Du 15 au 17 novembre, se déroule le très attendu festival de Colomiers, près de Toulouse. Près de 20 000 visiteurs sont attendus lors ce lieu de rencontre essentiel de la bande dessinée indépendante : un festival connecté au monde, engagé qui combat le racisme, l’antisémitisme et toute forme de discriminations. BD Colomiers est aussi l’occasion de mettre en avant le travail de jeunes auteurs qui, comme Jérémie Moreau, entendent témoigner de la transition écologique. Nous vous parlerons donc aussi de la dernière bande dessinée de l’auteur primé à Angoulême : « Alyte » : un touchant récit d’initiation animalier.
Lire la suite...Spécial Terry Moore
Deux nouveaux albums de « Strangers in Paradise » viennent de paraître chez Kymera tandis que le quatrième tome d’« Echo » est sorti récemment chez Delcourt : l’occasion de consacrer cette chronique à Terry Moore, auteur complet s’il en est !
« Strangers in Paradise » T5 (« Ennemies intimes »)
Contrairement à Panini qui s’engage sans tenir ses promesses alors qu’il en a largement les moyens (je rabâche, mais ça fait plus de deux ans qu’on attend que l’intégrale de « Sandman » soit bouclée à deux volumes près, sans parler du « Daredevil » de Bendis et Maleev réédité en Deluxe seulement jusqu’à l’avant-dernier volume, méprisant totalement ceux qui l’ont racheté dans ce format), Kymera fait preuve d’une cohérence, d’un courage et d’une passion éditoriale que l’on se doit de saluer haut et fort. Ne se contentant pas d’éditer les épisodes qui nous séparent de la fin de « Strangers in Paradise », cet éditeur s’est lancé depuis quelque temps dans la réédition parallèle des premiers volumes de cette magnifique série afin de proposer aux lecteurs l’intégralité du chef-d’œuvre de Moore. Ainsi, les tomes 6 et 7 devraient sortir à la fin de cette année, bouclant la boucle puisqu’alors les 15 premiers volumes de la série seront enfin disponibles, avant d’entamer l’édition des derniers volumes à venir. Bravo ! Tout ceci pourrait sembler normal, mais malheureusement un tel souci et une telle passion éditoriale sont devenus très rares ! Avec ce volume 5, c’est donc un nouveau bond dans le temps que nous effectuons dans l’histoire de Francine et Katchoo, avec ici des éléments primordiaux pour mieux comprendre l’évolution des choses.
En effet, « Ennemies intimes » narre la période où Katchoo – prise en tenailles – a été obligée de reprendre du service auprès de Darcy Parker qui la soumet à un odieux chantage. Ainsi, Katchoo réintègre le petit monde des Parker Girls, laissant Francine seule, sans explication aucune… Cela va fortement perturber Francine, au point de la pousser à fouiller dans la vie de sa chérie et de découvrir un passé si violent, si choquant et perturbant qu’elle ira jusqu’à demander de l’aide à la police. L’inspecteur Mike Walsh entre donc en scène pour retrouver Katchoo avec Francine, certain que tout ça le mènera à Darcy Parker et à ses trafics criminels. Ce que personne ne sait, c’est que Darcy Parker a la folie des grandeurs et envisage d’infiltrer maintenant la Maison Blanche… Mais chut ! Je vous en ai déjà trop dit ! Même si – vous le constaterez dans le volume 15 – Terry Moore a considérablement évolué dans sa narration et son dessin au fur et à mesure de la série, on retrouve encore une fois tous les ingrédients qui font de cette œuvre une petite merveille de sensibilité, de justesse, d’intelligence narrative, de création et d’ouverture. Moore alterne les narrations écrites et dessinées, passant de la bande dessinée à la prose pure ou au dialogue illustré. Comme d’habitude, c’est redoutablement efficace, jubilatoire au niveau du plaisir de la lecture, passionnant sur le fond comme sur la forme. Car malgré un aspect général assez classique au premier coup d’œil, cette œuvre déploie tous ses trésors dès qu’on se plonge dedans, étonnant par la facilité et l’efficacité avec laquelle Moore balance les chauds et froids, alterne les émotions et enchaîne les scènes. L’intrigue est ici assez dense, très intense, avec de grands moments de violence et des espaces émotionnels remarquables. Moore mélange le polar, l’humour, le mélo, le hardcore, et nous fait passer par tous les sentiments humains. Une très grande richesse…
La confrontation entre Darcy et Katchoo, les ennemies intimes, engendre un contexte mafieux violent qui fait basculer le contexte amoureux dans une histoire d’espionnage et de trafic d’influences politiques. Les femmes sont donc plus que jamais en première ligne de l’œuvre de Moore, un auteur dont l’approche sensible et intelligente de la gente féminine s’avère toujours aussi juste. Dans ce volume, c’est même l’un des points qui ressort le plus : les personnages masculins, quels qu’ils soient, ne sont pas montrés à leur avantage, loin de là. Freddie est un dragueur pitoyable, sournois, calculateur, lâche. Chuck, avant de se reprendre, va vivre des moments lamentables où il ne sera que l’ombre de lui-même. David, malgré sa bonté, a du mal à s’affirmer, à aller contre l’inacceptable, semblant résigné et ayant du mal à recouvrer un peu de courage. Sal est un mafieux irascible et puant. Etc., etc., etc. Il n’y a guère que l’inspecteur Walsh et le journaliste Marshall Weinstein qui s’en sortent avec une belle humanité – des personnages relativement secondaires. Pour autant, on ne peut en aucun cas accuser Moore de sexisme ou de féminisme primaire, puisque le portrait qu’il fait des femmes a beau être bien plus compassionnel, il n’en reste pas moins que Darcy est montrée comme une femme sans aucun scrupules, violente, à la limite de la folie. Katchoo reste trop impulsive pour pouvoir prendre en compte ce qui est en train de la détruire. Rachel est une Parker Girl particulièrement agressive, crue et impitoyable. Bref, au-delà des apparences, Moore dissèque avec plus d’acuité qu’on ne pourrait le croire. C’est beau, c’est drôle, c’est triste, c’est intelligent… c’est du Terry Moore, Madame !
« Strangers in Paradise » T15 (« Futur immédiat »)
Passons maintenant au volume 15, un album particulièrement réussi, sûrement l’un des plus inventifs de la série au niveau du mélange narratif. Un album bien plus léger que celui dont je viens de vous parler, tendant plus vers l’humour et le calme. Cela fait maintenant un an que Francine est partie pour se marier avec son fameux chrirurgien. Katchoo suit une psychothérapie pour trouver des réponses à sa situation. Heureusement, l’horizon semble se dégager pour elle, puisqu’elle est en train d’accéder au succès avec ses œuvres exposées dans une grande galerie d’art. Francine, elle, profite de son temps libre pour renouer le dialogue avec son père qui lui avoue aimer toujours sa mère malgré leur séparation, et sa mère qui doit faire face elle aussi à un passé qu’elle aimerait oublier mais qui remonte à la surface. De leur côté, l’agent du FBI Sara Bryan et l’inspecteur Walsh ont de nouveaux éléments leur permettant d’impliquer Katchoo, et ils vont remonter sa trace. Comme on peut s’y attendre, Moore ne se cantonne pas à décrire les faits dans une narration linéaire et directe, mais profite des situations pour creuser l’humain dans ce qu’il a de plus friable, dans des dimensions affectives, temporelles, factuelles… Aucun des personnages – malgré les choix de vie que ceux-ci empruntent – n’est finalement dans la certitude et la validation totale de ce qu’il fait. En cela, Moore continue sa magnifique exploration de notre humanité avec l’air de ne pas y toucher, dans une légèreté profonde. Il profite ainsi du vernissage de l’exposition de Katchoo pour dévoiler les préoccupations artistiques de celle-ci, sa difficulté, après le départ de Francine, de continuer à créer les tableaux qui lui ont été refusés, ses doutes sur la création. Mais il n’y a pas que ça qui soit encore une fois réjouissant et admirable dans cette œuvre de Moore. Il y a bien sûr le génie narratif dont je vous rebats les oreilles à longueur d’articles.
« Futur immédiat » foisonne d’invention et de liberté créatrice. Rarement Moore aura alterné avec autant de talent les différentes possibilités de la bande dessinée pour raconter une histoire de manière subtile et intelligente. La séquence du vernissage est l’occasion pour lui d’insérer en pleine page des reproductions des œuvres de Katchoo, nous invitant en quelque sorte à vivre ce vernissage « de l’intérieur » et en temps réel, notre regard s’absorbant tout entier dans la vision d’un tableau avant d’entendre à nouveau ce que disent les convives autour de nous. Cette intention est tout simplement un petit bijou narratif, un espace de lecture s’ouvrant à d’autres sensations et d’autres espaces visuels, engendrant une mise en abîme et une transmutation du rôle du lecteur en acteur silencieux. Mais il y a bien d’autres trésors, car Moore fait feu de tout bois. Outre les reproductions d’œuvres d’art, nous pouvons lire/voir des paroles de chansons illustrées, une affiche de spectacle, des illustrations « retrouvées » appuyant le propos, des pages de recherches et de croquis de Katchoo, des extraits de livre ou de la brochure éditée à l’occasion du vernissage, mais aussi des « fiches » où les personnages se confient directement au lecteur. Cette lecture kaléidoscopique nous immerge dans un tout et non une succession de faits, ce qui est une des grandes qualités de l’œuvre. Mais s’il n’y avait que ça !
Moore continue d’alterner bande dessinée « classique », illustrations, texte brut ou illustré, et surtout d’explorer les autres strates graphiques de son style. Lorsque Katchoo parle de la bande dessinée qu’elle réalisa lorsqu’elle était dans la misère, nous avons droit à quelques pages de cette œuvre de jeunesse, avec toute la fragilité et les maladresses que cela suppose : le talent de Moore est tel qu’on a l’impression de lire un vrai document, tiré du réel de nos vies. Lorsque Sara essaye de pousser son supérieur du FBI à lui donner les moyens de pousser plus avant son enquête sur Katchoo, la scène est d’abord traitée en bande dessinée, puis, au bout de quatre pages, nous passons à un texte en prose qui… reprend la scène que nous venons de lire en y insérant tous les ressentis internes des personnages lors de cette conversation, nous permettant de mieux comprendre pourquoi ils réagissent ainsi, étayant le propos par des illustrations, et finalement continuant plus avant ladite scène pour l’ouvrir à la suite des événements. C’est tout simplement génial, Moore se payant le luxe de réitérer son récit sous une autre forme qui lui donne les moyens de creuser là où il ne le pouvait pas – par choix. Quant à Freddie, pour montrer une fois de plus combien il est… Freddie, Moore dessine son arrivée en voiture au rendez-vous pris avec Walsh dans un style très « Aragonès », rond et humoristique, sur un ton sarcastique (où il en profite pour régler ses comptes avec une certaine société de consommation), totalement décalé avec le reste de l’œuvre. Et dès lors que Freddie se gare sur le parking où Walsh l’attend et qu’il claque la portière, le style graphique revient « à la normale », au dessin réaliste. La rencontre inopportune de Freddie et Ginger dans un parc est traitée de manière théâtrale, sous la forme de dialogues enrichis de didascalies. L’épisode de la mère de Francine découvrant que son passé est connu de bien des fans est dessiné lui aussi de façon particulière, beaucoup plus cartoonesque que le reste, au crayon sur fond de papier légèrement grisé par le travail de la mine… Pour toutes ces belles intentions, ces magnifiques intentions, cette sublime liberté et cet humanisme prégnant, « Strangers in Paradise » s’avère encore une fois une œuvre avec laquelle il faut compter, l’un des plus beaux comics de ces dernières décennies. En France, le monde de la bande dessinée a mis 20 ans à donner un Prix aux éditions Mosquito. Faudra-t-il vraiment attendre autant pour qu’on se réveille dans Landerneau et qu’on prenne conscience du chef-d’œuvre qu’est en train d’éditer Kymera ?! Wake up !!! Ajoutons enfin que Kymera vient d’inaugurer un site internet entièrement consacré à « Strangers in Paradise » auquel vous pouvez accéder en cliquant sur ce lien: http://www.strangersinparadise-fr.com.
« Echo » T4 (« Collision »)
Après « Strangers in Paradise », « Echo » est la deuxième grande série réalisée par Terry Moore. D’emblée, disons que cette œuvre est une vraie réussite, puisque Moore ne s’est pas « enfermé dans sa liberté ». Autrement dit, après avoir autant expérimenté la narration dans « Strangers in Paradise », il ne revient pas en tant que l’homme de la narration multiple tellement encensée, mais en tant qu’auteur complet sachant revenir aux racines de son art. Dans « Echo », pas d’insertion de textes, d’illustrations, de chansons, pas de documents annexes ni de glissements narratifs ou graphiques. Moore n’a pas fait de l’expérimentation un système, et rien n’aurait été plus fâcheux – peut-être – qu’« Echo » ressemblât trop à « Strangers in Paradise » dans cette optique kaléidoscopique qu’on aime tant lire dans cette œuvre-là. Ici, il adopte la forme la plus traditionnelle qui soit, à savoir la succession de cases mêlant dessin et texte afin de créer un art séquentiel, sans styles différents, sans niveaux de lecture en étages, sans complémentarité d’expressions artistiques, juste avec les outils de base. Et c’est ainsi qu’il retrouve une nouvelle liberté, pouvant explorer toutes les possibilités de la continuité fluide d’une narration linéaire, forme demandant aussi beaucoup de science et d’efficacité pour atteindre un tel niveau de qualité. Oui, « Echo » est une excellente série et confirme s’il le fallait le talent de cet auteur profond, de cet artiste brillant.
Avec « Echo », nous quittons le mélo d’espionnage expérimental pour aller sur les terres de la science-fiction, un genre qu’apprécie particulièrement Monsieur Moore. Le thème est aussi simple qu’efficace : Julie Martin prend des photos dans le désert et se retrouve sous des retombées de métal liquide radioactif à cause d’une expérience secrète menée par l’armée et dans laquelle une certaine Annie a trouvé la mort. La substance gagne du terrain sur le corps de Julie jusqu’à devenir une seconde peau semblant lui donner des pouvoirs, notamment celui de communiquer avec la défunte scientifique morte en plein vol d’essai. Aidée par certaines personnes proches d’Annie (son petit ami Dillon accompagné de son pote Dan, ou bien ses collègues scientifiques), Julie va tenter d’échapper à l’armée, aux hommes du CeReNH (le laboratoire d’expériences secrètes), mais aussi à un dangereux psychopathe qui semble posséder lui aussi une partie de l’armure radioactive tombée en pluie, tous voulant récupérer la partie de l’armure lovée sur notre héroïne afin d’assurer la pérennité d’un certain projet Phi… Ivy, une agent gouvernemental, cherche à retrouver Julie pour éviter les dérapages et faire en sorte que les choses reviennent à la normale. Mais, comme souvent, rien ne tourne comme il le faudrait, et nos héros malgré eux vont se retrouver pris dans une cavale où leur vie est en grand danger.
De l’action, du suspense, un scénario solide, des dialogues qui font mouche, un postulat efficace, un concept alléchant et un dessin très plaisant pourraient faire d’« Echo » une bonne œuvre de science-fiction. Grâce au talent de Moore, elle est bien plus que cela. En effet, Terry Moore reste Terry Moore, et c’est toujours avec la même humanité, la même sensibilité, la même intelligence qu’il aborde un thème, une œuvre. Ici, nous avons certes affaire à de la bonne SF, mais le récit creuse bien plus de choses que dans beaucoup d’œuvres, s’attachant avant tout à l’humain, son ressenti, son intime, les aléas de son parcours, ce qui détermine en lui la direction qu’il prend. Ainsi, Julie Martin est une héroïne plus que touchante, on ressent pour elle une très forte empathie, et Moore ne s’interdit jamais de nous faire entrer dans ses pensées les plus profondes afin de nous dresser un magnifique portrait de jeune femme subissant des événements qu’elle n’a pas voulus. Dillon, l’ex-petit-ami d’Annie, est lui aussi un personnage touchant, complexe, sensible – mais nous pourrions aussi dire cela de Dan, le gros baraqué au grand cœur, Will, le scientifique dépassé par les événements, ou bien Ivy et sa fille malade… Grâce à cette dimension humaine, « Echo » devient autre chose, échappant quelque peu aux poncifs du genre pour explorer une science-fiction à hauteur des êtres, réussissant une parfaite équation entre psychologie et fantastique. La lecture de cette œuvre est un délice, et l’on attend assurément chaque nouveau volume avec une vive impatience. Bravo, encore une fois ! Dans ce quatrième volume, Julie et Ivy se rapprochent beaucoup, tout autant que le danger de mort trimballé par Caïn, le SDF psychopathe. Beaucoup d’événements tragiques parsèment ce nouvel opus qui ajoute en intensité pour la suite des événements… Un album décisif.
Cecil McKINLEY
« Strangers in Paradise » T5 (« Ennemies intimes ») par Terry Moore Éditions Kymera (16,00€)
« Strangers in Paradise » T15 (« Futur immédiat ») par Terry Moore Éditions Kymera (15,00€)
« Echo » T4 (« Collision ») par Terry Moore Éditions Delcourt (12,90€)
La grande erreur de Kymera ( cet avis n’engage que moi) est de n’avoir pas respecté le format d’édition original de SIP.L’agrandissement des cases n’améliore pas le dessin de Terry Moore :il suffit de comparer avec Echo publié dans le format « comics » par Panini.
Cette manie d’agrandir les comics se retouve chez de nombreux éditeurs et cela est raremet une réussite.
Pour le reste je partage totalement votre éloge de Terry Moore !
Bonjour, merci pour votre message. Je comprends tout à fait cette question du format, même si pour moi la première grande « erreur » vient du fait que ce soit un éditeur comme Kymera qui édite du Talbot et du Moore là où d’autres qui bénéficient de grosses structures ne réagissent pas ou peu, que ce soit en petit ou en grand format. Malgré une histoire où les petits formats ont eu une réelle importance pendant des décennies, il semblerait que la France tende à utiliser presque inconsciemment le fameux format d’album franco-belge, comme une norme admise. Les éditions du Téméraire avaient édité des VF en format Comics, ainsi que Comics USA, puis maintenant Delcourt… Kymera eux-mêmes ont par ailleurs publié en format comics des auteurs tels que D’Israeli ou Owen… Mais bref! Pour le reste, cela fait toujours plaisir de voir qu’il y a des amateurs de Terry Moore! Bien à vous, Cecil.