Même quand on est adulte, on aime lire les albums jeunesse scénarisés par Loïc Clément. Le récit est toujours surprenant, avec de l’action ou des thématiques traitées toujours profondes et intéressantes… Et pour agréger actions, personnages attachants et émotions, le scénariste n’oublie jamais d’ajouter une bonne dose d’humour. On retrouve tous ces ingrédients dans « Les Larmes du yôkaï » : une enquête policière amusée et amusante dans un Japon médiéval revisité.
Lire la suite...« Opus » T1 & 2 par Satoshi Kon
Comme chaque année, début juillet, au moment de Japan Expo, L’ACBD (Association des Critiques et journalistes de Bande Dessinée) décerne son Prix « Asie de la Critique ACBD ». Cette édition 2013 a récompensé l’excellent « Opus » du regretté Satoshi Kon.
Avec sa couverture énigmatique, à l’image de l’oeuvre de Satoshi Kon, « Opus » est un titre peu connu de cet auteur, et pour cause, il reste inachevé. Ce premier tome, sur les deux prévus, arbore une image de destructions cataclysmique sur fond rouge vif avec un personnage au masque impassible rehaussé de bleu pour son recto. Au verso, ce sont des humains, toujours en bleu, tombant d’un plafond virtuel. Le second tome reprend la même image, mais cette fois-ci en inversant les couleurs, les personnages passent au rouge et le fond devient bleu. Ces éléments ne nous renseignent pas vraiment sur le contenu de ce livre. En revanche, les couleurs donnent le ton, le rouge – signe de violence et couleur chaude excitant les sens – contraste avec les personnages d’un bleu froid, dont l’issue semble incertaine à ce stade de leur chute. Heureusement, chaque personnage, chaque bâtiment, chaque destruction apparaissent comme une évidence après une lecture attentive de ce manga.
Satoshi Kon aime jouer avec les codes, spécialiste de fiction-réalité, il sait brouiller les pistes. Son manga commence par un résumé de l’épisode précédent comme si nous étions déjà dans une histoire connue. On y découvre Satoko, une jeune fille armée et déterminée qui affronte un démon ayant pris l’apparence de sa mère. En fait, nous ne sommes pas encore dans l’histoire, ce prologue, n’est qu’un des nombreux épisodes du manga « Résonance » de Chikara Nagai, un dessinateur fictif de manga à succès. Les planches suivantes, encore au stade de crayonné, sont celle que son directeur éditorial est en train de consulter avec lui, assis tranquillement au café. Chikara semble peu sur de lui, il hésite sur la fin a donner à son oeuvre. Doit-il faire mourir Rin, l’un des protagonistes principaux, afin de sauver le monde du masque ? Comment relancer l’intérêt du lecteur ? Que faire pour relancer l’action et faire monter la tension ? Bref, une réunion classique entre un dessinateur et son directeur éditorial.
De retour à sa planche à dessin, son assistant finit par s’endormir sur son bureau. Lui, il lutte afin de rendre ses pages finalisées à temps. Soudainement, il entend une voix au fond d’un trou qui s’est formé dans une de ses feuilles. Une sorte de tunnel au fond duquel se trouve son héros, Rin, emportant avec lui la planche où il est censé mourir. Là , tout s’accélère et l’artiste est absorbé par son oeuvre. Il traverse le tunnel pour débouler en plein combat entre Satoko et le masque. Conscient que c’est une situation incongrue, il se persuade qu’il rêve.
Petit à petit, le cours de l’histoire semble lui échapper, il n’est plus sûr qu’il rêve, tout semble tellement réel. En refusant de mourir, Rin a changé le déroulement qu’il avait planifié et tout devient finalement un peu plus compliqué que ce qu’il avait imaginé. Est’-il bien dans un cauchemar ou est-ce une dimension parallèle qui s’est ouverte sous ses pieds ? De retour dans la réalité, il fait tomber la bibliothèque se situant derrière lui. Son assistant est réveillé par le vacarme. Cela conforte Chikara qu’il est simplement tombé de sa chaise alors qu’il faisait un mauvais rêve. Pourtant, la suite lui prouvera que réalité et fiction sont bien entremêlés.
« Opus » est fidèle au travail auquel nous avait habitués Satoshi Kon. Que ce soit avec sa série télévisée « Paranoïa Agent » ou ses longs métrages « Perfect Blue » et « Paprika ». C’est toujours une descente en enfer progressive pour des personnages qui perdent pied peu à peu. Néanmoins, c’est la première fois qu’il réalise une mise en abyme au sein d’une de ses créations. D’habitude, ses personnages sombrent dans une folie qui leur fait perdre le contrôle de la situation. Ici, c’est sa propre création qui oblige le créateur de manga à rentrer dans son oeuvre afin de rectifier le destin tragique que son héros ne veut plus endosser. Ses personnages de papier prennent vie alors qu’ils n’y étaient pas préparés. Et quand leur créateur leur explique qu’ils sont sortis de son imagination, ils ne peuvent l’accepter sans devenir schizophrènes. Petit à petit, la situation se complique, le mal absout, représenté par le masque, n’est finalement pas mort ; du coup, il continue à réaliser ses funestes ambitions. L’héroïne va traverser le papier en sens inverse, accompagnée par de son créateur. Elle va arriver dans ce monde soi-disant réel ou elle n’est qu’un personnage de fiction, ce qui va logiquement la perturber. Bien évidemment, les actions se déroulant dans la création artistique de Chikara Nagai vont se répercuter dans son monde bien réel. La réalité guide la fiction, c’est une évidence, mais quand la fiction prend le pas sur les actions réelles au point d’imposer sa propre vision des choses, tout se complique.
Les amateurs de Satoshi Kon ne peuvent qu’être impressionnés par « Opus ». Ce manga reprend toutes les clefs du succès de ses oeuvres futures puisqu’il a été réalisé au milieu des années 1990, soit trois ans avant son premier long métrage « Perfect Blue » et cinq ans après son précédent manga déjà publié en France « Kaikisen ». Dans ce dernier, la fiction était présente, mais simplement personnifiée par une sirène, personnage mythologique, clef de l’histoire. Ici, c’est vraiment la première fois qu’il réalise seul une oeuvre mettant en exergue les troubles de la personnalité mélangée à de la paranoïa. Il va encore plus loin dans l’exploration du passage de la réalité à la fiction. On sent que ses personnages souffrent d’apprendre qu’ils ne sont que des pantins guidés par un créateur qu’ils appelleront même dieux afin de donner corps à l’indicible. Comment expliquer ces décors à moitié finis ? Que signifient ces paysages en carton-pâte qui font s’esclaffer ce créateur, comprenant qu’il a bâclé ses fonds ou seulement esquissé certains personnages secondaires ? Comment réagiriez-vous si vous appreniez que finalement, vous n’êtes qu’un pantin dont on dessine la vie semaine après semaine ?
Satoshi Kon, assistant de katsuhiro Otomo à ses débuts, ne peut cacher l’influence du maître sur son propre travail. Si « Kaikisen » était déjà proche des travaux de jeunesse du créateur d’« Akira», on retrouve toute la force et le dynamisme de ce dernier dans « Opus ». Dès les premières cases, il est impossible de ne pas faire l’analogie entre l’héroïne des deux séries, Satoko pour « Opus » et Kay pour « Akira ». Satoshi Kon le disait lui même, « Domu », l’un des mangas d’Otomo le plus proche de son univers, l’a fortement influencé. Cette histoire rassemble des thèmes qu’il exploitera tout au long de sa carrière : paranormal, polar et étude du comportement humain. Mais l’analogie va plus loin que les simples personnages. Les bâtiments, et surtout leurs scènes de destructions portent la marque d’Otomo. Il faut dire qu’a l’époque, Akira était ce qui se faisait de mieux dans le genre et il a influencé de nombreux auteurs aujourd’hui célèbres. Pourtant, Kon a son propre style, même s’il n’est pas encore totalement défini, on le reconnaît clairement dans l’attitude des chiens accompagnant Rin. Il se détache également dans les personnages réalistes, alors que ceux de fiction sont plus « typés Otomo ». Un peu comme si cette BD avait été réalisée à quatre mains alors qu’en fin de compte, seul Satoshi Kon s’est occupé des protagonistes.
Tout le talent de l’artiste, que ce soit, nativement ou graphiquement explose dans cet oeuvre. Sa maîtrise du passage de la fiction à la réalité avec cette mise en abîme abominablement contrôlé permet à Satoshi Kon de faire éclater son talent d’auteur à part entière. Il s’amuse à dessiner un dessinateur dessinant lui même une fiction. Et ce, près de vingt ans avant « Bakuman » et autres mangas mettant en scène des mangakas.
Si c’est Chikara qui contrôle Satoko et Rin, il est lui-même contrôlé par l’auteur d’« Opus ». Mais alors, qui contrôle Satoshi Kon ? Aujourd’hui, seul lui le sait, et quand on voit le talent et le génie créatif dont était doté cet homme, on ne peut que regretter qu’il soit parti si jeune. Ce prix posthume est amplement mérité et encore une fois, les journalistes de l’ACBD ont su faire preuve de discernement dans la profusion des mangas publiés chaque année.
Gwenaël JACQUET
« Opus » T1 par Satoshi Kon
Éditions IMHO (14 €) – ISBN : 978-2-915517-95-8
« Opus » T2 par Satoshi Kon
Éditions IMHO (14 €) – ISBN : 978-2-915517-96-5