« Larzac : histoire d’une résistance paysanne » : faites labour, pas la guerre !

« Debré ou de force, nous garderons le Larzac. » À partir d’octobre 1971, sur le causse du Larzac, au sud du Massif central, 103 paysans protestèrent contre l’expropriation de leurs terres, à la suite d’un projet d’extension de camp militaire. Face à Michel Debré (ministre de la Défense), sous les présidences de Georges Pompidou et Valéry Giscard d’Estaing, la lutte se transforma jusqu’en 1981 en un mouvement très médiatique de désobéissance civile. Pionnière du mouvement altermondialiste français, cette saisissante histoire rurale et politique est racontée avec passion en 176 pages – très documentées – par Pierre-Marie Terral et Sébastien Verdier.

Expropriés ? (planches 1 à 3 - Dargaud 2024).

Qui aurait pu dire, au début des années 1970, qu’un haut plateau karstique, installé entre l’Aveyron, l’Hérault et la Gard, allait focaliser les regards de tous les médias, en considération des luttes symboliques qui s’y livrèrent ? Une centaine de paysans, initialement, et jusqu’à 100 000 personnes en 1973 et 1974, lors de grands rassemblements organisés sur le Rajal del Gorp, au milieu des chaos rocheux du plateau, n’hésitèrent pas en effet à livrer une longue guerre d’usure contre les pouvoirs publics. En 1971, le projet d’extension du camp militaire du Larzac (devant passer de 3 000 à 17 000 hectares), heurta les principaux concernés, qui avaient déjà vécu dans leurs chairs les effets de plusieurs conflits, de 1914 à la guerre d’Algérie. Entre terres destinées à faire vivre les hommes et potentiels nouveaux terrains d’entrainement militaires, les délégués des fédérations agricoles eurent vite fait leurs choix, mus par des convictions tant éthiques qu’économiques. Des associations, des prêtres, des ouvriers et syndiqués de tous bords (dont une délégation de la manufacture de montres LIP de Besançon), des militants maoïstes, des indépendantistes basques ou irlandais, des nationalistes occitans, des révolutionnaires chiliens ou grecs, des pro-avortements, des antinucléaires, des philosophes et des écologistes ne tardèrent pas à les rejoindre. Et à se trouver des figures charismatiques, telles le philosophe Lanza Del Vasto : apôtre de la non-violence aux allures de berger et patriarche biblique !

Exemples d'affiches déployées au Larzac et en France.

Usant de la langue occitane, les slogans furent à l’avenant : « Gardarem lo Larzac (« Nous garderons le Larzac ») », « Ouvriers et paysans, même combat »,« Des moutons, pas des canons », « Nous voulons vivre et travailler au pays » ou « Le blé fait vivre, les armes font mourir ». Dès 1972, 103 des 107 agriculteurs menacés d’expulsion firent le serment de ne jamais vendre leurs terres à l’armée. Un long bras de fer s’engagea, entre armée et forces de l’ordre d’un côté, manifestations (de Millau et Rodez à Paris), rassemblements, campements, constructions (dont une « bergerie-cathédrale » à la Blaquière), tracts, affiches, gazettes et films en super-8 de l’autre. Au jeu des parallèles et des prolongements symboliques, les esprits les plus réducteurs ne virent dans les luttes du Larzac qu’un monde parallèle et moyenâgeux, où quelques hippies – trois années à peine après Mai 68 et le Festival de Woodstock (août 1969) -, voulaient défendre à tout prix des pâturages qui ne servaient a priori qu’à une poignée de brebis… Des brebis qui, pourtant, iront jusque sous la tour Eiffel en octobre 1972, en parallèle de marches de revendications effectuées en tracteurs ou à pieds. Les images font la une des journaux télévisés et de France-Soir, contribuant à faire connaître la cause auprès du grand public.

Le 20 octobre 1972, des moutons du Larzac paissent devant la tour Eiffel (Photo : AFP).

Le 14 août 1973 à Millau, des agriculteurs du Larzac partent sur leurs tracteurs vers Paris (Photo AFP).

S’attirant le soutien du Canard enchainé et de divers dessinateurs de presse (Cabu, Wolinski, Reiser, Escaro, Moisin et plusieurs anonymes), mais aussi d’Amérindiens, du chanteur Graeme Allwright, des troupes du théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine et de politiques (à commencer par François Mitterrand, premier secrétaire du Parti socialiste), ce nouveau carrefour des luttes sociales arriva également à s’allier des juristes, qui purent contrecarrer efficacement les actions engagées par l’État. Dans cette zone à défendre avant la lettre, des femmes s’engagèrent à leurs tours, tandis que des familles choisirent de venir vivre au Larzac par convictions. Illégalité ? Insoumission ? Unification avec d’autres grandes luttes et grandes causes ? Le combat des Larzacois fut tout cela à la fois… et bien plus encore. Un lieu inventif, créateur d’un modèle très singulier d’autogestion. Un lieu de résistance, également, qui dépassa le contexte des années 1970-1980, lorsque, en 1999, le monde assista au démontage du McDonald’s de Millau par quelques paysans du Larzac, dont José Bové. Durant l’été 2003, 250 000 personnes se rejoignirent sur le plateau pour participer à un forum altermondialiste mettant en perspectives les menaces du XXIe siècle.

Des milliers de manifestants (Photo : AFP).

Le baptême du feu au-dessus de Millau (planche 12 - Dargaud 2024).

Dans ce one-shot aussi chronologique que didactique, préfacé par José Bové, les auteurs racontent à la fois une décennie d’histoire de l’agriculture française et l’engagement de tout un secteur, déterminant en matière de luttes individuelles et collectives. Dessinées de manière réaliste et en noir et blanc par le Corrézien Sébastien Verdier (auteur notamment chez Dargaud d’« Orwell », scénarisées par Pierre Christin en 2019), les planches de « Larzac, histoire d’une résistance paysanne » témoignent de l’excellente connaissance de ce sujet ruraliste par le scénariste Pierre-Marie Terral. Ce dernier, enseignant d’histoire-géographie, a en effet travaillé pendant plus de dix ans sur le mouvement du Larzac et ses prolongements, en collectant une centaine de témoignages. Il est l’auteur de « Larzac, de la lutte paysanne à l’altermondialisme » paru chez Privat en 2011. Le présent album permettra inévitablement aux lecteurs de comparer les combats des décennies passées avec ceux plus actuels : le tout à quelques semaines à peine d’une forte vague de revendications agricole, en liens avec la baisse des revenus, la concurrence déloyale permise par les accords de libre-échange, les réglementations européennes et la fiscalité trop contraignantes. Une actualité et une bande dessinée qui font mentir la sentence « En France on parle quelquefois de l’agriculture, mais on n’y pense jamais »

Philippe TOMBLAINE

« Larzac : histoire d’une résistance paysanne » par Sébastien Verdier et Pierre-Marie Terral

Éditions Dargaud (23,50 €) – EAN : 978-2-205089936

Parution 24 mars 2024

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