Spécial Jonathan Hickman

Jonathan Hickman est surtout reconnu pour son travail chez Marvel, notamment son passage très remarqué sur « Fantastic Four ». Mais il ne faut pas oublier qu’il commença sa carrière chez Image Comics, maison d’édition chez laquelle il poursuit encore aujourd’hui certains de ses projets les plus personnels. C’est cette facette éditoriale de l’auteur et artiste (l’homme étant aussi dessinateur même s’il est plus connu en tant que scénariste) qu’Urban Comics a décidé de commencer à éditer cette année, avec deux œuvres faisant le grand écart entre les débuts d’Hickman et ses créations les plus récentes : « Pax Romana » et « East of west ».

« Pax Romana » par Jonathan Hickman

Après son premier travail publié chez Image en 2006-2007 (« The Nightly News », qu’Urban Comics éditera cet été), « Pax Romana » est la deuxième œuvre réalisée par Hickman en tant qu’auteur complet (scénario et dessin). Parue en 2007-2008 alors qu’il faisait ses premiers pas chez Marvel, cette mini-série atypique fut éditée par Image en quatre numéros. « Pax Romana » exprime bien le goût d’Hickman pour l’uchronie, un genre qu’il pousse ici assez loin avec une idée, un propos, une réalisation graphique et narrative remarquables. Ce n’est pas une petite uchronie à laquelle nous avons affaire, mais une uchronie ultime, remettant tout en question. Et notre homme en profite pour lancer quelques messages bien sentis et pratiquement nietzschéens sur la nature humaine et son cheminement chaotique. Une œuvre quasi iconoclaste, courageuse, radicale. Imaginez donc : dans un futur proche (le milieu du XXIe siècle), le Pape décide de raconter la réalité cachée de l’Histoire au nouvel empereur du monde, un roi qui n’est encore qu’un petit enfant. Cette réalité, c’est celle d’un Pape qui a découvert que des scientifiques ont inventé une machine à remonter le temps et qui entreprend d’envoyer une armée de « croisés » dans le passé pour influer le cours de l’Histoire afin que l’Église occidentale reprenne le pouvoir sur un Islam devenu trop puissant à ses yeux. Mais cette mission temporelle qui devait christianiser l’Histoire avec force s’avéra calamiteuse pour l’Église, les responsables de cette armée de croisés ayant décidé une fois arrivés en 312 après J.-C. (lors du règne du premier empereur chrétien, Constantin) de donner une autre direction à cette mission, voulant remodeler le cours de l’Histoire de manière plus globale et radicale afin de donner une chance à l’humanité d’évoluer dans la « bonne direction ». Mais même ce nouvel objectif apparemment humaniste va être mis à rude épreuve par la nature de ceux qui l’ont échafaudé et pris en main… car l’humain reste malheureusement trop humain, comme le disait Nietzsche, justement.

 

À travers cette fable s’appuyant néanmoins sur certains faits de notre véritable Histoire actuelle et passée, Hickman jette un regard plein de suspicion et de méfiance sur le bien-fondé de ce qui a constitué le parcours de l’humanité et ce qui en ressort aujourd’hui. Invectivant via ses personnages le système politique et toutes les religions, il lance un message de vraie prise de conscience sur la réalité et les conséquences de la machine du pouvoir, ainsi que sur les décisions prises pour le soi-disant progrès de l’humanité, son avancée, le chemin qu’elle prend. Il sous-entend aussi que l’humanité ne semble pas outillée intellectuellement, éthiquement, pour se donner elle-même un droit de vivre et de perdurer selon des valeurs communes et bienveillantes… Que l’humain reste un barbare malgré tous ses beaux discours et ses belles intentions, victime de la limitation de sa propre nature par trop ancrée dans l’animalité et dans un archaïsme qu’on se semble pas pouvoir dépasser afin d’arriver enfin à une existence digne de ce nom. Vous l’aurez compris, « Pax Romana » est une œuvre exigeante, qui demande de la part du lecteur un investissement de pensée et une articulation humaine et intellectuelle faisant appel à ses valeurs les plus fondamentales, mettant à rude épreuve nos certitudes et ce que nous faisons de nos valeurs propres. Voilà pour le fond. Mais la forme de « Pax Romana » mérite aussi qu’on s’y arrête, tellement elle est originale et intelligente. Pas de suite de cases et de découpage normalisés, mais une mise en pages et une narration assez complexes et protéiformes. Hickman a en effet structuré son récit en espaces narratifs différenciés se faisant écho. Les cases s’intègrent plus dans un espace narratif global que dans une suite « logique » ; les dialogues deviennent eux-mêmes partie prenante de la composition de par leur emplacement dans des bulles structurantes ; ces dialogues sont parfois exprimés non plus dans des bulles mais par une prose se présentant sous forme de colonnes de texte ; en complément de l’image et des dialogues, des inserts de textes prennent place sous forme de cartouches apportant des informations sur ce qui est en train de se passer ou de se dire ; enfin, les planches se déploient souvent sur des doubles pages où d’imposants espaces blancs scandent le récit en sous-entendant les non-dits et ce que le lecteur peut insérer de ressenti à la lecture de cette œuvre… Loin de l’entertainment, « Pax Romana » est une œuvre intellectuelle et humaniste qui ne prend pas ses lecteurs pour des imbéciles et qui leur demande même de se remettre en question par de profondes réflexions et une ouverture d’esprit assez importante. C’est assez rare pour qu’on prenne la peine de le souligner…

 

« East of West T1 : La Promesse » par Nick Dragotta et Jonathan Hickman

« East of west » est le projet le plus récent d’Hickman chez Image, débuté chez l’éditeur en 2013. Je serai beaucoup plus court sur cette œuvre que sur « Pax Romana », ce qui n’a aucun rapport avec les qualité respectives de ces deux comics qu’on ne peut comparer, mais avec l’intérêt que j’y porte. Car « East of west » n’est pas dénué de qualités, bien au contraire. Là aussi, nous avons affaire à une uchronie : suite à un événement inexpliqué (une comète tombée du ciel ?), la guerre de sécession américaine s’est terminée autrement que comme nous le savons, donnant naissance non pas aux États-Unis d’Amérique mais à Sept Nations d’Amérique gouvernées chacune par un leader politique. Deux siècles plus tard, un homme blafard poursuit une quête personnelle en semant la mort autour de lui, accompagné par deus Indiens, tandis que trois des quatre Cavaliers de l’Apocalypse s’éveillent… Entre ces événements apparemment disparates va se jouer une intrigue aux ramifications subtiles et complexes dont nous n’aurons pleinement connaissance qu’au fur et à mesure de la lecture… Hickman nous convie à un récit aux faux airs d’entertainment qui se révèle petit à petit bien plus riche qu’il n’y paraît, revisitant quelques grands mythes sous un jour nouveau. Avec cette série, il retrouve son complice de « Fantastic Four », Nick Dragotta, pour un projet plus personnel utilisant toutes les ficelles de genres connus sans faire dans la redite. Western, SF, uchronie, « East of west » mélange tous ces genres pour en faire autre chose, sorte de conte post-moderne aux allures de nouvelle légende séculaire.

« East of west » constitue un excellent divertissement où rien ne semble évident et qui dévoile au fil des pages toutes ses richesses, s’avérant aussi énigmatique que prenant des directions inattendues malgré ce que nous apprenons progressivement. C’est l’un des atouts majeurs de cette série aux allures cinématographiques qui réussit à maintenir notre attention de belle manière. Pas un chef-d’œuvre absolu, certes, mais une série de bon aloi où Dragotta nous offre quelques belles images et où Hickman prend une nouvelle fois notre Histoire à rebrousse-poil pour nous pousser à réfléchir un peu plus…

 

Cecil McKINLEY

« Pax Romana » par Jonathan Hickman

Urban Comics (14,00€) – ISBN : 978-2-3657-7372-0

« East of West T1 : La Promesse » par Nick Dragotta et Jonathan Hickman

Urban Comics (15,00€) – ISBN : 978-2-3657-7371-3

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