« Une vie en dessins : Les Tuniques bleues » : tout l’art de Lambil et Cauvin…

Débutées le 29 août 1968 dans le Journal de Spirou, les hilarantes aventures des « Tuniques bleues » n’ont jamais cessé, jusqu’à ce jour, d’alimenter l’imaginaire du western. Un univers augmenté par la mise en perspective – plus amère – des ombres et des absurdités de la guerre de Sécession. 21,5 millions d’albums vendus plus tard, la prestigieuse collection Une vie en dessins rend un hommage mérité à cette série phare de la bande dessinée franco-belge, en racontant et illustrant (avec 200 planches originales scannées et reproduites avec soin) l’histoire de deux auteurs aussi fameux que discrets : Raoul Cauvin et Willy Lambil. Un beau livre témoignant d’un art de la narration exemplaire…

Et de sept pour la collection Une vie en dessins, coéditée par Dupuis et la galerie d’art Champaka Brussels depuis mars 2019 : après « François Walthéry », « Yves Chaland » (octobre 2019), « Frank Pé » (octobre 2020), « Victor Hubinon » et « Batem – Le Marsupilami » (janvier 2022), puis « Tome & Janry » (juin 2022), voici donc consacrés Raoul Cauvin (1938-2021) et Willy Lambil (né le 14 mai 1936), deux auteurs belges devenus cultes, inspirateurs de Blutch ou de Larcenet, mais dont les noms sont encore ignorés du très grand public.

En couverture du journal Spirou n° 1776, le 27 avril 1972 (Dupuis 2024).

Raoul Cauvin et Willy Lambil, duettistes de l'humour (Dupuis, 2024).

Résumons leurs carrières parallèles à grands traits : après des études de lithographie publicitaires à l’institut Saint-Luc de Tournai, Raoul Cauvin – voir La face couchée de Raoul Cauvin - devient lettreur chez Dupuis en 1960. Devenu caméraman pendant sept ans pour le département dessins animés (TVA), il s’essaye au dessin et au scénario, réussissant notamment à placer quelques mini-récits et histoires courtes dessinées par Charles Degotte, Eddy Ryssack, Serge Gennaux puis Claire Bretécher en 1967 (« Les Naufragés » en 1968). De son côté, après des études à l’Académie royale des beaux-arts de Bruxelles, Willy Lambil – voir Le Coin du patrimoine BD : Willy Lambil - entre aux Éditions Dupuis comme lettreur dès 16 ans. En 1959, il créé avec Henri Gillain la série semi-réaliste « Sandy et Hoppy », mettant en scène un jeune garçon et son kangourou en Australie. Longtemps, Cauvin et Lambil restent cantonnés au bas de l’échelle, avec une carrière qui ronronne : « Sandy et Hoppy », série dont Gillain délaisse le scénario à Lambil après le premier épisode, ne parait pas en albums. Quant à Cauvin, il est encore loin de rivaliser avec les maîtres du scénario et autres piliers (Jijé, Franquin, Morris, Will, Macherot, Tillieux, Greg) qui font alors le succès du Journal de Spirou. Cependant, à partir de 1968, tout change peu à peu : Franquin se prépare à quitter la série « Spirou », le rédacteur en chef Yvan Delporte est remplacé par Thierry Martens, le Journal de Spirou est vivement concurrencé par le journal Tintin, ainsi que par Pilote, deux hebdomadaires qui participent de la valse des auteurs, de l’adaptation des grandes licences en dessins et films animés et d’une recherche qualitative en matière d’impressions d’albums (impression offset pour le Lombard ; typographie et coûteux chromistes chez Dupuis). Allié à son prestigieux scénariste René Goscinny, et à défaut d’albums cartonnés, Morris attire son « Lucky Luke » plus vite que son ombre dans Pilote : un bouleversement inattendu qui profite à Raoul Cauvin !

Encrage pour la couverture du T3 (Dupuis, 2024).

Encrage pour la première planche de « Les Bleus tournent cosaques » (T12, Dupuis 1977-2024).

Créée en compagnie de Louis Salvérius (1933-1972), ancien cadreur chez TVA, la série « Les Tuniques bleues » succède donc au « Pied-Tendre » : ultime aventure de Lucky Luke, publiée en 1967 dans le Journal de Spirou. Encore en rodage, la série démarre avec des récits courts, une poignée de soldats archétypaux (des novices du 7e régiment de cavalerie, conduits par le sergent Chesterfield et le caporal Blutch) et la lutte traditionnelle entre cow-boys et Indiens. Au début des années 1970, la série – désormais entérinée par Charles Dupuis en personne – commence à gagner en profondeur : Cauvin fait entrer ses personnages dans la grande Histoire de la guerre de Sécession (12 avril 1861-9 avril 1865), sujet aux thèmes délicats (ségrégation raciale, esclavage, morts et mutilés de guerre, industrie de l’armement, place et rôle de femmes dans le conflit, etc.), finalement jamais abordé par « Lucky Luke » avant les années 2020. En 1972, à la suite du décès prématuré de Louis Salvérius, Willy Lambil est missionné par Thierry Martens pour achever les huit dernières planches d’« Outlaw » : quatrième titre alors en cours de prépublication. Par un heureux hasard, la série étant plébiscitée par les lecteurs, les trois premiers albums des « Tuniques bleues » venaient alors (janvier 1972 et janvier 1973) de paraître en albums en librairie…

Encrage pour la première planche de « Drummer Boy » (T31, Dupuis 1990-2024).

Blutch, Chesterfield, la jument Arabesque, le capitaine Stark, le 22de cavalerie (venu remplacer le 7e), le général Alexander, le colonel Appeltown et sa fille Amélie et le Sudiste Cancrelat, ennemi juré des héros. De Fort Bow aux différents théâtres d’opération du conflit, ayant installé auprès des lecteurs un sympathique univers de personnages aux caractères forts, les « Tuniques bleues » ont vécu 67 aventures à ce jour. Stakhanoviste du dessin, Willy Lambil est toujours sur le pied de guerre en 2024, après avoir livré un (voire deux…) album(s) par an depuis les années 1970. Seule exception notable, « L’Envoyé spécial » (T65 paru en 2020), titre destiné à combler le gouffre créatif provoqué par le retrait scénaristique volontaire de Raoul Cauvin.

Aquarelle « L'Indien », réalisée pour une affiche offset (Horizon BD, 2004)

Accompagné par les textes de notre confrère Didier Pasamonik, ce volume de la collection Une vie en dessins témoigne des grandes forces de cette série foncièrement antimilitariste : les scénarios storyboardés imaginés par Cauvin sur son célèbre canapé, le dessin semi-réaliste et d’une lisibilité exemplaire de Lambil, ce sans compter une documentation très importante (à l’heure où Internet n’existait pas encore, les auteurs eurent quelques cheveux blancs quand il vint le moment de reproduire les manœuvres et détails des navires de guerre dans « Le David » (T19, 1982) ; « Duel dans la Manche » (T37, 1995) n’étant pas moins complexe à réaliser), un génie de la mise en scène (pour les batailles notamment) et des ressorts comiques perpétuellement confrontés à de grands sujets. La guerre et le pacifisme, le courage et la désertion, les esclaves noirs et les prisonniers de guerre, l’espionnage et le recrutement, la mort et l’amour, le blocus des ports et les massacres de population. Une complexité scénaristique allant, album après album, bien au-delà d’une simple parodie de western revisitant les clichés hollywoodiens (les Indiens, Calamity Jane, Jesse James, Billy the Kid, Les Dalton, les convois de pionniers, la ruée vers l’or, etc.).

Le souci permanent du détail et de la documentation (encrage pour la planche 16 du T37, « Duel dans la Manche » ; Dupuis, 1995-2024).

Illustration pour le portfolio « Hommage aux Tuniques bleues » (Horizon BD, 2006).

Grandes cases spectaculaires, ombrages dignes de Jijé dans « Jerry Spring », effets du réel en matière de technologies, d’armements et d’uniformes (les auteurs firent appel bien des fois à l’Association historique confédérée de Belgique, laissant passer d’autres approximations, telles l’utilisation de la dynamite et du barbelé… avant leurs inventions réelles aux USA en 1867 et 1874), caricatures efficaces des personnalités historiques, art du cadrage et décors westerniens inspirés par les films de Raoul Walsh, John Ford et Howard Hawks, planches ahurissantes de détails (à ce titre, « Les Cousins d’en face » (T23, 1985), « Des bleus et des bosses » (T25, 1986) et « Bull Run » (T27, 1987) sont de véritables chefs-d’œuvre graphiques), couvertures aux contextes évocateurs, crayonnés, encrages et aquarelles sublimes : ces 256 pages pleinement patrimoniales ne sont pas de trop pour rendre compte de l’ampleur du travail accompli avec passion et sincérité par Lambil et Cauvin. Un plaisir* complètement à l’Ouest, actuellement poursuivi au scénario par Kris (voir notre chronique de « Les Tuniques bleues T66 : Irish Melody », paru en septembre 2022) et que l’on espère sans autre fin ni frontières que celles des rivages du Pacifique…

Le prochain volume de la collection sera dédié (le 13 septembre) à Alain Dodier et à sa série « Jérôme K. Jérôme Bloche », en parallèle de la parution d’un nouvel album (« T29 : Perpétuité »).

Couverture pour le tirage de tête (Champaka Brussels et Dupuis, 2024).

Philippe TOMBLAINE

*Note : un plaisir par ailleurs bien connu du rédacteur de ses lignes, qui a eu la chance et le plaisir de travailler en toute complicité avec Raoul Cauvin, lors de la réalisation d’un ouvrage pédagogique (« Guerre de Sécession et western : entre BD et cinéma, avec les Tuniques bleues », CRDP de Poitiers, 2017) puis de dossiers dédiés (série « Les Tuniques bleues présentent », Dupuis, 2015-2018) !

« Une vie en dessins : Les Tuniques bleues – Lambil & Cauvin »

Éditions Champaka Brussels/Dupuis (69 €) – EAN : 978-2-390410409

Parution 26 avril 2024

Édition spéciale

Éditions Champaka Brussels/Dupuis (89 € ; tirage de tête à 599 ex. avec jaquette – frontispice n°/s) – EAN : 978-2-390410454

Parution 26 avril 2024

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