« Ma Vie de rêves » : Jean-Claude Fournier, un Breton à Bruxelles…

Âgé aujourd’hui de 81 ans, Jean-Claude Fournier demeurera le successeur de Franquin pour les « Aventures de Spirou et Fantasio ». Ce sont ces « années de rêves », mais bien d’autres encore, parfois plus douloureuses, qui sont évoquées au fil de cet ouvrage autobiographique : un recueil de bandes dessinées tour à tour émouvantes, drôles, chaleureuses et riches en anecdotes qu’il avait, jusqu’alors, conservées pour ses proches. C’est aussi un voyage nostalgique du côté de Bruxelles : à l’époque où l’hebdomadaire Spirou était au zénith de la presse BD pour jeunes.

Son père s’étant réfugié à Paris pour échapper au STO, c’est dans la capitale qu’est né Jean-Claude Fournier : à l’hôpital Tenon, le 21 mai 1943. Mais c’est en Bretagne, à Saint-Quay-Portrieux, où son père dirigeait le Garage moderne, que le jeune Jean-Claude passe ses premières années. Une jeunesse sans histoire, auprès de son frère Michel et de sa sœur Soazig. Cet ouvrage évoque, en 18 chapitres de quelques pages, les grands et petits événements vécus par le dessinateur.

Il se souvient de ces recueils de Spirou offerts pour Noël, de son premier cadeau (une Jeep à pédale amoureusement conçue dans le plus grand secret par son père et ses amis), de son premier prix du département en BD (lors d’un concours organisé par la Prévention routière) récompensé par un ballon de foot — lui qui déteste ce sport… —, de ses cours manqués — au lycée Anatole Le Braz — pour aller lire des albums de bandes dessinées à la bibliothèque municipale, des souvenirs de voyages lointains évoqués par son Tonton Albert — un ancien terre-neuvas —, de ses fest-noz et de sa passion pour la musique celtique…

Et puis, à la Noël 1965, arrive l’invitation d’André Franquin pour venir passer quelques jours chez lui dans son atelier à Bruxelles : ce premier voyage initiatique vers la Belgique aura lieu à Pâques 1966, où Jean-Claude Fournier séjourne chez son idole. Ce sera le premier d’une longue série qui lui permettra d’apprendre le métier de dessinateur auprès du « maître », alors qu’il travaille sur le bretonnant « Bizu ». Ses rencontres à la rédaction de Spirou grâce à Franquin —avec Maurice Rosy, Yvan Delporte, enfin Charles Dupuis — se soldent par la commande d’une première histoire de dix pages.

Quelques épisodes de « Bizu » plus tard, Franquin lui confie la reprise des « Aventures de Spirou et Fantasio » : il va en animer neuf épisodes, incontournables, de 1968 à 1979. C’est le bon temps des voyages — pas tristes… — pour participer à des séances de dédicaces en avion ou en wagons-lits avec ses nouveaux amis : Will, Maurice Tillieux, Morris, Berck et bien d’autres. Sa dédicace de « L’Ankou », dans une centrale nucléaire dont il dénonce les méfaits, ne manque pas de sel.

Avec les années 1980, de sombres nuages viennent troubler cette quiétude. José Dutilleu, qui porte le titre ronflant de directeur du concept, lui fait savoir que la présence de « Spirou » doit être hebdomadaire. Au cours d’une réunion, on lui fait comprendre que, son rythme de travail étant jugé trop lent : il ne sera plus l’unique auteur de la série. Jean-Claude Fournier refuse d’obtempérer, abandonnant la réalisation de « La Maison dans la mousse » qu’il vient de commencer. C’est le début d’une longue période de déprime qui l’éloigne de Bruxelles. Il dessine pour Ouest Franceoù il anime le populaire jeu annuel de vacances, dessine deux nouvelles aventures de Bizu pour les éditions de Fleurus… À partir de 1990, Jean-Claude Fournier revient aux éditions Dupuis, où deux hommes qu’il admire permettent ce retour : Philippe Vandooren — qui lui propose de dessiner quatre nouvelles histoires de « Bizu » — et Thierry Tinlot, en 1995, qui l’encourage à changer de style, avec une nouvelle série de gags : « Les Crannibales »,imaginée par Zidrou. En 2008, il adopte un trait réaliste, lors de son entrée dans la fameuse collection Aire libre, avec le diptyque « Les Chevaux du vent », écrit par Christian Lax, puis avec « Plus près de toi », écrit par Kris.

« Ma Vie de rêves » est un bel ouvrage, à l’image de son auteur, dont la chaleur humaine et la rondeur sympathique font l’unanimité au sein de la profession. Pour avoir eu le privilège de croiser la route de nombreux protagonistes de ce récit, l’auteur de ces lignes peut témoigner du talent de caricaturiste de Jean-Claude Fournier, lequel sait capter le petit détail qui va bien au-delà du banal portrait.

Considéré comme le vieux sage de la bande dessinée bretonne (il réside toujours en Bretagne à Saint-Quay-Portrieux),il est le cofondateur — en 1992 — de Quai des bulles, le salon BD de Saint-Malo, puis participe à celui de Perros-Guirec, dont il a été l’invité d’honneur en 2001. Emmanuel Lepage, que Jean-Claude Fournier a encouragé de ses conseils, signe la préface chaleureuse de cet album de 152 pages (au format 22 x 30 cm). Aux 92 pages de bandes dessinées, s’ajoutent de nombreux documents d’archives : originaux, croquis, études, projets, photos…, qui constituent les indispensables compléments aux aventures d’un dessinateur poète, joueur de biniou et excellent professeur de plusieurs générations de débutants. (1)

Pour mener à bien cette entreprise, Jean-Claude Fournier opte pour un trait semi-réaliste, proche de celui des « Crannibales », caricaturant avec un humour parfois grinçant les protagonistes de ces souvenirs, pour certains lointains. Le choix de la couleur directe, réalisée avec la complicité de son épouse Anne-Marie d’Authenay, apporte chaleur et authenticité à ces courts récits, évoqués d’une écriture alerte qui ne sombre jamais dans le nombrilisme…

Notons que ce ne sont pas les éditions Dupuis, mais les éditions Daniel Maghen, grand amateur de BD classiques, qui proposent cet ouvrage épatant.

Pour ceux que la lecture de ce livre a mis en appétit, les « Aventures de Spirou et Fantasio » dues à Jean-Claude Fournier sont réunies dans les tomes 9, 10 et 11 de leur intégrale ; quant à « Bizu », trois tomes d’intégrale lui sont dédiés : l’ensemble aux éditions Dupuis.

La galerie Daniel Maghen (36, quai du Louvre, à Paris) expose les originaux de cet ouvrage, mais aussi de nombreux documents anciens — dont quelques « Spirou et Fantasio » — jusqu’au premier juin.

À noter, aux mêmes dates et mêmes lieux, une exposition consacrée à Pierre Joubert (1910—2002), plus particulièrement dédiée à ses illustrations pour la collection Signe de piste.

Enfin, les librairies Canal BD présentent un tirage limité à 750 exemplaires de l’album, au prix de 32 €. Sous une couverture inédite, ce dernier propose un ex-libris numéroté et signé, ainsi que 16 pages supplémentaires de documents.

Henri FILIPPINI

(1) Pour en savoir plus sur la carrière de Jean-Claude Fournier, voir « Le Coin du patrimoine » en deux parties que lui a consacré Gilles Ratier : Jean-Claude Fournier (1ère partie) et Jean-Claude Fournier (2ème partie).

« Ma Vie de rêves » par Jean-Claude Fournier

Éditions Daniel Maghen (26 €) — ISBN : 978-2-3567-4154-7

Parution 2 mai 2024

Galerie

4 réponses à « Ma Vie de rêves » : Jean-Claude Fournier, un Breton à Bruxelles…

  1. Julien dit :

    Jean claude Fournier fit son retour dans spirou, un peu avant un nouveau Bizu, en 1989,sous la plume discrète de JCF illustrant un sommaire…et une couverture.
    Dans L’arbre des deux printemps, en hommage à Will, il m’a semblé être le plus proche, dans l’esprit, par une sensibilité, une volupté du dessin et de la couleur exprimées avec une grâce bouleversante.
    J’ai toujours admiré son refus de la facilité dans son spirou, par les sujets, l’écriture, le dessin…
    Merci Fournier !

  2. BHLG dit :

    Kris et non Kriss (de Valnor ?)

  3. Olivier dit :

    L’un de mes auteurs favoris. Son exigence avec lui-même, sa générosité envers ses lecteurs, son humour, sa tendresse, ses multiples réinventions : une superbe carrière. Une légende vivante !

    Les dessins qu’il avait faits dans Ouest-France sont absolument magnifiques : ils fourmillent de détails et débordent de personnalité, tout en restant d’une lisibilité à toute épreuve. Ils préfigurent ses albums de Bizu publiés dans les années 90, qui sont selon moi l’apogée de son style gros nez, et une vraie leçon de maître du genre. Je comprends qu’il ait voulu changer de style après de tels sommets.

    Les albums semi-réalistes qu’il a dessinés ces dernières décennies sont magnifiques. C’est admirable de voir un auteur s’amuser à faire évoluer son style alors qu’il a déjà eu une longue carrière derrière lui.

    Hâte de dévorer ce livre !

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