vraiment géniale !

McK  Oui… C’est intéressant de voir que finalement les séries DC qui s’étaient émancipées en devenant Vertigo finissent par se faire vampiriser par la matrice pratiquement 20 ans après !

FH  Voilà, exactement. Je pense qu’il y a une sorte d’héritage, aussi, et qu’on veut rattraper un petit peu certaines choses…

McK  Oui… En parlant d’héritage, j’aimerais que nous revenions aux sources avec la collection « DC Archives », surtout par rapport à l’âge d’or qui est encore dramatiquement lacunaire dans notre paysage éditorial français actuel. Qu’est-ce qui est prévu, par rapport à cette période ? Est-ce qu’il y aura une intégrale de « Batman », de « Superman », de « Wonder Woman » (pour ne parler que de la triade) ?

FH  Notre intention est de bâtir vraiment un catalogue de fond. Donc on fera de la nouveauté, c’est sûr, mais on fera aussi de la réédition, Maintenant, ce que ça va donner en termes d’albums, très concrètement, c’est à l’étude. Dans un premier temps, on va se concentrer sur ce qui est le plus accessible. La première année, on va plutôt développer la période « Classique » et la période « Renaissance ». Ce n’est pas vraiment par facilité, mais pour nous c’est une garantie. On ne peut pas tout de suite inonder le marché d’« Archives » et d’« Anthologies ». On veut immédiatement donner les clés les plus accessibles, et ce ne sont pas forcément 600 pages d’« Archives » qui vont faire ce travail-là. Mais c’est hyper important pour nous d’avoir aussi ce socle pour comprendre le contexte de création de tous ces personnages. Par exemple, dans quel contexte économique et social étaient Siegel et Shuster quand ils sont arrivés aux États-Unis, avec la guerre derrière eux et cette envie de projeter leur propre golem, leur propre création, justement en plein cœur du IIIe Reich afin de rétablir ce que Dieu n’avait peut-être pas fait… Ce sont des réflexions très intéressantes, pour nous. Maintenant, pour répondre sur le contenu des albums, DC – outre les anthologies – a deux types d’édition pour ses archives. Il y a les archives rangées par décades (avec « Batman in the 30’s », « Batman in the 40’s »…), mais il y a aussi cette approche – qui à mon avis est beaucoup plus intéressante et cohérente – qui est venue après avec les « Batman Chronicles », « Superman Chronicles », idem pour « Green-Lantern » ou « Flash »… Ils sont vraiment dans cette logique de ne pas forcément publier QUE l’intégralité d’« Adventures of Superman » du n°1 au n°600, mais aussi de les regrouper… Par exemple, si on a deux pages qui viennent expliquer les origines de Lex Luthor, ou qui ont été faites dans la chronologie mais dans un format différent ou dans une autre revue, ils vont l’intégrer. Pour moi, c’est ce qu’il y a de plus intéressant à exploiter, comme matériau (c’est ce qu’on fait aussi à notre niveau avec Grant Morrison pour « Batman », y intégrant des pages de « Final Crisis » qui expliquent le voyage temporel de Batman). Cette optique des « Chronicles » est un vrai vivier, pour nous, une vraie source d’inspiration, parce que le travail éditorial est vraiment de très bonne qualité. Ils ont vraiment des archivistes, là-bas, qui sont amoureux du matériau de base, et qui fournissent tout ce travail pour le retranscrire de la manière la plus fidèle et la plus compréhensible possible. En termes de délais, je pense qu’on installera cette collection la deuxième année.

McK  Quels seront les premiers personnages à bénéficier de ces publications ?

FH  Nous serons vraiment dans une année Superman, l’année prochaine, donc je pense que les « Archives » de « Superman » vont vite débouler. Après, on ne va pas se lancer tout de suite sur tous les héros le même mois… On va déjà attendre de voir comment le public réagit, comment il reçoit cette offre-là, si ça l’intéresse. Ce seront donc des albums inspirés des « Chronicles », mais contrairement à l’édition souple US, nous les ferons en hardcover pour mieux installer les choses dans la durée.

McK   On attend ça avec impatience, car, je le répète, il y a un grand manque, quand même !

FH  Oui. Pour moi, en tant qu’éditeur, c’est quelque chose que vous ne faites que me confirmer ; en fait, je l’entends à chaque fois que j’en parle avec les gens…

McK  On compte sur vous ! Et quelle sera la logique, pour les deux collections suivantes ?

FH  On est surtout dans cette optique de : vous lisez « Renaissance », vous lisez le relaunch, vous avez accroché, vous êtes un premier lecteur, et vous allez peut-être vous intéresser à ce qu’a fait Grant Morrison, non pas sur le « Superman » que vous avez entre les mains, mais peut-être à ce qu’il a fait sur « Batman ». Donc, à rebours, on va plutôt se diriger vers la période « classique », sûrement la période durant laquelle il a vraiment développé le personnage, à travers le run qu’on va publier de manière chronologique dans une collection « Signatures » (où l’on va donner une vraie place aux auteurs). Une fois qu’on aura digéré ce « Batman » sauce Morrison, on aura peut-être envie de vraiment connaître des séries comme « Big Bang Theory » qui font référence à tous ces épisodes que connaissent les Américains mais qui ont pu échapper aux lecteurs français, comme le meurtre des époux Wayne, des scènes mythiques qui ne sont pourtant pas forcément connues du grand public. Là, on sera peut-être justement dans cette recherche un peu complétiste, pour avoir une vision d’ensemble, une meilleure compréhension de l’évolution du personnage… revenir un petit peu sur ses origines.

McK  À part les héros les plus connus que l’on cite tout le temps, il y a dans l’univers DC des personnages moins connus mais tout à fait passionnants, comme Metamorpho ou Deadman, par exemple. Aux États-Unis, DC a réalisé une magnifique compilation sous coffret des épisodes de « Deadman » réalisés par Neal Adams. Est-ce qu’une telle publication est envisageable chez Urban Comics ?

FH  Ce n’est pas prévu pour le moment. Dans chaque catégorie, on va commencer par éditer des choses qui vont parler du plus grand nombre… On veut vraiment sortir le comic DC de sa niche, réaliser son plein potentiel, et donc on tablera plutôt en premier lieu sur du Kirby, par exemple. Mais effectivement, après on aura tout intérêt à nourrir le catalogue d’œuvres… riches, tout simplement ! En ce qui concerne « Deadman », si l’on a l’opportunité de le publier, alors pour moi ce sera oui, bien sûr.

McK  C’est bien que vous mentionniez Jack Kirby, car c’est un point que je comptais absolument aborder avec vous, espérant vraiment qu’il sera bien publié chez Urban. Derrière la renommée justifiée de Kirby chez Marvel, n’oublions pas qu’il a créé des choses sublimes chez DC ; sans la verve de Stan Lee, c’est vrai, mais graphiquement extraordinaires. En France, les œuvres DC de Kirby ont toujours été sous-représentées, par rapport à celles qu’il a réalisées pour Marvel. On peut citer « New Gods » et « Mister Miracle » qui étaient sortis chez Betty, mais en noir et blanc rehaussé de grisés pas très heureux, et puis il y a eu « Kamandi » chez Arédit…

FH  Oui, mais « Kamandi » n’a pas été publié en intégralité, je crois. On m’en parle beaucoup, apparemment il y a une vraie demande… En ce moment je relis « The Demon », « Kamandi », « Forever People », pour essayer de voir quel ouvrage aurait le plus d’intérêt pour un nouveau lecteur… Visuellement, c’est une claque, je connaissais déjà son travail, mais là je trouve qu’il y a autre chose, une dimension qui dépasse ce qu’il a fait chez Marvel. Ainsi, oui, Kirby sera bien au catalogue d’Urban Comics.

McK  Super ! Même des œuvres comme « Challengers of the Unknown » ? Car c’est quand même un peu l’ancêtre des « Fantastic Four », il y a là quelque chose qu’il serait intéressant de proposer aux lecteurs…

FH  À terme, oui, car c’est vraiment du patrimoine… On est là pour vraiment installer DC dans la durée, et on ne s’imagine pas scier la branche sur laquelle on est assis, ou ne pas se préoccuper de ses racines. Je ne peux vous en dire plus car le catalogue est en train d’être élaboré, mais la volonté est vraiment là. Pour rebondir sur ce que vous disiez,  je sais que John Paul Leon (un dessinateur que j’adore) a récemment travaillé sur « Challengers of the Unknown »… C’est Dan DiDio qui l’a ressorti dans « DC Presents », au sein de The New 52, tentant de relancer la série… On verra si ça prend ! Ça pourrait faire une jolie suite…

McK  Les passages de Kirby chez DC, notamment avec la Tétralogie, ont engendré certaines des œuvres les plus époustouflantes de cet artiste, graphiquement parlant. Que ce soit aux États-Unis ou en France, on commence seulement maintenant à avoir une meilleure vision de l’art de Kirby, allant au delà des « Quatre Fantastiques » pour voir que derrière le mainstream il y a un immense artiste. Il commence à avoir une renommée et une reconnaissance artistiques qu’il n’avait pas il y a encore quelques années, même si tout le monde disait déjà que c’était génial…

FH  Oui, c’est vrai, ça commence à dépasser un peu tout ça, oui. C’est un écho assez général… Maintenant, tu balances « Kirby », et effectivement ça fait écho, même auprès d’un public qui n’est pas forcément averti.

McK  De plus, l’univers mis en place par Kirby dans « New Gods », « Forever People », « Mister Miracle », a fini par rejoindre petit à petit l’univers DC classique…

FH  Oui, les « New Gods » sont de plus en plus inscrits dans la mythologie de DC !

McK  Ne serait-ce que par Darkseid…

FH  Exactement : dans l’épisode de « Justice League » par Jim Lee et Geoff Johns qui est en train d’être réécrit, Darkseid revient ! C’est quelque chose qui fait partie intégrante de cet univers, aujourd’hui.

McK  Au début des années 70, DC avait repris un titre comme « Black Magic » (au départ édité chez Prize, où dessinait Kirby), et développa plusieurs titres d’angoisse, d’horreur, de SF, comme « Dark Mansion », « From beyond the Unknown », « The House of Secrets », « Weird Mystery Tales », etc… Comptez-vous éditer ce genre de matériel ?

FH  Je suis en pleine exploration, vraiment dans le détail, de ce catalogue-là. Donc je ne peux pas vous répondre de manière définitive là-dessus…

McK  Mais rien n’est fermé ?

FH  Non, non, au contraire. Tout bon récit mérite d’être publié. Avec DC, on a justement la chance d’avoir cette manne, comme un terrain laissé en friche avec des ruines mayas en dessous qui attendent juste d’être découvertes… C’est excitant, d’explorer tout cela, de mettre à jour, de découvrir à chaque fois de nouvelles pépites. Dans un certain sens, je remercie Panini pour ça, pour le travail qu’ils n’ont pas fait et qu’ils nous ont laissé faire – du moins qu’ils nous laissent à faire… C’est énormément de travail, mais c’est vraiment passionnant.

McK  Avançons dans le temps et parlons maintenant de la collection « Classique » (1985-2011). Il y a un point particulier de cette collection que j’aimerais approfondir avec vous… Comment allez-vous aborder la frontière DC/Vertigo ? « Swamp Thing » est devenu Vertigo, mais, au départ, c’était quand même une série DC, idem avec « Hellblazer » ou « The Sandman »… Est-ce que ces deux facettes vont être abordées avec la même importance, le même intérêt, ne faisant pas passer les super-héros en premier ?

FH  En ce qui concerne « Swamp Thing », on va publier la suite, oui, c’est prévu, dans la continuité de ceux publiés par Panini. Après, effectivement, on aurait tout intérêt à publier un tome 1-2, à le rééditer. Ça fait partie des attentes. Moi, c’est vraiment l’un des premiers bouquins auxquels j’ai pensé, au moment où j’ai un bâti le catalogue pour lui donner sa forme actuelle. Pour moi il y a des passages obligés, qu’il était important de faire. « Watchmen » a été le premier. On s’est dit naturellement que si l’œuvre complète de Moore peut nous amener à faire une collection rien que pour lui, alors pourquoi pas !

McK  Parce que de toute façon, pour cette période-là, on ne se fait pas de bile en ce qui concerne la triade Wonder Woman / Batman / Superman, les « Crisis » et compagnie, on sait que ce sera bien couvert… Mais on en espère autant pour les territoires un peu plus limitrophes. L’une de mes grosses obsessions, c’est « The Sandman ». Lorsque j’ai interviewé Neil Gaiman il y a quelque temps, il m’a confié qu’il ne comprenait pas pourquoi « The Sandman » n’avait jamais eu droit à une vraie édition en France, restée à ce jour parcellaire… Après les beaux coups d’essai du Téméraire et de Delcourt, après la fainéantise et l’incohérence de Panini, Urban Comics va-t-il enfin prendre ce chef-d’œuvre à bras le corps pour l’éditer véritablement, intégralement ?

FH  J’avais acheté les volumes monumentaux de l’édition Absolute américaine de « Sandman », dans leur joli coffret. Pour le coup, là, on avait quand même une version – recolorisée, en plus – qui était exemplaire. Tout ce beau travail de remasterisation du matériel ! C’est aussi, clairement, ce qu’on va rééditer.

McK  Et vous allez tout rééditer intégralement, chronologiquement ?

FH  Ah oui, oui ! Dans l’ordre chronologique, et on refait la traduction. Le premier volume devrait sortir en fin d’année.

McK  YAOUH ! Merci ! Pour moi, cette situation est si incompréhensible, scandaleuse…

FH  Oui. C’est tellement dommage… C’est un peu le souci de ce genre de série qui a été éditée chez plusieurs éditeurs, surtout d’une manière un peu morcelée. Enfin… Delcourt a fait ce qu’il pouvait. Et en plus, on est sur un registre qui est tellement particulier… En fait, honnêtement, ça demande un vrai investissement pour le lecteur, mais, une fois qu’on est dedans… on est tellement rétribué ! C’est toute la qualité de Gaiman, que ce soit en romans ou en comics, de rendre et de créer en quelques pages des univers complètement cohérents, avec une vraie mythologie sous-jacente (explicitée ou non) qui donne vraiment cette illusion, cette impression qu’il a pensé à tout. Il lève un coin du voile, et laisse le lecteur imaginer. Il met vraiment le lecteur à contribution, le poussant à user de son imagination pour faire sa propre œuvre et, du coup, se l’approprier. C’est tellement généreux, comme intention…

McK  Oui. Il attend un lecteur actif, et non passif.

FH  Pour moi, c’est vraiment l’un des auteurs qui comptent, avec Moore, et Morrison aussi… Puisqu’on en est à Morrison, je trouve que c’est important d’avoir une vision d’ensemble de son œuvre, non parcellaire.

McK  Alors justement, allez-vous reprendre « Doom Patrol », ou « Animal Man », par exemple ?

FH  Pour ce dernier, on verra comment les lecteurs réagissent au concept du personnage, avec la renaissance du héros qui est très liée à « Swamp Thing ». Après, effectivement, si ça marche, si le personnage et la série décollent, on a tout intérêt à capitaliser dessus en s’appuyant sur le personnage d’origine. Pour revenir juste sur Morrison, en fait ça a été pour moi un peu ma douleur de lecteur, d’avoir son run de « Batman » sur trois formats différents : en Absolute, en big book et en magazine. Bref, je n’ai jamais pu lire ce run – qui est génial – dans l’ordre. Donc c’est vraiment tout l’intérêt et toute la vocation d’une collection comme « DC Signatures », avec à chaque fois le run complet d’un auteur sur un personnage, dans un seul format et une tomaison, de manière chronologique et complétiste. On commencera avec Geoff Johns sur Green Lantern en mars, puis avec Grant Morrison sur « Batman » en mai ou juin, ensuite il y aura Ed Brubaker sur « Catwoman », Alan Moore sur l’univers DC… C’est vraiment fait pour que quelqu’un qui lise le « Batman » de Grant Morrison en sort enjoué et se demande ce qu’a fait cet auteur sur un autre personnage. Morrison a fait du « Batman » pendant 6 ans ; il l’écrit encore, d’ailleurs, avec dernièrement « Léviathan », et il a annoncé que « Batman Inc. » allait avoir encore une suite. Mais voilà : si on veut vraiment connaître toute la mythologie à laquelle Morrison fait référence (parce que là, pour le coup, on a affaire à un vrai historien, qui retravaille ce matériau-là), il vaut mieux avoir entendu parler de Ra’s Al Ghul, de Talia et de Damian ! On est vraiment dans une réappropriation, une réactualisation de tout le patrimoine DC. D’ailleurs, il existe aux USA un bouquin qui s’appelle « The Black Casebook » et qui reprend l’intégralité des récits des années 40, 50 et 60 auxquels fait référence Morrison dans son run. Nous, je pense qu’on le publiera en backup pour faire découvrir aux lecteurs français les références qu’a utilisées Morrison pour construire et pour bâtir cette œuvre. Enfin, c’est le Batman de toutes les nations qui est repris dans « Batman Inc. », et qui sera repris également dans le premier tome de « Grant Morrison présente Batman ». Donc on est vraiment dans cette optique de présenter l’intégralité la plus complète possible et la plus cohérente possible. Et ce qu’on fait sur « Batman », on le fera sur le long terme, bien sûr. Le bouquin que je rêve de faire, c’est « Alex Toth présente Batman », parce qu’il y a vraiment eu des épisodes incroyables… Il y en a peu, malheureusement, mais suffisamment pour en faire un album ! C’est une vraie envie d’éditeur, pour moi.

McK  Et comment abordez-vous ce grand saut dans l’inconnu qu’est le relaunch The New 52, avec la collection « Renaissance » ?

FH  Eh bien… c’est à la fois simple et plein de surprises. L’une des premières questions qu’on a posées à DC, en allant les voir à New York, c’était : « Est-ce que vous allez faire des crossovers ? » Ils nous ont dit : « Non. Pendant un an, on va laisser les séries vivre de manière autonome. » Et on se rend déjà compte en lisant « Animal Man » et « Swamp Thing » que ce n’est pas tout à fait vrai, parce qu’on a vraiment plus que des clins d’œil, plus qu’un univers partagé entre ces deux séries-là ! Donc ça va nous contraindre, mais tant mieux, en fait, parce que nous nous retrouvons avec deux séries de très haute volée à publier ! Sinon, on navigue un petit peu à vue, observant ce qui se passe de l’autre côté de l’Atlantique. On découvre le matériel presque en même temps que les lecteurs, donc c’est toujours un peu compliqué d’élaborer à l’avance ! Mais eux-mêmes travaillent à flux tendu avec leurs auteurs. Évidemment, c’est un matériau vivant. Mais on a une vision de plus en plus claire.

McK  Y aura-t-il un gros délai d’attente, entre les éditions américaines et les éditions françaises ?

FH  Alors, pour les TPB, on publiera le même mois. Mais on ne fera pas du single issue. On aura donc cette simultanéité qui ne va pas être évidente à gérer parce que c’est vraiment du travail à flux tendu, mais on fera au mieux. On commencera en mai avec quatre séries fortes : « La Ligue de Justice », le « Wonder Woman » de Brian Azzarello avec Cliff Chiang au dessin, le « Batman » de Snyder et Greg Capullo, et enfin le « Green Lantern » de Geoff Johns. On a donc cette offre en librairie, complétée par des publications en kiosque : on publiera, en gros, les 9 complémentaires des séries, répartis en 3 magazines, avec DC Saga (dans lequel on aura le « Superman » de Pérez, « Justice League », « Flash » et « Supergirl »), Batman Saga (avec toute la Bat-Family), et Green Lantern Saga (dans lequel on aura tout l’univers de Green Lantern). Donc, on aura un gros lancement en mai, qu’on va essayer de réitérer avec une deuxième vague de titres en septembre. Avec ensuite un taux minimum de la collection « Renaissance » tous les mois.

McK  J’aimerais maintenant que nous abordions les séries contemporaines de Vertigo. En introduction, je vois que vous rééditez le « Pride of Baghdad » de Vaughan. Pourquoi ?

FH  Eh bien… parce que Panini s’est bien planté sur cette édition, dans un format aberrant : en fait, ils ont agrandi les planches pour coller à ce format, mais du coup les dessins n’apparaissaient pas en entier, avec des coupes dans l’image allant jusqu’à 5 cm ! Et puis la 4ème de couverture était pixellisée. Il y avait vraiment nécessité de faire mieux, que ce soit au niveau du format, de la maquette et de la traduction. Nous voulons envoyer ce message de sélection de contenu et de proposer une édition digne de ce contenu, C’était important pour nous de rééditer cette œuvre-là de manière respectueuse, aussi pour réintroduire ensuite l’œuvre plus complète de Vaughan, comme « Y, le dernier homme ». Là, on est sur une série terminée chez Panini, on a donc tout intérêt – en termes de format – à publier directement la version Deluxe, équivalant à deux TPB par tome.

Mais il y a un autre projet me tenait vraiment à cœur : « Daytripper », de Bá et Moon. On sera dans la même logique que les Vertigo Deluxe qui proposent des récits complets à chaque fois et qu’on publiera dans le même format que « Watchmen ». Pour moi, cette œuvre représente vraiment quelque chose… J’aurais presque signé chez Urban rien que pour éditer « Daytripper » ! C’est brillant. Pour moi, il y a là un vrai potentiel, et je pense que mon boulot d’éditeur c’est de tout faire pour réaliser ce genre de potentiel, porter ce genre d’œuvre… On est réellement sur un concept hyper intéressant au niveau de la narration et de l’exécution. C’est vraiment magnifique.

McK  En ce qui concerne « 100 Bullets », c’est un peu plus compliqué, j’imagine. Parce que là vous allez sortir le #15 en souple, mais vous allez être en parallèle avec le cartonné qui reprend la série depuis le début… Quelle est votre ligne éditoriale sur ce titre et les autres titres Vertigo commencés chez Panini ?

FH  Pour « 100 Bullets », la série va s’arrêter toute seule en fait, parce que sous le format tel que Panini l’a exploité, la série est complètement finie. Nous, on va l’éditer en 15 tomes. C’est-à-dire qu’on va remanier un petit peu le contenu en ajoutant deux épisodes, de manière à avoir une collection plus uniforme, beaucoup plus cohérente en termes de pagination et de prix. On terminera la série l’année prochaine, puisqu’un nouveau tome de « 100 Bullets » sortira tous les 4 mois, en alternance avec les trois autres titres phare du moment, « Fables », « DMZ », et « Scalped », selon le même principe d’édition : la nouveauté en souple, le même mois que la réédition des tomes 1 et 2 puis des suivants. On aura donc une nouveauté différente chaque mois. Avec ce rythme et cette logique de parution, à la fin de l’année 2012 on sera déjà avec un fonds de 6 à 8 volumes pour chacune de ces séries à éditer.

McK  Je suis heureux que vous repreniez en mains toutes ces œuvres, notamment « DMZ » que j’aime beaucoup. Une œuvre importante.

FH  En juin, on va publier le nouveau « DMZ ». C’est une série qui sera bouclée en 9 tomes, parce qu’elle a aussi sa propre fin au numéro 72 aux États-Unis. Donc c’est aussi une série qui sera complète. Quant à « Scalped », c’est vraiment ce que je prends le plus de plaisir à lire en ce moment. Les jeux de flash-backs, d’avances rapides… j’aime tout d’Aaron !

McK  Oui, la narration est géniale, Aaron a vraiment assuré. Et puis je trouve que Guéra, au niveau du dessin, est en train de devenir un p… d’artiste !

FH  Vous l’avez déjà rencontré ?

McK  Non, malheureusement…

FH  Il est gentil, on l’a vu à Lille, au festival de comics où il était avec sa femme et sa fille. Il est vraiment passionné, transcendé par ce qu’il fait ; le premier lecteur de la série, en fait. Ce quatuor, ce carré d’as de Vertigo, on veut vraiment le porter. Panini a commencé le travail en implantant ces quatre séries-là, mais ils ont vraiment sous-développé leur lectorat. À mon sens, ces séries n’ont pas encore réalisé leur plein potentiel au niveau des lecteurs franco-belges. Notre objectif est d’exposer en termes de notoriété tout le label Vertigo qui est, à mon avis, beaucoup plus simple d’accès pour un lecteur franco-belge. Il y a là matière à succès.

McK  Pour finir, que pouvez-vous me dire du catalogue Mad, qui pourrait très vite apparaître comme un parent un peu pauvre par rapport à tout ça ; ce qui serait vraiment dommage et injuste..!

FH  Alors, on va être un peu dans une période de test. On va d’abord tabler sur un format anthologique, avec le « Mad Superheroes » en deux volumes.

McK  Avec « Superduperman » ? (Rire)

FH  Oui, voilà, c’est ça ! (Rire) J’aime beaucoup, oui ! Et on a aussi prévu une anthologie de Sergio Aragonés…

McK  Bien !

FH  Oui ! On ne sera pas en flux tendu, en phase avec l’actualité du magazine américain qui sort tous les quinze jours. C’est très difficile, en termes d’adaptation, de parler simplement aux lecteurs qui n’ont pas forcément cette culture de Mad. Car elle est très parcellaire en France. C’est paradoxal, parce que c’est une lecture dont Gotlib se revendique, pour ne citer que lui…

McK  Ben oui ! Et puis Mad, c’est quand même Wood, Elder, Davis, Severin… C’est énorme !

FH  Ne vous en faites pas, il y a effectivement des projets pour tout ça.

McK  Bon, eh bien sur cette bonne nouvelle, je vous laisse tranquille et vous remercie de m’avoir accordé cette interview.

FH  Merci à vous, au revoir.

Cecil McKINLEY

Site Internet d’Urban Comics : http://www.urban-comics.com/

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3 réponses à Urban Comics : interview de François Hercouët

  1. Ping : Nouvelle interview de François Hercouët, les comics et leur univers

  2. Cyril dit :

     » En France, les œuvres DC de Kirby ont toujours été sous-représentées, par rapport à celles qu’il a réalisées pour Marvel. On peut citer « New Gods » et « Mister Miracle » qui étaient sortis chez Betty, mais en noir et blanc rehaussé de grisés pas très heureux, et puis il y a eu « Kamandi » chez Arédit… »

    Vous n’avez pas l’air d’être au jus que Miracle et New Gods sont AUSSI sortis chez Aredit,comme Kamandi(pas que Betty)!
    D’ailleurs,si pour vous,Kirby chez DC a été sous-représenté en France de par sa publication chez Aredit alors c’est TOUT Kirby qui a été sous- représenté chez nous car à part FF,X-Men,Machine-Man et un peu de Eternals,TOUT Kirby Marvel et DC a été publié chez Aredit/Artima.

    Enfin,tout ça pour dire qu’il ne faut pas oublier Aredit qui a publié les comics DC pendant 30 ans chez nous et on a donc pu lire autant de DC que de Marvel jusqu’à la fin des 90′s!

    • Cecil McKinley dit :

      Bonsoir Cyril.

      Je sens dans votre message une pointe d’agacement vindicatif, ce que j’accepte totalement puisque porté – je le sens – par une passion certaine.

      Vous avez raison de m’interpeller sur ce point, car j’ai effectivement fait un raccourci dans le feu de l’interview, ce qui sera ma seule « excuse ». Ce n’est pas que je n’étais pas au jus qu’Aredit/Artima a effectivement publié Kirby, car même si je n’ai pas chez moi tous les petits formats de cette époque, j’ai néanmoins quelques publications où des séries DC de Kirby ont été publiées (notamment « Super Héros » avec « Les Immortels » et « Les Challengers de l’inconnu »), et que même en ce qui concerne Marvel, je n’ai jamais oublié que c’était grâce à Aredit que j’avais pu lire des épisodes de l’adaptation faite par Kirby de « 2001 l’odyssée de l’espace »…

      J’ai fait ce raccourci malheureux parce que j’ai surtout biberonné à Lug et que j’avais en tête les albums grand format des FF et les multiples épisodes publiés çà et là chez cet éditeur, faisant un peu l’impasse sur Aredit car même si je ne peux que louer le vrai travail de cet éditeur, je n’ai jamais éprouvé de vrai plaisir à lire leurs petits formats: pour moi, c’était bien trop petit pour apprécier l’art de Kirby, qui plus est servi par un lettrage machiniste uniforme qui amenait une vraie dichotomie visuelle et émotionnelle entre le texte et l’image. D’où inconsciemment dans ma remarque l’idée que Kirby n’avait pas BIEN été édité en France… Saucissonné et censuré chez Lug, miniaturisé chez Aredit, grisé chez Bethy/Vertige… Pour moi, aucune vraie édition digne de ce nom, intégralement, en beau format, avec des couleurs et un lettrage qui rende justice à l’art du maître… Vous voyez ce que je veux dire?
      Certes, outre « Kamandi », il y a eu chez Aredit « Thor » en plus grand format et en couleurs, par exemple, mais rares ont été les occasions de vraie continuité et d’intégralité des séries… Alors c’est vrai, plutôt que de dire que Kirby a été sous-représenté, j’aurais dû dire « jamais bien édité »… Désolé.

      Mais tout ceci nous permet ici de rendre hommage à la vénérable maison de Tourcoing, car même avec ce que je viens de dire, on ne peut que louer les efforts de cette maison d’édition pour faire connaître au public français certaines grandes œuvres américaines durant des décennies. Aredit et Lug n’ont pas eu un parcours facile, c’était une autre époque, un autre contexte… Mais ces deux éditeurs ont défriché un terrain aujourd’hui reconnu.
      Je vous promets qu’à l’avenir je serai plus vigilant dans mes propos.
      Sans rancune?

      Bien à vous,

      Cecil

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