« La Guerre des Amazones » : les prix de résistances…

Au IX^e siècle, le roi de Bohème Krok doit défendre son royaume face à l’envahisseur franc. Sa plus jeune fille, Libussa, est chargée d’incarner l’esprit de résistance, soutenue par des guerrières déterminées… Entre mythes séculaires, opéra épique et grande histoire de l’Europe centrale, Stéphane Piatzszek investit l’aventure et la fantasy pour narrer la destinée d’un peuple slave. Le dernier album de Guillermo González Escalada, dessinateur basque espagnol tragiquement disparu à 50 ans en juin 2021.

Une sombre guerre annoncée (planche 6, Soleil 2024).

Dans ce one shot publié par Soleil (collection Quadrants), le roi Krok se prépare à affronter le fils de Charlemagne, en marche pour envahir et christianiser son territoire. Les filles du roi, telles Libussa et sa sœur Téta (qui parle aux esprits), servent de guides aux femmes demeurées au château, dont la troublante Vlasta aux cheveux blancs. Dans la mythologie slave, Krok est un personnage légendaire de l’histoire de Bohême, évoqué pour la première fois dans la « Chronique » de l’ecclésiastique Cosmas de Prague, qui rédigea son œuvre au début du XII^e siècle. Mythique fondateur de la monarchie en Bohême, censé avoir été le premier législateur de ce royaume, Krok (mort en 709) fut également désigné comme le père de trois filles. La plus jeune, la princesse Libuše, prophétisa la fondation de Prague. Vlasta, ancienne compagne de Libuše, aurait voulut, après la mort de cette princesse, former en 735, un État où les femmes – qualifiées d’Amazones – domineraient sur les hommes…Pour refaire le lien avec la réalité historique, précisons que la figure de Krok fut probablement influencée par le personnage de Samo de Bohême : roi de 623 à sa mort, vers 658. Franc probablement né en Bourgogne ou dans le Hainaut belge, Samo devint chef d’escorte militaire, puis chef de guerre opposé aux pillards Avars en Pannonie : une ancienne région d’Europe centrale située entre Serbie, Bosnie, Croatie, Hongrie et Autriche actuelles. Reconnu comme prince, Samo a protégé des tribus unies pendant 35 ans, en vainquant notamment le roi franc Dagobert 1^er en 631.

Une nouvelle recrue (planche 11, Soleil 2024)

Dans le présent album, où la chronologie est à la fois bousculée et remise sur les rails, le récit débute en 805 de notre ère, alors que les armées de Karl menacent le vieux roi de Bohême. De son côté, la princesse Libussa pourchasse les trafiquants d’esclaves, commandés par un certain Samo, avant de se lier d’amour et d’amitié avec la farouche Vlasta. Le scénariste Stéphane Piatzszek, auteur de nombreuses séries aventureuses et historiques dont « La Cour des miracles » (2018-2021 ; dessin par Julien Maffre), « Les Maîtres des îles » (2019-2021 ; dessin par Gilles Mezzomo), « Une famille en guerre » (2019-2023 ; dessin par Espé) et « La Promesse de la Tortue » (2020-2033 ; dessin par TieKo) nous entraîne avec passion dans la geste tourmentée des fières Amazones : non les fières combattantes, a priori fictives et fantasmées, issues de la mythologie gréco-romaine (voir l’album dessiné par Christian Rossi en 2018), mais plutôt ces femmes-guerrières décrites selon les traditions du Haut Moyen Âge, aux confins des pays peuplés par les Scythes et les Sarmates, entre Ukraine et Allemagne actuelles. Le cheval étant inséparable des populations des steppes et de l’Europe centrale, on peut comprendre le caractère inconcevable, pour un Grec, de voir des femmes ayant le droit de chevaucher et guerroyer aux côtés des hommes : le mythe est probablement né de tels chocs civilisationnels, alimentés par des traditions diverses (ports des cheveux longs pour les hommes, d’habits masculins par les femmes). Bien des siècles plus tard, leur combat prend un nouvel aspect : celui de la résistance féministe à l’oppression des patriarcats, entre lutte des clans, volontés d’indépendances territoriales et quête du pouvoir autocratique. En 2006, la romancière et journaliste Joelle Wintrebert a repris l’ensemble de ces thématiques pour écrire « Les Amazones de Bohême » : ouvrage dans lequel, au VIII^e siècle, la princesse Libuse décède après avoir aboli l’esclavage et s’être entourée d’une garde féminine. Le destin du pays et de son peuple revient à la fière Wlasta, laquelle doit lutter contre le futur Charlemagne qui christianise les pays voisins, arme au poing. Une réécriture de la légende de la guerre des filles de Bohême qui participe à la fois de la genèse du féminisme et de l’apparition du nationalisme moderne (entre 1800 et 1848 en Europe centrale), montrant la corrélation de la construction nationale et de celle du genre à l’orée de la modernité.

Couverture pour « Les Amazones de Bohême » (Robert Laffont, 2006).

Croyances et guerres de religions (planche 36, Soleil 2024).

Nous le précisions en introduction : la gestation de cet album fut endeuillée par la disparition du dessinateur Guillermo González Escalada, décédé le 25 juin 2021 à l’âge de 50 ans. Il avait travaillé dans l’animation, avant d’illustrer en 2009 « L’Univers des nains » (par Laurent et Olivier Souillé ; éd. Daniel Maghen) et de dessiner en 2015 « Le Chevalier à la Licorne » (titre scénarisé par Stéphane Piatzszek, Quadrants), récit d’une bataille sanglante au Moyen Âge. Il dessine en 2021 « Petits Secrets & grandes histoires de corsaires » (scénario par Dani Fano) chez Petit à petit. On reconnaît dans « La Guerre des Amazones » son style graphique très personnel, dont les tonalités épiques et réalistes glissent vers la magie et la fantasy. Dureté et expressivité des visages, qualité du traitement numérique et cadrages étudiés confèrent aux planches une invitation au grand spectacle médiéval fantastique. À la suite du décès du dessinateur, les sept dernières pages de ce récit complet ont été réalisées par Inaki Holgado et Nicolas Bègue, « dans le plus grand respect du style original » précise l’éditeur.

Philippe TOMBLAINE

« La Guerre des Amazones » par Stéphane Piatzszek et Guillermo González Escalada

Éditions Soleil (15,50 €) – EAN : 978-2-302102774

Parution 31 janvier 2024

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